Guerre contre les jouets sexués : mais qui se préoccupe de la violence du contrôle social que subissent les garçons ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Selon un rapport du Sénat, les jouets "genrés" auraient un impact sur le développement des enfants.
Selon un rapport du Sénat, les jouets "genrés" auraient un impact sur le développement des enfants.
©Flickr/Patricia M

Barbie avec un flingue

Le Sénat a rendu un rapport sur les jouets sexués dans le but de lutter contre les stéréotypes. Mais il s'intéresse surtout aux jouets à destination des filles...

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Atlantico : Le Sénat a rendu un rapport sur les jouets sexués dans le but de lutter contre les stéréotypes. En effet, les jouets renvoient généralement chaque sexe à un rôle social bien défini. Récemment la marque Mattel a d'ailleurs provoqué un tollé avec un livre "Barbie ingénieure informatique", dans lequel la poupée qui ne savait pas coder en appelait à l'aide à ses collègues masculins. Si la violence du contrôle social subi par les filles est de plus en plus débattue, qu'en est-il pour les garçons ?

Eric Deschavanne : Je récuse pour ma part cette notion de "violence du contôle social". Je crois qu'il est avant tout nécessaire de déconstruire les stéréotypes véhiculés par le nouvel ordre moral féministe dont le rapport que vous évoquez est la parfaite illustration. Que l'univers du jouet soit extrêmement codé, stéréotypé et sexué, c'est une évidence qu'on ne saurait nier. La seule idée qui m'ait d'ailleurs paru convaincante dans ce rapport, c'est l'observation du fait que la standardisation résultant de la mondialisation entraîne nécessairement une uniformisation de l'offre qui va dans le sens d'un renforcement des stéréotypes.

Ce qui me paraît en revanche tout à fait contestable, c'est le présupposé dont partent les deux sénateurs selon lequel il existerait un déterminisme tel que les jouets "genrés" contriburaient à renforcer ou à maintenir l'inégalité sociale entre les hommes et les femmes. Le débat est analogue à celui qui porte sur les rapports entre les jeux vidéo et la violence : si "formatage" par le jouet il y avait, nous serions en train de fabriquer des générations de tueurs psychopathes !  Je n'adhère pas du tout à cette anthropologie simplette, à cette psychologie de bazar qui consiste à concevoir l'être humain comme une machine que l'on pourrait programmer ou déprogrammer à volonté. Personnellement, je consacre beaucoup de temps à mes enfants, j'ai accompli toutes les tâches de soins traditionnellement dévolues aux femmes, et pourtant je n'ai jamais joué à la poupée quand j'étais enfant.  Inversement, si l'on tenait pour vraie l'affirmation selon laquelle les petites filles sont mutilées par un monde du jouet systématiquement et structurellement sexiste, on ne pourrait expliquer pourquoi il y a aujourd'hui autant de féministes et de femmes qui choisissent des métiers autrefois considérés comme masculins. Soit le formatage formate, soit il ne formate pas, il faut choisir !

Le féminisme dévoyé qui imprègne le rapport des sénateurs entretient en outre la confusion entre différence et inégalité, entre "sexué" (ou "genré") et "sexiste". L'ordre moral se caractérise par le fait d'étendre le domaine des interdits à des aspects de l'existence qui n'ont aucun rapport avec le bien et le mal : autrefois on culpabilisait la sexualité, aujourd'hui, ce sont les stéréotypes genrés. Les catalogues et les magasins de jouets, s'indigne-t-on, colorent l'espace des filles en rose et celui des garçons en bleu : ouh que c'est vilain ! Cette distinction du rose et du bleu ressortit certes à un code esthétique "genré" des plus conventionnel et stéréotypé. So what ? Où est le mal ? Dans le cas précis que vous évoquez, il y a présence d'un cliché sexiste effectivement inacceptable (sur fond d'ailleurs de volonté de désexuer les métiers exercés par Barbie). Dénonçons-le donc ! Mais c'est une chose d'admettre l'existence de conduites sexistes, une autre d'affirmer que l'ordre social, éducatif et ludique est structurellement sexiste : ça, c'est la thèse d'un certain féminisme radical, que les les deux sénateurs reprennent à leur compte, mais qui me paraît pour le moins discutable.

A lire aussi : Egalité des sexes, les jouets stéréotypés en ligne de mire : quand les théories du genre mènent à la grande confusion

Comment expliquer qu'il soit plus acceptable pour une petite fille de jouer aux petites voitures plutôt que pour un petit garçon de jouer à la poupée ? Pourquoi la pression du contrôle social subi par les garçons à agir selon des codes genrés est-elle encore un sujet tabou ? Les attentes sociales qui peuvent être développées vis-à-vis d'un garçon sont-elles plus insidieuses ?

