“Connard !” Et Pierre Bergé insultait publiquement ses journalistes sans que personne ne trouve rien à y redire…<!-- --> | Atlantico.fr
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Pierre Bergé, actionnaire du Monde
Pierre Bergé, actionnaire du Monde
©Reuters

Deux poids, deux mesures

Pierre Bergé attaque ouvertement certains journalistes du Monde, dont il est pourtant actionnaire. Dernier en date, Denis Cosnard, traité sur Twitter de... "connard". Peu de monde pour s'indigner, là où Bernard Arnault ou Serge Dassault auraient été soumis à un déluge de critiques s'ils s'en étaient pris de la sorte à des membre de la rédaction des Echos ou du Figaro.

Benjamin Dormann

Benjamin Dormann

Benjamin Dormann a été journaliste dans la presse financière et trésorier d'un parti politique. Depuis 18 ans, il est associé d'un cabinet de consultants indépendants, spécialisé en gestion de risques et en crédit aux entreprises. Il est executive chairman d'une structure active dans 38 pays à travers le monde. Il est l'auteur d’une enquête très documentée : Ils ont acheté la presse, nouvelle édition enrichie sortie le 13 janvier 2015, éditions Jean Picollec.

Le débat continue sur Facebook : ils.ont.achete.la.presse et [email protected].

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Depuis le rachat du Monde par le trio Bergé-Niel-Pigasse, le temps où Pierre Bergé flattait la rédaction du journal est révolu. A l’époque de l’appel d’offre, il n’hésitait pas à déclarer mielleusement : « je trouve que le Monde a une équipe de journalistes formidables. Peut-être souffre-t-il de ne pas en avoir assez…». Depuis ce jour, Pierre Bergé redévoile progressivement son vrai visage, ou pour paraphraser la célèbre citation de Tristant Bernard : « L’homme est toujours sincère. Il a changé de sincérité, voilà  tout. »

En mai 2011, Pierre Bergé avait une première fois légèrement « corrigé  son appréciation » sur « l’équipe de journalistes formidables » du quotidien, ayant été irrité par un article sur François Mitterrand : « Cet article immonde, à charge, digne d’un brûlot d’extrême droite, est une honte, il n’aurait jamais dû être publié… Je le prends en outre comme un acte anti-Bergé pour marquer l’indépendance du journal contre un actionnaire. Je regrette de m’être embarqué dans cette aventure. Payer sans avoir de pouvoirs est une drôle de formule à laquelle j’aurais dû réfléchir ! Je considère que contrairement à ce que j’ai voulu et à ce qu’ils prétendent, les journalistes du Monde ne sont pas libres mais prisonniers de leurs idéologies, de leurs règlements de compte, et de leur mauvaise foi. Tout cela est très grave. »

Par la suite, à l’occasion de la Manif pour Tous,  le copropriétaire « nuancé » du journal, est visé par une plainte déposée pour incitation à commettre un acte de terrorisme, (ayant retweeté le message: "Vous me direz, si une bombe explose le 24 mars sur les Champs à cause de la Manif pour tous, c'est pas moi qui vais pleurer.",) (). Cela ne l’empêche pas de menacer l’emploi des salariés du Monde coupables à ses yeux de pensée trop « déviante », et de tweeter de nouveau, menaçant : « Profondément scandalisé que le journal Le Monde ait publié une publicité pour #lamanifpourtous contraire aux valeurs de ce journal », « Cette pub dans #LeMonde est tout simplement une honte et ceux qui l’ont acceptée ne sont pas dignes de travailler dans ce journal. À suivre ».

Au cas où ces menaces individualisées sur l’emploi n’auraient pas suffi, notre actionnaire – toujours « très respectueux de l’indépendance des rédactions » et ayant signé toutes les chartes  déontologiques pour gogos – ne va pas hésiter pas à étendre sa menace à toute la rédaction de La Vie, si celle-ci s’entêtait à publier des éditoriaux défavorables au mariage pour tous. Un chantage confirmé par Les Echos : « Ce dernier aurait même menacé d’ « abandonner » « La Vie » si de telles prises de positions devaient se reproduire, sous-entendant qu’il pourrait, à titre personnel, solliciter la mise en vente du titre. »

Sachant cela, doit-on, s’étonner que notre multirécidiviste du « coup de sang » en soit désormais au stade de l’injure publique, envers certains de ses salariés ? En effet, après avoir éreinté un critique littéraire du Monde, d’un nouveau tweet cinglant (le « pauvre Chevillard que personne ne lit »), le voici qui, ces jours-ci, en traite un autre de « connard », usant d’un pitoyable jeu de mot sur son patronyme (Denis Cosnard).

