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Au cœur d'un procès pour meurtre : la valse des témoins
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Bonnes feuilles

La "star" d'un procès pour meurtre n'est pas seulement l'accusé. Les témoins se succèdent à la barre, pour parfois la confondre avec un podium. Extrait de "72h", de Philippe Bilger, publié aux éditions Lajouanie (2/2).

Philippe Bilger

Philippe Bilger

Philippe Bilger est président de l'Institut de la parole. Il a exercé pendant plus de vingt ans la fonction d'avocat général à la Cour d'assises de Paris, et est aujourd'hui magistrat honoraire. Il a été amené à requérir dans des grandes affaires qui ont défrayé la chronique judiciaire et politique (Le Pen, Duverger-Pétain, René Bousquet, Bob Denard, le gang des Barbares, Hélène Castel, etc.), mais aussi dans les grands scandales financiers des années 1990 (affaire Carrefour du développement, Pasqua). Il est l'auteur de La France en miettes (éditions Fayard), Ordre et Désordre (éditions Le Passeur, 2015). En 2017, il a publié La parole, rien qu'elle et Moi, Emmanuel Macron, je me dis que..., tous les deux aux Editions Le Cerf.

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Pierre Brouzy est le dernier témoin de la matinée. Alors que la présidente sent la fatigue la gagner et les facultés d’attention des jurés s’amoindrir, on ne peut rêver audition plus roborative. En quelques secondes, on apprend que Brouzy est présentateur sur une chaîne à succès, qu’il va bientôt animer une émission en première partie de soirée – il dit en prime-time – et que, dans les sondages, il est le chouchou des téléspectateurs. Tout cela est débité sur un ton tonitruant et satisfait qui n’appelle aucune contradiction. Habillé comme un gandin, avec des couleurs criardes comme si un cirque était venu se marier au judiciaire, il se pavane, persuadé qu’on n’attend que sa parole pour tout comprendre. Certain que la représentation va lui être consacrée, il se délecte par avance des questions qu’on lui posera et dont il ne fera qu’une bouchée ; il est ravi de la curiosité admirative qu’il croit déceler dans les yeux des jurés féminins ; plein de lui-même, à son corps défendant, il donne une parfaite image du vide médiatique. L’écoutant, la présidente lui trouve un air de ressemblance avec l’expert Belay. Elle préfère ne pas se tourner vers Juliette, de peur d’être entraînée dans un rire de connivence qui ferait mauvais effet. Elle se demande si le témoin va faire durer longtemps son discours de pure gloriole. En tout cas, pour l’instant, il est impossible d’en arrêter le cours.

– ... ma future émission de télévision. J’ai rencontré encore hier le président de la chaîne qui m’a assuré de sa confiance. Je suis en train de constituer mon équipe, je cherche les meilleurs. Alors, vous comprenez, tout ce que vous me demandez est loin de mon esprit. J’allais dans ces soirées, j’y étais souvent invité par Madeleine Curtet, cette chère  Madeleine, et par Clieu qui avait besoin de moi, je le savais parfaitement. Compte tenu de ma position, je suis forcément très sollicité. Un mot de moi dans le journal télévisé, et une réputation est faite... ou défaite. J’ai pris l’habitude d’être très courtisé, mais attention, sur moi aucune pression n’a d’effet, je suis absolument incorruptible. Ces soirées étaient délicieuses. Tellement de jolies filles, de belles femmes. On buvait, on fumait, on parlait, tout le monde était heureux. Sauf lui. Pauvre Marie. Je ne comprends pas ce qu’elle pouvait bien lui trouver, il manquait totalement de classe. Si j’avais su, je serais intervenu. Marie avait un faible pour moi mais je ne pouvais pas prévoir. Mon émission de télévision, en janvier prochain...

– Tout cela est passionnant, monsieur Brouzy, mais restons-en, si vous le voulez bien, à notre sujet.

La présidente perd patience et juge nécessaire d’interrompre des propos qui allaient à nouveau tourner en un éloge appuyé du témoin par lui-même. Des jurés bâillent ostensiblement, à cause de la fringale sans doute. Madeleine Dubois formule une question qui, elle l’espère sans y croire, va inciter Brouzy à plus de concision.

– Dans ces soirées, avez-vous aussi rencontré monsieur Praraud ?

– Bien sûr. Lui aussi a eu besoin de moi. Vous savez qu’il est le leader centriste et que d’aucuns lui prêtent un grand avenir, ministre, peut-être même Premier ministre. Je le connais depuis longtemps. C’est un ami.

– Mais enfin, que faisaient ensemble tous ces gens qui n’avaient rien de commun et qui buvaient, se droguaient et partouzaient ?

– Pas si vite, madame le Président. Ce n’était tout de même pas Sodome et Gomorrhe ! Vous savez, fumer aujourd’hui, tout le monde le fait. C’est banal.

– Et la cocaïne ?

– Qu’est-ce que vous voulez ? Nous sommes des artistes.

– La police n’est jamais intervenue ?

