La Crimée, Jérusalem du peuple russe : Poutine est-il à l’ouest ou fin stratège ? <!-- --> | Atlantico.fr
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La Crimée ferait partie intégrante de l'histoire russe, explique Vladimir Poutine.
La Crimée ferait partie intégrante de l'histoire russe, explique Vladimir Poutine.
©Reuters

RIen que ça

La Crimée aurait, « pour la Russie », une importance « sacrée », « comme le Mont du Temple à Jérusalem » peut l’avoir pour les Juifs et les Musulmans, a déclaré Vladimir Poutine jeudi dans son Discours annuel à l’Assemblée fédérale russe.

Cécile Vaissié

Cécile Vaissié

Cécile Vaissié est professeur des universités en études russes et soviétiques à Rennes II.

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Jeudi 4 décembre 2014, Vladimir Poutine a prononcé, sous les ors du Kremlin, son Discours annuel à l’Assemblée fédérale, c’est-à-dire aux deux chambres du pouvoir législatif russe (http://obozrevatel.com/abroad/41753-poslanie-putina-k-federalnomu-sobraniyu-rossii-onlajn-translyatsiya.htm. Texte en russe: http://kremlin.ru/news/47173). Ce discours était très attendu, notamment parce que la Russie se trouve confrontée à des difficultés inquiétantes : le rouble a perdu plus du tiers de sa valeur en trois mois, tandis que le prix du pétrole s’effondre. En outre, la Russie, isolée sur la scène internationale, est engagée, sur le territoire ukrainien, dans une guerre d’un nouveau genre, ce que le Kremlin ne reconnaît toujours pas.

Dès les toutes premières minutes de ce discours, Vladimir Poutine a choisi d’évoquer l’annexion de la Crimée et, pour souligner « l’importance particulière » de ce qu’il appelle une « union », il a avancé trois arguments : « parce que ce sont les nôtres qui vivent en Crimée » - ce qui semble quelque peu tautologique, parce que ce territoire a une dimension stratégique et parce que c’est là que se trouverait « la source spirituelle », à la fois de la nation russe et de l’État russe centralisé. Le Président russe a alors expliqué que c’est en Crimée, après avoir pris la ville de Chersonèse (Khersones, Kherson ou Korsun), que le prince Vladimir s’est fait baptiser, lui qui a ensuite apporté le baptême à la « Rouss’ » qu’il dirigeait. Or, pour Vladimir Poutine, le christianisme a été la force spirituelle, permettant d’unir et d’inclure dans un même État des peuples très divers qui ont alors formé « un peuple uni, pour la première fois et pour toujours ». C’est pourquoi la Crimée aurait, « pour la Russie », une importance « sacrée », « comme le Mont du Temple à Jérusalem » peut l’avoir pour les Juifs et les Musulmans.

Ce raisonnement a sidéré bien des Russes : pour eux, la Crimée n’est pas tant le lieu où Vladimir aurait été baptisé en 988 que l’endroit paradisiaque où ils passaient leurs vacances à l’époque soviétique. Pour construire ce nouveau mythe national, Poutine s’est appuyé sur l’une des « Chroniques » qui, rédigées par des moines, constituent les premiers textes sur l’histoire des Slaves orientaux, mais qui peuvent être interprétées de façons très différentes et incluent bon nombre de légendes. Un texte du XIIe siècle permettrait-il de légitimer une annexion effectuée au XXIe siècle et non reconnue sur le plan international ? Pourrait-il aider à répondre au désarroi identitaire qui persiste en Russie, vingt-trois ans après la chute de l’URSS ? Il n’est toutefois pas sûr que fonder l’unité de la Russie – une unité actuellement questionnée – sur une dimension chrétienne convainque les multiples peuples non-chrétiens et les athées que compte aussi le pays. S’agirait-il d’affirmer le caractère irréversible de l’annexion de la Crimée ? Certes, mais c’est autre chose aussi que Vladimir Poutine a insinué.

En effet, le prince Vladimir qu’il a évoqué était le prince de Kiev, appelé Volodymyr en Ukraine. Or, sur la question du rapport entre la « Rouss’ », l’Ukraine et la Russie, deux écoles historiques, mais aussi idéologiques, s’affrontent. Selon l’une, la « Rouss’ », articulée autour de Kiev, aurait été le « berceau » de la Russie. Selon l’autre, plus fondée scientifiquement, la « Rouss’ » est à l’origine de l’État ukrainien, alors que l’État russe serait né plus tard, autour de Moscou, apparue seulement vers 1147. Les contacts et échanges ont, dans tous les cas, été nombreux. Mais, avec ce discours où il n’est question que des « Russes », Poutine nie jusqu’à l’existence même du peuple ukrainien, comme il ne cesse d’ailleurs de nier la réalité d’un État ukrainien. Ce mépris implicite, mais parfaitement déchiffrable en Ukraine, n’encourage pas un dialogue. En outre, les propos tenus par le Président russe contiennent une menace implicite : certains  considèrent, en effet, que c’est à Kiev que le prince Volodymyr a été baptisé, et la capitale ukrainienne est, pour les Russes, un lieu incomparablement plus symbolique que Chersonèse. Cela impliquerait-il qu’elle puisse être, le cas échéant, considérée comme un nouveau « Temple sacré », en fonction de sources à la fiabilité contestable, réinterprétées selon les besoins du jour ?

S’il a fait référence à l’une des Chroniques, le Président russe n’a, en revanche, pas rappelé le Mémorandum de Budapest qui a été signé le 5 décembre 1994, vingt ans, à un jour près, avant ce discours à l’Assemblée fédérale : la Russie, les États-Unis et la Grande-Bretagne s’y engageaient à garantir la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Ukraine qui, en échange, renonçait à l’arme atomique et donnait plus de 1000 ogives nucléaires à la Russie. Le Président russe n’a pas signalé non plus que, le 30 août 2008, juste après la guerre russo-géorgienne, lui-même affirmait que la Russie reconnaissait les frontières de l’Ukraine et que la Crimée n’était pas un territoire faisant débat2. Il n’était alors question ni du baptême de 988, ni de dimension « sacrée ». Et cela donne une idée de la fiabilité que peuvent avoir les déclarations de Monsieur Poutine.

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