Mais le mal est plus profond que de simples dérapages incontrôlés d’un propriétaire de presse vieillissant. La réalité est que la presse s’est complétement politisée depuis plusieurs années, au lieu de se concentrer sur son métier d’information. Du coup, la voici complétement déboussolée par ces attaques venant d’un patron de gauche, deux termes, par définition antagonistes dans son esprit.

Il suffit de lire le commentaire que Daniel Schneidermann, fondateur d'@rrêt sur images, fait de cette affaire, pour réaliser que ces capitalistes de gauche bénéficient d’une inlassable complaisance : « Ces nouveaux actionnaires de presse diffèrent des oligarques plus traditionnels (Boussac, Dassault, Bouygues, Arnault, Pinault), qui se lançaient dans la presse pour la neutraliser, ou disposer d’un instrument de pression sur leurs concurrents ou sur l’Etat. Pourquoi se sont-ils acheté ces étranges entreprises, dont l’objet consiste théoriquement à éclairer les citoyens sur les grands enjeux politiques, géopolitiques ou environnementaux, et qui touchent pour cela de grasses subventions publiques ? On ne sait pas bien, et sans doute eux non plus ». Ainsi, donc, Bernard Arnault ou Serge Dassault seraient les méchants capitalistes  de droite, n’ayant investi dans la presse que pour disposer d’un moyen de pression sur l’Etat. Si d’aventure l’un d’entre eux s’avisait de traiter de « connard » l’un de ses journalistes, la riposte serait l’arrêt instantané des rotatives, la grève générale, l’exigence d’excuses publiques immédiates. Mais dans le cas de Pierre Bergé, rien de tel. Au nom de sa « liberté d’expression », celui-ci jouit d’une quasi immunité médiatique qui l’autorise à manquer de respect à des salariés, à en menacer, et en insulter d’autres ; le tout sans conséquence aucune, puisqu’il tient le chéquier, mais de la main gauche... A en croire Daniel Schneidermann, son achat du Monde n’est qu’un simple « défi d’esthètes, pour se désennuyer, par caprice, parce que c’est rigolo ».

Faut-il être aveugle pour ne pas voir que la soi-disant appartenance à la gauche ne constitue pas un brevet de désintéressement et de vertu ? Fallait-il être sourd pour ne pas entendre cet aveu de Pierre Bergé, mécène de la candidate Ségolène Royal, interrogé, en mars 2010, sur les raisons de ses investissements dans la presse, et répondant avec clarté : « J’ai une espèce d’engagement politique, donc je souhaite d’une certaine manière peser sur le politique, peser sur l’opinion. Avec des modestes moyens, peut-être, mais méfions-nous des modestes moyens ! Et figurez- vous, je n’entends pas être tout à fait absent de l’élection présidentielle prochaine. » (Club Business Challenges-SFR, interview de Pierre Bergé) ? A moins qu’occulter ces réalités ne soit, là aussi, un choix politique, venant de journalistes préférant défendre leurs opinions à l’informer leurs lecteurs.

Pierre Bergé, président du conseil de Surveillance du groupe Le Monde, traite publiquement l’un de ses journalistes de « connard » ? La société des journalistes du Monde réagit vivement déclarant haut et fort : « cette intervention nous choque » ! De quoi empêcher Pierre Berger de dormir, à coup sûr…

Pauvre presse d’information, qui s’est vendue à des capitalistes politisés, que les rédactions pensaient être des « compagnons de route », qui les sauveraient des griffes des méchants capitalistes Lagardère, Dassault et autres Bernard Arnault. Ces rédactions se réveillent aujourd’hui, sans comprendre ce qui leur arrive. Elles sont « shocked », crient-elles poliment, à moins que ce ne soit de l’humour. Pour Pierre Deproges, « l'humour anglais souligne avec amertume et désespoir l'absurdité du monde ». Savait-il, en disant cela, qu’il aurait pu malheureusement écrire du Monde avec une majuscule ?

(Pour en savoir plus, nouvelle édition enrichie de l’enquête  « Ils ont acheté la presse », Benjamin Dormann, sortie le 19 décembre 2014, éditions Picollec)

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