– Avec les personnes qui étaient présentes et les relations de Madeleine Curtet ! Elle et Praraud avaient le ministre de l’Intérieur dans leur manche. Moi je n’ai rien à voir dans tout cela. L’accusé, ce n’est pas moi. Je suis venu parce qu’on me l’a demandé.

– Je sais bien que l’accusé, ce n’est pas vous. Justement, qu’avez-vous à nous dire sur les faits ?

– L’accusé était détestable avec Marie. Je les ai vus se disputer à plusieurs reprises. Il était jaloux pour des riens.

– La nuit en question, vous les avez entendus se disputer ?

– Je ne les suivais pas à la trace. On m’a parlé d’une altercation qui les aurait opposés sur la terrasse.

– Vous connaissiez bien Marie. Avez-vous remarqué chez elle un penchant au suicide ? Avez-vous jamais été inquiet pour elle à ce sujet ?

– Jamais de la vie. C’était le contraire d’une suicidaire.

L’accusé l’étouffait, mais elle n’était pas une fille à se laisser faire. D’où les disputes.

– Des hommes lui tournaient-ils autour ? Avait-elle d’autres amoureux ?

– Pas vraiment, mais comme elle avait beaucoup de charme et qu’elle ne détestait pas plaire, je ne peux pas exclure que tel ou tel ait pu se laisser prendre au jeu.

– Qui, par exemple ?

– Je ne sais vraiment pas. Voulez-vous me faire dire que quelqu’un d’autre aurait pu la jeter dans le vide ?

– Je ne veux rien vous faire dire. Merci, monsieur. Pour ma part, j’en ai terminé.

Pour une fois, Bernard, l’autre assesseur, manifeste le désir d’intervenir.

– Vous saviez que vous violiez la loi en vous droguant. Pourquoi l’avez-vous fait ?

– Je répète que je ne suis pas l’accusé. C’est devenu tellement banal que ça ne me posait aucun problème. Et puis, dans mon milieu, c’est tellement bien porté ! Si je peux me permettre, c’est celui qui ne se drogue pas qui est montré du doigt.

Bernard est furieux, mais heureusement, le dialogue s’arrête là. Le jury n’en peut plus et l’avocat général s’impatiente au point de se contenter d’un geste de dénégation quand la présidente lui propose de prendre la parole. Maître Gras, auquel son client a glissé un mot lors de la déclaration ridicule de Brouzy, demande à celui-ci, en espérant le faire sortir de ses gonds :

– Vous-même, vous n’avez jamais eu la moindre visée amoureuse sur Marie ? Pour compléter ma question, je n’arrive pas à comprendre, en dépit de vos explications, ce qu’un homme aussi connu que vous allait faire dans ces réunions qu’on peut sans abus de langage qualifier de douteuses.

Brouzy ne devine pas la volonté de provocation et s’échauffe dans la seconde.

– Votre client y participait bien, lui.

– Laissez-moi m’occuper de mon client et répondez, je vous prie, à la question.

– J’ai déjà dit que je connaissais Clieu et Praraud et que ma notoriété...

– J’ai saisi, si vous n’avez rien à dire de plus.

Brouzy, blessé en plein vol vaniteux, ouvre la bouche comme pour chercher de l’air puis se tait, prenant l’air outragé qui convient. La présidente, qui se reproche de prendre plaisir à sa déconvenue, l’invite à se retirer. Ce qu’il fait, avec l’expression d’un lourd contentieux.

– L’audience est suspendue, elle reprendra à quinze heures.

La présidente aurait voulu réduire la pause à une heure, mais il lui a semblé plus convenable de fixer une durée d’une heure et demie.

Cela s’est fait naturellement. Guillaume et Pauline, dans le couloir menant vers la sortie du Palais de Justice, marchent côte à côte et décident de déjeuner ensemble. Raymond est attendu par son épouse devant le Palais et la présidente lui a vivement recommandé la plus extrême ponctualité.

Françoise – quatrième jurée – espère qu’elle pourra profiter de sa solitude pour vite avaler quelque chose et se rendre ensuite dans une ou deux librairies. Elle est passionnée par les livres, non pas par les belles reliures mais par le contenu excitant des histoires et le dépaysement fabuleux qu’opère la littérature. Manque de chance, elle est rejointe par Anne, troisième jurée, Roger et Philippe, cinquième et septième jurés, et, le comble, par Nathalie, qui est jurée supplémentaire et qui ne cesse pas de s’en plaindre, comme si les autres en étaient responsables. Ses récriminations sont lassantes. Mathilde, sixième jurée, et Lionel, le neuvième, déambulant au hasard, se croisent et se disent qu’ils pourraient déjeuner ensemble. Dans le petit restaurant où ils s’installent, ils voient Farida, l’autre jurée supplémentaire, et le repas va les réunir. En tous ces lieux où le jury, éclaté en quatre groupes, va s’abandonner à une convivialité reposante, des histoires vont se raconter et des complicités se nouer, qui apparemment n’auront aucun lien avec le procès, mais qui, en réalité, n’évoqueront que lui, dans une alchimie secrète où, derrière l’ordinaire de la vie, le crime à juger sera inscrit dans chaque parole.

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