Peurs en série : djihad, camionnettes folles, Ebola, hackers... ce qu'il est encore possible de faire pour éviter la pétrification du pays<!-- --> | Atlantico.fr
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Tout événement brutal se transforme en angoisse collective sous l'effet de l'immense caisse de résonance que sont les médias.
Tout événement brutal se transforme en angoisse collective sous l'effet de l'immense caisse de résonance que sont les médias.
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Psychose

Nous n'avons jamais été autant en sécurité. Pourtant, nous sommes dépourvus face à une accumulation d'événements traumatisants. Un bref retour historique sur les peurs collectives ancestrales nous enseigne qu'il faut savoir raison garder.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Antoine Pelissolo

Antoine Pelissolo

Psychiatre et chef de service au CHU Henri-Mondor à Créteil, spécialiste des troubles anxieux, des phobies et des TOC. Auteur notamment du livre "Les phobies : faut-il en avoir peur ?" (le Cavalier Bleu) et du blog "mediKpsy"

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Robert Muchembled

Robert Muchembled

Professeur émérite d'histoire à l'Université Paris 13, il est l'auteur d'une "Histoire de la violence de la fin du Moyen-Age à nos jours", Paris, Seuil, 2008, rééd. 2014.

 

 

 
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Atlantico : Après les récents drames de Joué-lès-Tours, Dijon et Nantes, le Premier ministre Manuel Valls a déclaré : "Nous ne pouvons pas offrir la victoire de la peur à ceux qui fragilisent notre société". Au regard de l’histoire, peut-on dire que nous évoluons dans une période plus dangereuse que par le passé ?

Robert Muchembled : Non, si la menace terroriste continue à être bien contenue par les sociétés démocratiques et n’aboutit pas à la prolifération d’attentats à l’aide d’armes "sales" ou nucléaires. Les dangers réels ont puissamment décliné en Europe depuis le Moyen-Âge. Un Parisien d’aujourd’hui a cent fois moins de chances qu’au XIIIe siècle d’être victime d’un homicide (et 6 fois moins qu’un habitant de Détroit, aux USA), alors que de tels chiffres ont peu changé dans certains pays d’Amérique du Sud. L’Occident est de fait l’ensemble le plus sécurisé sur le globe, sans guerre ouverte interne depuis le milieu du siècle dernier, si bien que les plus grands dangers statistiques contre les personnes sont les accidents de la route.

Cependant, le sentiment d’insécurité est paradoxalement très aigu de nos jours. Il est lié à une peur irraisonnée, décuplée par l’information immédiate livrée par les médias modernes : tout événement brutal se transforme en angoisse obsédante sous l’effet de cette immense caisse de résonance.Et l’inacceptable malheur, autrefois limité à une ville ou une collectivité, devient instantanément l’affaire intime de chacun. Car notre culture hédoniste et individualiste, très éloignée de la résignation des sociétés anciennes face à la mort ou la souffrance des autres, pousse chaque individu à se sentir personnellement visé par l’événement traumatisant exceptionnel qui a fait irruption. Aussi faut-il se défier de ceux qui jouent idéologiquement sur ce registre pour exacerber et exploiter les poussées de sentiment d’insécurité collectif.

Dans quelle mesure peut-on dire que certains dangers et peurs actuels n’existaient pas auparavant ? Quelles sont ainsi les craintes typiquement contemporaines ?

Antoine Pelissolo : Aucune de ces peurs n'est vraiment nouvelle, car la violence inter-humaine et les maladies mortelles ont toujours existé. Les peurs réellement nouvelles sont liées aux moyens de transports modernes (avion, voiture) et à certains aspects technologiques (hypersensibilité électromagnétique) qui n'existaient pas auparavant, mais concernent en réalité assez peu de personnes. Des inquiétudes fortes apparaissent quand un danger est mal identifiable, par manque d'information ou de recul : quel est le mode de contamination de telle infection ? quels sont les pays dangereux ? à quoi peut ressembler un terroriste qui vit parmi nous ? Au fond, cette inquiétude est assez légitime et permet de s'adapter au mieux face à un danger potentiel. Les aspects irrationnels de la peur sont ceux qui ne s'appuient que sur l'imaginaire et des erreurs de jugement. La plus fréquente est la panique collective : la peur vient là non pas du danger perçu mais de la peur présente chez les autres. "Si tout le monde se protège, c'est qu'il y a un problème !". Ces phénomènes de groupe sont bien sûr fortement amplifiés et accélérés par les médias et les réseaux sociaux.

