Avis aux partisans de l’élargissement : et si la Turquie avait été dans l’Europe…<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
Ces derniers temps, une Turquie membre de l'Union européenne aurait été source de nombreuses problématiques.
Ces derniers temps, une Turquie membre de l'Union européenne aurait été source de nombreuses problématiques.
©

Configuration délicate

La visite du pape François en Turquie a été marquée par de nombreuses contraintes imposées par le président Erdogan. Selon plusieurs rapports et observations convergentes, des islamistes de Daesh trouvent une aide significative dans les zones frontalières. Dans une telle configuration, une Turquie membre de l'Union européenne aurait été source de nombreuses problématiques.

Laurent Leylekian

Laurent Leylekian

Laurent Leylekian est analyste politique, spécialiste de la Turquie.

Voir la bio »

Atlantico : La visite du pape François en Turquie, à l’invitation du patriarche de Constantinople, a été marquée par de nombreuses contraintes imposées par le président Erdogan. Celui-ci a notamment voulu connaître à l’avance le contenu des discours du souverain pontife – ce que ce dernier a rejeté – et empêché la visite de l’un des 22 camps de réfugiés situés à la frontière avec la Syrie. Quelles sont les raisons de l’attitude hostile d’Ankara à l’égard du pape ? A la suite des mouvements de protestation étudiants, qui militaient pour plus de progressisme, le conservateur Erdogan a-t-il tendance à se méfier de tout ce qui peut être "occidental" ?

Laurent Leylekian : Il n’est pas évident que les réticences affichées par Erdogan soit spécifiquement dirigées contre le Pape, ou de manière plus générale contre les Chrétiens en tant que tels. En revanche, il est effectivement clair que nous avons affaire à une hostilité globale de plus en plus marquée de l’Etat turc contre un "Occident" fantasmé. Je pense qu’il s’agit-là d’une tendance profonde datant au moins de la genèse du Refah, le mouvement politique qui a précédé l’AKP.

Ce à quoi nous assistons sans doute, c’est la mise en place en Turquie du programme politique des Frères Musulmans ou de sa déclinaison turque, le Milli Göruş, qui a constitué la matrice idéologique d’Erdogan et de nombreux leaders de l’AKP ; une vision religieuse et nationaliste à la fois. Pourquoi maintenant ? D’une part parce que tout les contrepoids internes à cette tendance ont été balayés, comme l’atteste la victoire sans conteste de l’AKP à la dernière élection présidentielle, mais aussi parce que les démocraties occidentales ne sont plus vraiment en capacité d’endiguer le phénomène.

La Turquie, qui ne fait rien pour lutter efficacement contre l’avancée de l’Etat islamique, peut-elle raisonnablement intégrer l’Union européenne ? En quoi peut-on dire que ces derniers mois ont joué le rôle d’avertissement pour les partisans de l’élargissement communautaire ?

Les raisons qui ont poussé la Turquie à ne pas agir contre l’Etat islamique sont multiples. Elles sont guidées par des considérations stratégiques et, plus prosaïquement, par des raisons mercantiles : d’une part la crainte de voir émerger un Etat kurde hostile gouverné par le PKK/PYD à ses frontières, d’autre part le commerce juteux d’hydrocarbures bon marché avec l’Etat islamique. Mais la raison profonde est ailleurs et elle est également double : à un premier niveau de lecture, Ankara a pu craindre que tout le flanc méridional de son propre territoire – déjà gangréné par l’Islam radical – ne bascule dans le conflit. Mais à un second niveau de lecture, on peut désormais avancer que de larges pans de l’appareil d’Etat turc partagent en grande partie les conceptions fondamentalistes de Daech.

Cette nouvelle réalité a été parfaitement perçue par la plupart des observateurs occidentaux, y compris par ceux qui étaient autrefois les plus favorables à l’adhésion de la Turquie. Il y a un mois environ, Jean-Marie Colombani a écrit que "les adversaires de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne avaient de bonnes raisons de se méfier". Il y a dix ans, le Monde dont il était directeur de publication encensait tous les jours l’AKP et le processus d’adhésion. A l’époque, l’opinion dominante voulait que ceux qui combattaient les régimes autoritaires comme celui des kémalistes fussent forcément des démocrates. Un point de vue que les évènements d’Egypte ou de Lybie ont depuis lors largement démenti.

La ville de Kobané, devenue symbole de la résistance kurde face aux djihadistes, est visible depuis la frontière turque. Selon plusieurs observateurs (dont Fabrice Balanche), les hôpitaux de campagne situés côté turc abritent des islamistes blessés. Dans de telles circonstances, quelles auraient été les conséquences, ou du moins les risques pour les Etats européens, si la Turquie avait fait partie de l’UE ?

