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Toiles de maitre : Vélasquez, le baroque, la famille et les oeufs
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Bonnes feuilles

Yoram Leker, avocat de profession, revient avec humour et dérision sur les plus grandes toiles de maitre. Aujourd'hui, Vélasquez, maitre de la peinture universelle, et son rapport surprenant à la nourriture. Extrait de "Fuyez le guide" de Yoram Leker aux Editions Les Belles Lettres (1/2).

Yoram Leker

Yoram Leker

Spécialiste en droit de la propriété intellectuelle et assistant à la cour pénale internationale, Yoram Leker est avocat au barreau de Paris.

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Velasquez fut soumis dans son enfance à un régime excessivement riche en œufs, rude épreuve qui trouva son exutoire dans cette œuvre, premier succès en même temps que véritable cri d’émancipation du jeune maître. À sa vue, sa mère, meurtrie, se serait écriée : « Jamais je n’aurais fait frire tes œufs dans une cassolette ! »

Sa relation avec son fils aîné en fut sensiblement affectée, jusqu’à la Scène de cuisine exécutée aux alentours de 1620, dans laquelle le peintre revint à l’usage de la poêle à frire, premier pas d’une longue entreprise de réconciliation.

Mais bien au-delà de son effet cathartique et du règlement de compte familial qui s’ensuivit, ce tableau aura marqué les esprits comme la préfiguration d’un genre alternatif, courant qui fut tué dans l’œuf par la toute puissante Contre-Réforme, qui imposa l’école baroque.

Il faut dire que Diego Rodriguez De Silva y Velasquez n’y est pas allé avec le dos de la cuillère et que sa Vieille femme faisant frire des œufs renferme des ingrédients notoirement indigestes pour l’Église de son temps.

Tout d’abord le blanc d’œuf, et plus encore, la focalisation sur ses différents états, furent perçus comme une parodie grossière de la doctrine de la transsubstantiation1, récemment réaffirmée par le concile de Trente.

Il y a ensuite le melon d’hiver ficelé et incliné, tenu par l’enfant à distance de la cassolette en terre cuite, circulaire et insolemment statique sur son réchaud. Il fallait être aveugle pour ne pas y voir un appui outrageux à la théorie de l’héliocentrisme défendue par Galilée, et sèchement censurée deux ans plus tôt par le Saint-Office.

Que dire enfin du regard inerte des deux protagonistes, si ce n’est qu’il jette le doute, à tout le moins, sur le dogme de l’immortalité des âmes ?

Au pape Innocent X, dont il réalisera le portrait en 1650, Velasquez jurera qu’il ne faut voir dans sa Vieille faisant frire des œufs qu’une œuvre culinaire et, pour preuve de sa bonne foi, il ira jusqu’à offrir de l’amender, en ajoutant une tranche de bacon dans la cassolette. Il mourra dix ans plus tard sans jamais honorer cette promesse, mais, par un clin d’œil de l’Histoire, c’est Francis Bacon lui-même qui reprendra le portrait du pape Innocent X, qu’il figurera assis, bouche ouverte, sur un Saint-Siège transformé en chaise électrique.

Cependant, ne voir dans la Vieille femme faisant frire des œufs qu’un simple pamphlet politique serait une approche réductrice du tableau, car Velasquez signe par ailleurs ici un authentique thriller avant l’heure.

Il règne dans cette sombre cuisine une ambiance pesante, qui n’est pas sans évoquer Hansel et Gretel, voire Le Petit Chaperon rouge. Il sera relevé à ce propos que ni Charles Perrault, ni les frères Grimm, ne consacreront en fin de conte la moindre épigraphe en hommage au grand maître baroque.

Mais laissons de côté ces considérations fielleuses pour entrer véritablement dans le vif du sujet.

Une vieille femme à l’aspect particulièrement peu engageant, est en train de frire deux œufs, sous le regard éteint et jauni d’un garçon d’une douzaine d’années.

L’on devine que l’enfant, apparemment résigné, est le destinataire du repas qui mijote dans un bain d’huile, narguant les règles diététiques les plus élémentaires.

De plus, la vieille, qui semble avoir perdu tout sens des proportions, intime au malheureux gamin l’ordre de verser un supplément d’huile depuis la carafe qu’il tient à sa disposition. Car la bougresse, qui ignore manifestement les conséquences désastreuses de tels abus sur le foie d’un jeune hépatique, s’apprête à frire un troisième œuf, qu’elle tient, résolument, dans sa main gauche.

Velasquez, impitoyable, ne laisse place à aucune équivoque. L’assiette vide au premier plan souligne, au besoin, que chez ces gens-là, on ne gâche pas la nourriture. Le petit garçon devra tout ingurgiter, y compris l’oignon et les piments à portée de la vieille et déjà sur le point de relever l’indigeste friture, et l’on tremble à la seule idée des brûlures d’estomac qui, dans quelques minutes, tenailleront notre innocent convive.

Consterné par cet enchaînement implacable, notre regard se perd maintenant sur quelques détails. Il y a tout d’abord ce châle dégoûtant dont la vieille a fait un torchon à l’aide duquel elle vient sans doute d’essuyer la vaisselle. Et puis ses mains, comme ses ongles, sont d’une couleur douteuse. Pour noircir encore le tableau, une fine pellicule blanchâtre flotte à la surface de la carafe d’huile laissant supposer, dans le meilleur des cas, qu’elle a ranci.

Nul besoin d’avoir soutenu une thèse en hygiène médicale pour émettre quelques réserves, à tout le moins, au sujet de l’espérance de vie du malheureux gamin. Pourcelui qui possède des informations sur la pharmacopée et les pratiques médicales en 1618, c’est la question même de sa survie à court terme qui fait débat.

C’est à ce moment précis, où tout espoir semble perdu, que nous saute aux yeux un objet central du tableau auquel on n’avait pas suffisamment prêté attention. Bien sûr que l’on avait remarqué le grand couteau de cuisine en travers de l’assiette blafarde, mais ce fut pour le remiser aussitôt dans le tiroir des ustensiles inutiles, en compagnie de la cuillère de bois, du mortier et du pilon de cuivre. Mais à présent que l’on recherche désespérément une issue au piège fatal qui se referme sur la victime, le fameux couteau nous apparaît soudain sous un autre jour, avec son ombre menaçante et sa lame aiguisée. En scrutant à nouveau le regard du garçon, l’on se prend même à y déceler un certain trouble, au point d’en conclure que c’est précisément de cet instrument providentiel qu’il détourne les yeux.

Sans doute l’aspiration inavouable qui lui a effleuré l’esprit est-elle déjà en train de tracer son chemin dans le nôtre, ouvrant ainsi à nouveau le champ des possibles. Et c’est là tout le génie du grand Velasquez qui opère, laissant son spectateur dans l’état réconfortant d’indétermination auquel il aspire car, comme le disait justement Nietzsche, « ce n’est pas le doute mais la certitude qui rend fou ».

Extrait de "Fuyez le guide" de Yoram Leker, aux Éditions Les Belles Lettres, 2014. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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