Candidats au djihad, déséquilibrés qui s'en prennent à des passants comme à Dijon ou Nantes, virus Ebola, hackers... les récents événements de l'actualité mettent en avant des peurs contemporaines diverses. Sous quelles conditions peut-on tenter de désamorcer ces peurs ?

Antoine Pelissolo : L'essentiel est naturellement une bonne information sur la réalité des menaces et les moyens de s'en protéger. Il faut surtout favoriser la cohésion du groupe en montrant que la "force publique" est efficace et qu'il faut miser plus sur la solidarité que sur des réactions individuelles, surtout dans les affaires de terrorisme.

Eric Deschavanne : La peur est avec l'indignation l'un des principaux moteurs de l'infospectacle. La concurrence et l'omniprésence des médias sont telles que chaque évènement dramatique se produisant quelque part dans le monde ou a fortiori en France donne lieu à une surexploitation médiatique qui alimente les peurs. Qu'est-ce qui est susceptible de désamorcer ces peurs ? Trois choses me semble-t-il : en premier lieu, le maelström médiatique lui-même : un clou chasse l'autre, une peur chasse l'autre, si bien que le mal se soigne par le mal. Ensuite la responsabilité politique, qui consisterait à résister à l'exploitation démagogique des peurs. Le conditionnel s'impose : nos politiques en sont-ils encore capables ? On est en droit d'en douter : rappelons qu'ils ont, il y a peu, inscrit le principe de précaution dans la Constitution, érigeant ainsi la peur en pilier de la République. Le sens critique et le sang-froid des citoyens enfin, ainsi que - pourquoi pas - le courage, qui était naguère considéré comme une vertu...

Comment peut-on réinjecter de la confiance dans une société fragilisée par certaines peurs ?

Eric Deschavanne : Les peurs associées à tel ou tel évènement placé sous le projecteur des médias sont sans doute secondaires au regard de la montée de l'insécurité existentielle et identitaire liée entre autres causes à l'accélération de l'histoire, à la démultiplication des effets de la "destruction créatrice" résultant à la fois des progrès technologiques et de la mondialisation des marchés, aux transformations de la chaîne alimentaire, de l'environnement social et culturel, etc. Les individus contemporains ne sont plus adossés à des traditions fortes et ils font face à un avenir incertain et imprévisible. La question de la "confiance" est désormais au coeur du lien social, économique et politique. Elle n'est pas quelque chose de donné ou d'acquis, mais elle doit être construite et faire l'objet d'un entretien permanent. Plus que jamais, nous avons besoin d'éducation et d'institutions. D'éducation, parce que la compréhension du monde et la maîtrise de l'information sont des remparts contre la paranoïa. D'institutions, parce que chacun est confronté, quel que soit son niveau d'éducation, à un milliard de choses qui le dépasse : nous avons donc besoin d'entreprises et d'institutions qui soient expertes en leur domaine, rigoureuses et fiables dans l'exercice de leurs activités, mais aussi efficaces dans leur communication. Dans la société du risque, des peurs et de l'insécurité, le niveau d'exigence à l'égard des entreprises et des institutions publiques ne cesse de croître, car elles sont les garants de notre confiance.

D’un point de vue historique, sur quels principaux sujets ont porté les peurs collectives depuis le Moyen-Âge ?

Robert Muchembled : De très nombreux sujets, souvent cruellement réels, parfois purement obsessionnels. Le dénominateur commun est celui de la mort anormale, en particulier par maladie : lèpre, peste, syphilis (nul n’y échappait : François Ier, Louis XV y ont succombé…), maux de toute nature, produisaient de grandes hécatombes et de profondes angoisses avant les découvertes de Pasteur. La mort des bébés, très fréquente (comme celle des enfants : 50% d’entre eux n’atteignaient pas 20 ans sous l’Ancien Régime), paraissait si injuste que de très populaires "sanctuaires à répit" consacrés à la Vierge étaient censés rendre la vie à un petit mort-né, le temps qu’il puisse être baptisé, donc sauvé, avant de se rendormir pour toujours.

Parmi d’innombrables dangers, dans un passé parfois proche qui n’avait pas grand chose de meilleur que notre temps, figurent le feu, terriblement destructeur dans les villes, les soldats, amis ou ennemis, les militants religieux extrémistes (notamment durant les guerres de Religion), les Turcs, les pirates barbaresques causant une constante insécurité sur le pourtour de la Méditerranée durant tout l’Ancien Régime, les brigands. La police parisienne rapporte au XVIIIe siècle les méfaits de bandes sanguinaires dont les membres cassent la tête des passants attardés pour les dépouiller. Au début du XXe siècle, les bons bourgeois de la capitale redoutent extrêmement les redoutables "Apaches" prêts à les égorger dans la rue, même s’il s’agit alors en bonne partie d’un mythe cristallisant l’angoisse des possédants face aux classes laborieuses "dangereuses".

Un autre mythe des plus angoissants, celui du diable, permet de comprendre que le sentiment de peur n’est pas obligatoirement lié à des réalités mais peut conduire à de grandes  paniques purificatrices s’il est exploité dans une logique sécuritaire. Façonnée surtout à partir du XVIe siècle par des diffuseurs du "christianisme de la peur", afin d’amener le fidèle à se détourner totalement de Satan, son image terrifiante a conduit à identifier une secte démoniaque (imaginaire) et à brûler plusieurs dizaines de milliers de ses membres, comme prétendus sorciers et sorcières, dans toute l’Europe, avec un paroxysme de 1560 à 1680.

Quelles ont été les principales évolutions  au cours des siècles ? Comment expliquer ces changements ?

Robert Muchembled : Pour aller vite, la principale évolution me semble avoir été la constitution d’une sorte de "sécurité sociale" européenne contre la peur. Elle existe aussi aux Etats-Unis, de manière plus imparfaite.

Autrefois, le sentiment de sécurité dépendait surtout de la capacité du sujet à se protéger, ainsi que ses biens et ses proches, avec des armes, en s’entourant de fidèles pour juguler les menaces et en prouvant sa puissance. Tel est encore le cas pour les gens riches  barricadés dans des quartiers réservés, gardés par des mercenaires armés jusqu’aux dents, en Amérique du Sud.

L’évolution "occidentale" a consisté en une sécularisation multiforme du lien social. Les États y ont joué un rôle essentiel, en confisquant, dès le XVIIe siècle, le monopole de la sécurité des personnes, au détriment des Églises établies qui l’exerçaient seules auparavant. Ils ont imposé un échange fondamental aux sujets : abandonner leur droit de tuer pour se défendre en contrepartie d’une meilleure sécurité, assurée par la police et la justice. Ce qui a permis de désarmer les Français (sauf les nobles, les soldats et les gardiens de l’ordre) dès le règne de Louis XIII. La violence homicide a de ce fait baissé spectaculairement jusqu’à son étiage au début du XXe siècle. Mis hors la loi, le duel entre nobles, n’a cependant cédé que très lentement du terrain.

La monopolisation de la violence légitime par l’État a aussi été conduite en profondeur par un lent contrôle accentué de la jeunesse masculine, qui a moralement intégré, sauf rares exceptions, le tabou du sang et celui du port d’armes dans une société qui n’avait jamais été aussi pacifiée. Les progrès médicaux faisant en même temps reculer les hantises liées aux maladies, et la guerre devenant un reliquat sur la majeure partie du continent après 1945, ont en outre permis une vive croissance de l’espérance de vie et une sécurisation maximale des personnes.

Toutes choses qui n’empêchent pas l’exacerbation d’un sentiment d’insécurité, car la moindre rupture est perçue comme intolérable par ceux qui ont délégué leur sécurité à des représentants. La conjoncture instable des dernières décennies, la montée des intolérances et la crainte croissante du terrorisme ne peuvent que perturber davantage les esprits, poussant certains à une dérive sécuritaire. Il n’est pourtant pas avéré que la situation actuelle soit vraiment aussi grave que lors des attentats anarchistes de 1892-1893, par exemple.

Guerres mondiales, Guerre froide ou encore attentats terroristes attribués au GIA au milieu des années 1990... Notre histoire contemporaine est marquée par de nombreux faits anxiogènes. Comment ont réagi les Français lors de ces événements ?

Robert Muchembled : Depuis le XIXe siècle, la France a une longue habitude de faire face au terrorisme. Celui-ci n’a d’ailleurs guère cessé de se manifester depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale : des centaines d’attentats et de sabotages ont été perpétrés. Beaucoup n’ont pas  marqué la mémoire collective, à la différence de l’action contre le général de Gaulle ou de l’assassinat du préfet Érignac en Corse en 1998. Dans la droite ligne du pacte de sécurité déjà évoqué, l’État s’est doté d’une efficace législation antiterroriste à partir de 1986, avec un service central de lutte spécialisé, un pôle spécifique composé de huit juges d’instruction parisiens, des groupes d’intervention policière spécialisés (GIGN…), une solide coopération internationale, des plans de vigilance (Vigipirate depuis 1981).