La réalité est sans doute encore plus grave que cela. Selon des observations documentées, la Turquie fournit du matériel militaire aux islamistes et elle participerait même aux circuits de financement du terrorisme international. Dans un récent rapport intitulé de manière ambigu "au bord du terrorisme", Merve Tahiroglu et Jonathan Schanzer concluent leur analyse en écrivant que "certains pourraient même dire que la Turquie pourrait maintenant être qualifiée de sponsor du terrorisme pour sa complicité avec Jabhat al-Nosra ou l’Etat islamique". Cette vision tranchée n’est pas surprenante car elle émane de la Fondation pour la Défense des Démocraties, un think tank proche des néoconservateurs américains. Mais il est plus inattendu de trouver la même lecturechez David Phillips, un ancien du Département d’Etat, autrefois connu comme un soutien quasi inconditionnel de la Turquie. En vérité, il semble que les Etats-Unis cherchent désormais comment endiguer cette Turquie ; Il y a dix ans déjà, un rapport remarqué suggérait de limiter la puissance régionale turque.

De fait, il n’y a plus grand monde pour prétendre que si la Turquie avait fait partie de l’Union, cela aurait empêché cette dérive islamiste. L’Union européenne n’a jamais pu convaincre la Turquie candidate de libérer Chypre ou de lever le blocus de l’Arménie. On n’imagine pas qu’elle eut pu plus facilement s’opposer à Ankara avec un membre turc au Conseil de l’Union, un Commissaire turc et cent députés AKP au Parlement européen. A l’époque où le processus d’adhésion était vivant, il me semblait déjà que c’était l’Europe qui était en train d’adhérer à la Turquie et non pas le contraire tant Bruxelles dégradait progressivement ses conditions face à une Turquie intransigeante.

Depuis l’Europe s’est affaissée et aujourd’hui sa capacité de résistance aux politiques turques ne réside malheureusement que dans ses propres divisions. C’est à peu près tout ce qui nous préserve de l’extra-territorialisation des lois turques à l’Union européenne : Les mésaventures récurrentes de Bahar Kimyongür, un citoyen belge arrêté sans fondement à plusieurs reprise en Europe même, ou la mise en cause de la pénalisation du négationnisme du génocide arménien par la Cour Européenne des Droits de l’Homme et par le Conseil constitutionnel français sont des illustrations directes de la pénétration des politiques turques dans l’espace publique européen ; une pénétration concrétisée par des accords policiers avec Ankara qui menacent potentiellement chacun d’entre nous. Je vous laisse imaginer ce qu’il en aurait été avec une Turquie Etat-membre.

Le président Erdogan est devenu coutumier des déclarations chocs ; s’appuyant sur le Coran, il a récemment remis en cause le principe d’égalité hommes-femmes. Même si une grande partie de la population turque, notamment urbaine, rejette cette vision, cela signifie-t-il que le pays n’est pas compatible avec l’Europe sur le plan des valeurs. Le sera-t-il un jour ?

Description : https://ci6.googleusercontent.com/proxy/RnNZfQn2o2xpggJQqefCOervMbPIci5mujDPJnvl43kv6Rtxjyh5gHN_JKVzeU-aaGz3pePFgxfoAAtZJZNx8mveVTc-11j98EfuAJVcumUenA=s0-d-e1-ft#https://ssl.gstatic.com/ui/v1/icons/mail/images/cleardot.gifJe crois que nous assistons à une évolution historique de grande ampleur. Pour la Turquie, cette évolution revêt la forme de l’échec du projet des Jeunes-Turcs et d’Atatürk. L’ingénierie ethnique qui a consisté à éradiquer les minorités de l’Empire ottoman, puis à couper des Musulmans faits Turcs de leurs racines islamiques, pour transformer la Turquie en Etat-nation à l’européenne aura tenu grosso modo cent ans. Les Turcs redeviennent musulmans mais ils redeviennent plus encore des Sunnites, des Kurdes, des Alevis et même des Arméniens pour certains d’entre eux.

Cependant, au-delà de la Turquie, permettez-moi de souligner ce qui est sans doute l’échec du projet libéral, celui des hommes interchangeables. L’adhésion de la Turquie était une entreprise qui procédait de cette conception fusionnelle et confusionnelle. Or il y a de plus en plus de gens qui veulent savoir qui ils sont au-delà d’une catégorisation définie en termes de revenu et de rang social ; en Turquie mais aussi en Europe. Je souscrirai volontiers à la thèse d’Hervé Juvin sur "la Grande Séparation". Les hommes ne veulent pas être identiques, ils veulent une identité. L’Islam fournit une alternative séduisante à l’indifférenciation libérale – tellement séduisante même, que de jeunes européens partent en Turquie faire le Jihad. L’interprétation actuellement en vogue de cette identité islamique assigne à la femme une place "traditionnelle" que les libéraux jugent à juste titre rétrograde. Mais l’est-elle vraiment plus que dans l’esprit de certaines forces politiques européennes qui ont actuellement le vent en poupe ? L’est-elle vraiment plus, par exemple, que dans l’esprit des autorités hongroises qui suggèrent que les femmes violées doivent s’en prendre à leurs tenues et à leurs comportements "indécents" ?

Dans ce contexte, la Turquie identitaire que construit Erdogan n’est effectivement pas compatible avec l’Europe libérale sur le plan des valeurs. Mais si une autre Europe advenait, sur des bases également identitaires – ce n’est plus qu’une hypothèse d’école – la Turquie ne serait pas plus compatible. Elle serait encore plus radicalement autre. C’est ce qu’elle était avant l’essor libéral en Europe et les Tanzimat en Turquie, deux phénomènes historiques qui ne se sont pas succédé par hasard. 

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !