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Ce qui se passe dans la tête d’un accusé face à ses jurés
©Reuters

Bonnes feuilles

Que se passe-t-il dans la tête d'un accusé qui rentre dans la salle d'audience pour faire face à ces jurés? Extraits de "72h", de Philippe Bilger, publié aux éditions Lajouanie (1/2).

Philippe Bilger

Philippe Bilger

Philippe Bilger est président de l'Institut de la parole. Il a exercé pendant plus de vingt ans la fonction d'avocat général à la Cour d'assises de Paris, et est aujourd'hui magistrat honoraire. Il a été amené à requérir dans des grandes affaires qui ont défrayé la chronique judiciaire et politique (Le Pen, Duverger-Pétain, René Bousquet, Bob Denard, le gang des Barbares, Hélène Castel, etc.), mais aussi dans les grands scandales financiers des années 1990 (affaire Carrefour du développement, Pasqua). Il est l'auteur de La France en miettes (éditions Fayard), Ordre et Désordre (éditions Le Passeur, 2015). En 2017, il a publié La parole, rien qu'elle et Moi, Emmanuel Macron, je me dis que..., tous les deux aux Editions Le Cerf.

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Comme ils ont l’air stupide, ces jurés ! Pendant le tirage au sort, à dix heures, je les ai vus hésiter avant de venir s’installer à leur place de juges, et ceux qui étaient récusés ont manifesté clairement leur mécontentement. Ils ne comprenaient pas qu’on pût les exclure de ce grand jeu auquel ils se réjouissaient de participer, en dépit de leur inquiétude. Pensez donc, un meurtrier ! Je les regarde, visage après visage, et, si j’avais eu la moindre illusion, j’avoue que j’aurais vite déchanté.

Durant trois jours, je vais confier mon être, mon honneur à ces gens-là. Quelle influence vont exercer sur les neuf jurés les trois magistrats ? Je n’en sais rien. De ces douze personnes – derrière, il y a aussi deux jurés supplémentaires qui ne participeront sans doute pas au délibéré – va dépendre mon destin. Quel grand mot, mon destin ! Je ne vais pas me mettre à parler le langage du décor où je me trouve. Quand je suis entré dans le box, menotté et encadré par deux gendarmes, je me suis fait l’effet d’un taureau pénétrant dans l’arène sous le regard fasciné de ceux qui affectent une curiosité de bon aloi, et qui attendent la mise à mort. Ils savent que la peine capitale n’existe plus mais perçoivent avec intuition qu’il est mille manières de l’infliger. Par le silence imposé ou l’humiliation, par la dérision, le mépris ou la condescendance, par l’attention creuse et formelle, par un semblant d’humanisme à chaque seconde contredit, par une sanction absurde et implacable, par l’innocence bafouée. Parce que je suis innocent et qu’en même temps, me disant cela, je ne suis pas loin de me trouver ridicule avec ma conscience et mes illusions. Tout concourt si naturellement à me persuader de ma culpabilité que je me sens presque enclin à douter de moi-même. Pourtant, je suis innocent. Je n’ai rien fait. Le jury m’observe avec des yeux ronds et abrutis. Il s’attendait à voir quoi ? Une bête, un monstre, un phénomène de foire à quatre mains et autant de jambes ? Dans la salle d’audience, je ne connais personne. Tout seul dans cet étrange univers, quelle va être mon attitude ? Vais-je jouer le jeu de l’accusé poli et méritant, vais-je me taire, vais-je me battre ? Mon avocat, assis devant moi, ne me sera d’aucun secours, c’est clair. Je l’ai vu une fois avant le procès : petit gommeux plus préoccupé de lui que de moi, s’écoutant parler avec suffisance. Il m’a tendu la main tout à l’heure comme s’il me faisait cadeau de sa présence et de son infinie qualité.

C’est ma faute, je n’ai pas voulu un avocat de grande réputation. Pourtant, beaucoup de noms m’ont été soufflés en prison, mais je ne souhaitais pas m’encombrer d’un conseil qui m’aurait fatigué à force de recommandations et d’interdictions. Et je n’aurais pas eu de quoi régler les honoraires, d’après ce que je sais des tarifs pratiqués. Alors, je l’ai jouée modeste ! Avec la vanité de mon petit maître, cela fera une moyenne. La vérité est que je pars battu car ce que j’ai vu de la justice durant deux ans d’instruction m’a enlevé toute illusion. Cet avocat ou un autre, quelle importance ? Je ne tiens pas à jouer leur jeu, grand avocat, respect, dialogue et, au bout, la condamnation qui tombe. Je flotte dans cette salle trop grande pour moi. Je ne suis pas à ma place.Pourtant, c’est à moi, maintenant. La présidente me questionne sur mon identité, mon domicile, ma profession. Je me lève et je réponds. La politesse d’une vie ne s’oublie jamais.

La lecture de l’ordonnance de ma mise en accusation est une épreuve pour tout le monde. La greffière écorche les noms propres, hésite sur les termes techniques et découpe les groupes de mots dans les phrases en dépit du bon sens. Je ne suis pas persuadé qu’on puisse avoir une vision limpide de ce qui m’est reproché à la suite de ce pensum. On comprend certes l’essentiel, qui me renvoie devant la cour d’assises de Paris pour un homicide volontaire commis sur la personne de Marie Boise… Je ne peux pas dire que j’ai écouté avec une attention soutenue cette longue litanie. Mais des éclats, comme sortis du texte, viennent me provoquer l’esprit. Les noms de personnes que j’ai connues, sexe, drogue, nuits, partouzes, disputes… La lecture terminée, un silence se fait, qui dure quelques secondes. Il y a comme un suspense avant d’affronter le gros du travail.

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