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Et pour vous Jacques Julliard, s’il n’y avait qu’une idée à retenir de 2014, ce serait laquelle ?
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Le décalage des représentants

Pour l'historien, journaliste et essayiste, l'année 2014 aura été marquée par l'écart grandissant entre la perception de la crise à l'échelle collective, et celle perçue par les citoyens, finalement assez préservés. Un symptôme qui révèle le décalage problématique entre langage public et langage privé.

Jacques Julliard

Jacques Julliard

Jacques Julliard est journaliste, essayiste, historien de formation et ancien responsable syndical. Il est éditorialiste à Marianne, et l'auteur de "La Gauche et le peuple" aux éditions Flammarion.

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Atlantico : Quelle idée retenez-vous de l’année 2014 ?

Jacques Julliard : Ce qui me frappe le plus, au-delà des évènements, c'est l'écart croissant entre les représentations collectives et individuelles. Prenons pour exemple la perception de la situation économique et sociale de la France : partout, on entend dire que nous sommes en crise, que la situation est difficile, et que le pouvoir d'achat a diminué. A cet égard les gémissements sont nombreux, notamment chez les restaurateurs et les hôteliers. Personne ne remet en cause le fait que la France traverse une période de crise économique et sociale grave.

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Mais dès que l’on se tourne vers les individus, ce sentiment que nous vivons un contexte de crise en vient à disparaître presque totalement. A une exception près, qui est d’importance : les chômeurs. Au nombre de 4 ou 5 millions, sinon plus, ils subissent la crise. Mais en même temps, les Français consacrent cette année 65 milliards d’euros aux cadeaux de Noël. Ce chiffre est tellement énorme qu’il est permis de le mettre en doute, mais il n’enlève rien à l’ampleur de la ruée sur les achats, que nous pouvons tous observer. Par ailleurs les salaires n’ont pas diminué chez nous, ils ont même augmenté un peu plus rapidement que l’inflation, qui est très faible, je vous l’accorde).  J’entends par là que le  sentiment de vivre une crise est beaucoup plus de l'ordre de la perception collective, qu’individuelle, car dans leur majorité, les Français ne la ressentent pas beaucoup. Cette crise est assez peu mentionnée dans la vie quotidienne.

Si mon analyse est exacte, cela signifie que le langage public et le langage privé ont beau porter sur les mêmes réalités, ils sont devenus deux choses totalement différentes. On est en train de passer dans la catégorie des pays du bloc de l'est ou il y avait une réalité officielle, et d’autre part la réalité vécue mise en avant par les romanciers et les sociologues. Nous sommes en trains d’assister à un phénomène assez semblable en France : ce qui est dit par les hommes politiques est comparable à une sorte de pellicule qui est posée par-dessus de la réalité. Cette parole politique n’est pas remise en cause sur le fond, mais ne joue pas un grand rôle dans la vie des gens. Ce qu'ils disent n'intéresse quasiment plus les Français.

Par exemple, l’ensemble de la classe politique se demande s’il ne faudrait pas changer les institutions, comme s’il s’agissait d’un remède à la crise, ce qui est tout à fait burlesque. Dans toutes les discussions entre citoyens portant sur la situation économique de la France, dans quelque cadre que ce soit, quelqu’un a-t-il déjà accusé les institutions d’être à l’origine de la crise ? C’est à mourir de rire, car c’est tout le contraire qui se dit entre les Français : là où les politiques jugent intolérables les pouvoir qui sont conférés au président de la République, les Français estiment que ce même Président n’utilise pas les pouvoirs dont il dispose. Les parlementaires voient une surpuissance qui les écrase, les Français, eux, voient une impuissance. Tout cela explique la schizophrénie dans laquelle vit la France depuis un an ou deux, qui se traduit par des excès de pessimisme chez les uns, et d’indifférentisme chez les autres.

Quelles conséquences en tirez-vous ?

J'en tire une : les organes du politique ne fonctionnent plus. Mais encore une fois, jamais personne au cours d’une conversation lambda sur la situation de la France n’est venu me dire que déclin du Parlement était quelque chose de grave et de préoccupant. Les citoyens se désintéressent de cette question, peut-être trop d’ailleurs, mais cela ne jour strictement aucun rôle dans leur vie et leur manière de penser.   

Quant aux sondages, ils nous rappellent tous les jours à quel point François Hollande est impopulaire. Ces temps-ci il se situe autour de 15 ou 16 %. Ce qu’on oublie, c’est que notre président jouit d’une plus grande popularité que les partis politiques. Bien après la police, les pompiers, les médecins, les professeurs, et même les maires qui jouissent encore d’une certaine popularité, enfin, arrivent les partis politiques. Il est particulièrement malsain que ces institutions qui ont du pouvoir soie aussi impopulaires. Lorsque les hommes politiques parlent de réformer la Constitution, ce qu’ils prônent, c’est plus ou moins un retour à la IVe République : plus de pouvoir pour le parlement, la capacité effective de reverser le gouvernement en place, etc. Or aux yeux des Français ce serait une véritable régression. Les conditions d’existence de la démocratie moderne, avec la multiplication des médias, l’ampleur d’internet et la capacité renforcée des individus à s’exprimer ne sont accompagnées d’aucune modification dans le mode de fonctionnement des trois principales institutions sur lesquelles a été fondée la démocratie en France, à savoir le suffrage universel, le Parlement et les partis politiques. Or depuis le XIXe siècle elles sont restées totalement figées. Le débat politique et la démocratie au quotidien sont absolument contournés.

J’en tire la conclusion que nous nous trouvons, non pas à la veille d’une révolution, mais face à un divorce si profond entre la France et ses institutions – et les hommes qui les représentent – que quelque chose va forcément se passer. Quoi ?  Je ne suis pas devin, mais les ingrédients sont là.

D’aucuns pourraient dire que la dénonciation d’un fossé entre représentants et citoyens relève du pur discours populiste. Que répondez-vous à cela ?

J’ignore si cela est populiste, ce que je sais en revanche, c’est ce que c’est une réalité. Les Français se désintéressent du pouvoir politique, ils n’accordent une importance très relative au discours des politiques car ils sont persuadés que ces derniers sont toujours menteurs. L’antiparlementarisme a toujours existé en France, aussi bien à gauche qu’à droite, mais il n’avait jamais pris la forme de l’indifférence à l’égard d’une institution en elle-même.

Vous dites qu’une majorité de Français, dans leur vie quotidienne, ne perçoivent pas la crise, mais cela n’empêche pas pour autant que la crise est bien réelle. Ce que vous dites ne revient-il pas à minimiser la gravité de la situation, et notamment celle des chômeurs ?

Il est vrai que la principale appréhension des Français porte sur le chômage. Ils ont bien conscience que la situation est compliquée, mais il ne s’agit pas non plus d’une crise. Une crise, c’est brutal et ponctuel, ça ne dure pas 8 ou dix ans. Nous sommes en 2014 et nous parlons de crise depuis 2008, en oubliant que certains pays s’en sont déjà sortis. Pour l’instant nous observons une crise de la puissance française, mais nous n’en avons pas encore pâti, car nous nous en sortons encore à coup de déficit et d’emprunts. Un jour il faudra bien payer le prix de cette situation, et alors nous entrerons en crise, comme l’ont fait la Grèce, l’Espagne ou le Portugal. La crise ne correspond pas encore à une réalité sur le terrain français.

Que doivent faire les politiques ?

Ce n’est pas le discours des politiques qui est à changer, mais la pratique. Ils doivent s’habituer à l’idée selon laquelle sous leur forme actuelle, sil sont appelés à disparaître. Les partis politiques tels que nous les connaissons, qui sont pourtant défendus par la Constitution, sont appelés à disparaitre car leur utilité n’apparaît plus clairement. La politique ne peut plus être une profession comme elle l’est aujourd’hui. C’est en mettant fin au renouvellement des mandats que les Français se sentiront un peu plus maîtres de leur destin. Et surtout, il faut arrêter de "recaser" les gens à tout bout de champ. Si la politique n’est plus un métier, ce problème ne se posera plus. Max Weber avait entrevu que la professionnalisation de la politique constituait un obstacle à la démocratie : c’est ce que nous vivons aujourd’hui.

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