L’attitude précise de l’opinion publique à ce sujet n’est pas très bien connue. Il semble que le contrat traditionnel avec l’État soit toujours respecté par la majorité des citoyens, comme le montre leur réaction lors de la récente intervention française au Mali, présentée comme une "guerre contre le terrorisme" : l’action a recueilli dans la foulée un large soutien. Les sondés se sont pourtant dits très conscients du fait que cela allait augmenter la menace terroriste sur le sol national. Il n’y a là nulle contradiction. Les citoyens sont conscients des efforts de l’État français pour assurer le maximum de sécurité dans un monde dangereux et continuent à accepter de déléguer leurs droits en la matière, tout en sachant que certains d’entre eux peuvent devenir des victimes collatérales.

L’idéologie sécuritaire n’a pourtant pas disparu. Elle refait régulièrement surface, au gré de situations politiques favorables, pour tenter d’imposer à nouveau la loi de la vengeance, œil pour œil, dent pour dent. Je trouve bon qu’elle ne fasse pas réellement recette et que le transfert aux autorités du monopole de la violence légitime, tempéré par une constante vigilance démocratique dans un domaine éminemment sensible, continue à être le bouclier de la République en même temps que celui des citoyens.  

Notre société actuelle a-t-elle davantage peur aujourd'hui que lors de deux événements marquants du XXe siècle, à savoir la Guerre froide et les attentats de 1995 en France ? Quelles sont les différences et les similitudes à ce sujet ?

Antoine Pelissolo : Difficile de faire des estimations, surtout rétrospectives. Les gens (et donc la société dans son ensemble) ont peur quand ils sentent une menace précise sur leur "territoire", et ainsi pour eux-mêmes. Les attentats de 1995, par exemple, étaient vraiment vécus sur le mode individuel (ça peut m'arriver à moi, je dois éviter certains endroits ou transports), alors que la Guerre froide était un concept plus virtuel qui n'était pas associé à une menace immédiate et localisée.

Actuellement, des attentats répétés (comme lors du 11 septembre) pourraient créer ce sentiment de peur de proximité. De même, des quartiers ou des villes entières sont parfois terrorisés par l'existence d'un meurtrier en série non identifié. Le fonctionnement est identique concernant les épidémies : pas de grande frayeur quand ça se passe ailleurs, alors que le moindre cas possible sur le territoire (Ebola, grippe aviaire, etc.) peut créer une peur collective, même si le risque individuel est en fait très faible

La société actuelle est très connectée et les médias sont présents dans notre vie quotidienne. Quel impact cela-a-t-il sur la peur et la diffusion de ce sentiment, aussi bien positivement que négativement ? Par quels autres moyens se diffuse-t-il ?

Antoine Pelissolo : L'aspect positif est que la multiplicité des médias assure une certaine "transparence" de l'information; il peut donc être rassurant de savoir qu'on ne nous cache rien, et que tous les dangers sont identifiés. Rien de pire en effet que les rumeurs portant sur des événements dramatiques qui se passeraient à notre insu, et qu'on nous cacherait "pour ne pas nous affoler". A l'inverse, cet afflux d'information souvent "brute" ne permet pas toujours un décryptage adéquat, et peut aggraver certaines peurs car les médias privilégient les messages forts et donc souvent les plus inquiétants. Au total, il est difficile de dire si les bienfaits de l'hyper-information supplantent leurs effets secondaires, mais tout ceci justifie une certaine pédagogie, encore largement insuffisante.

Nous nous trouvons dans une société où l’individu bénéficie de protections plus nombreuses que par le passé. Comment, dès lors, expliquer les sentiments de panique vécus lors de certains événements ?

Antoine Pelissolo : La plupart des peurs actuelles portent sur des violences pouvant toucher physiquement les individus dans leur corps et dans leur vie. Notre société n'a pas connu la guerre sur son territoire depuis plus de 60 ans, et c'est la première fois dans l'histoire que plusieurs générations sont à l'abri de conflits les concernant directement. Par ailleurs, malgré la médiatisation des phénomènes de délinquance qui touchent surtout certaines populations en fait assez limitées, l'Etat de droit protège finalement assez bien les citoyens contre les violences physiques. Au total, cela conduit à un sentiment de sécurité naturelle, qui peut faire oublier que des dangers vitaux (guerres, maladies, catastrophes, etc.) ont toujours menacé les hommes. Tout événement brutal et imprévu nous rappelant ces réalités peut créer un sentiment de vulnérabilité extrême, excessif par rapport aux risques réels, par manque de familiarité avec le danger.

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