Il existe en effet une assymétrie filles/garçons dans le traitement du sujet et dans les incitations éducatives et sociales, dont le rapport des deux sénateurs, là encore, constitue la parfaite illustration. Ce sont les filles, explique-t-on, qui sont les victimes des stéréotypes de genre caractérisant le monde du jouet : elles n'accèdent pas à l'habileté technique parce qu'on ne leur a pas offert de lego à Noël, ou bien elles n'aspireront pas à devenir médecin parce que les médecins sont des hommes dans les catalogues de jouets et les livres pour enfants (en réalité, les filles sont aujourd'hui plus nombreuses que les garçons dans les universités de médecine; le rapport, étrangement, souligne ce point qui dément pourtant le déterminisme postulé par la thèse générale qu'il défend). Rares sont les féministes qui déplorent la mutilation que subirait les garçons, privés de l'accès aux rôles sociaux  ou aux métiers traditionnellement considérés comme féminins. Cela tient au stéréotype qui structure la pensée féministe, laquelle juge que le féminin est par essence affecté d'un signe moins, tandis que la virilité se confondrait avec l'humanité accomplie.

Ce point a été théorisé par Simone de Beauvoir dans le Deuxième sexe : dans l'ancien monde, seul l'homme est "Sujet", la femme est "Autre". L'homme se définit comme un être autosuffisant, libre et actif, qui a la possibilité de conquérir le monde, de se dépasser à travers son activité   professionnelle, sociale, culturelle et politique ; inversement, la femme n'existe pas pour elle-même, elle est passive et dépendante : enfermée dans des rôles sociaux subordonnés, elle vit pour la séduction ou pour ses enfants, c'est-à-dire toujours pour un autre qu'elle-même. Il y a  bien sûr quelque chose de très juste dans cette analyse : la femme a gagné le pouvoir d'être un individu à part entière, et c'est très bien ainsi. Cette conception de l'aliénation des femmes a cependant produit un effet secondaire à mes yeux regrettable : la dévalorisation systématique des valeurs et des rôles féminins. Si l'on veut promouvoir la mixité des rôles, il serait pourtant souhaitable que la valeur des rôles dit "féminins" soient reconnue.

Telle est la contradiction dans laquelle le féminisme contemporain s'est enfermé : pour lutter contre l'inégalité entre les hommes et les femmes, il a été conduit à consacrer la suprématie des valeurs masculines. Sur tous les plans, il affecte le féminin d'un signe moins : le "rose", les jeux des filles, les choix d'orientation et de métier des filles (présupposé des ABCD de l'égalité), etc.; tout ce qui distingue les filles des garçon est systématiquement interprété comme le signe d'une infériorité ontologique et, comme tel, dévalorisé. Le garçon est érigé en modèle absolu: si le bleu est masculin, le bleu est préférable au rose, si le garçon joue au superhéros, c'est sans aucun doute que ce doit être le prélude à une vie adulte accomplie, si les garçons sont plus nombreux dans les écoles d'ingénieur, c'est assurément qu'un ingénieur a intrinsèquement plus de valeur qu'une institutrice, si les hommes trustent les places dans les conseils d'administration des entreprises, c'est nécessairement qu'il s'agit là du comble de la réussite à laquelle les femmes doivent aspirer, etc.

Le résultat est en effet que les filles sont fortement incitées à diversifier leurs activités, mais pas les garçons. Pourquoi un garçon désirerait-il spontanément s'habiller en rose ou jouer à la poupée, puisque, selon les critères du féminisme le plus radicalement moderne, ce sont là des symboles d'infériorité sociale ?  Pourquoi ce qui vaut pour les filles ne vaudrait-il pas aussi pour les garçons : si on dévalorise les études littéraires, les métiers de l'éducation et de la santé, le fait de passer du temps avec ses enfants ou de faire la cuisine, cette dévalorisation affectent les garçons comme les filles. Si les hommes commencent à aspirer à un meilleur équilibre entre vie familiale et vie professionnelle, ce n'est assurément pas sous l'influence d'un féminisme qui ne cesse d'affirmer que seuls la réussite sociale, l'argent et le pouvoir font la valeur ou le prestige d'un individu. Quitte à déconstruire les stéréotypes, le féminisme serait bien inspiré d'entreprendre de déconstruire le stéréotype sur lequel son discours repose et qui le conduit à identifier virilité et humanité authentique; car pour l'heure, il contribue à promouvoir une norme sociale en vertu de laquelle les filles gagnent en prestige en accèdant à l'univers masculin, ce qui implique réciproquement de donner à la féminisation des garçons le sens d'une déchéance existentielle et sociale.

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