Pourquoi (notre allergie à) l’ennui est le pétrole du 21e siècle<!-- --> | Atlantico.fr
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L'être humain est foncièrement effrayé par l'idée de s'ennuyer.
L'être humain est foncièrement effrayé par l'idée de s'ennuyer.
©Reuters

Maintenant j'ai Google !

L'être humain est foncièrement effrayé par l'idée de s'ennuyer. C'est sur cette peur que les nouveaux acteurs numériques prospèrent.

Dominique Desjeux

Dominique Desjeux

Dominique Desjeux est professeur émérite à la Sorbonne, université de Paris. Il est le directeur de la Formation doctorale professionnelle en sciences sociales et responsable du Centre de Recherches en SHS appliquée aux innovations, à la consommation et au développement durable. 

Il est aussi notamment co-auteur, avec Fabrice Clochard, de "Le consommateur malin face à la crise. : le consommateur stratège" (juillet 2013) aux éditions de L'Harmattant

Il vient de publier L’empreinte anthropologique du monde. Méthode inductive illustrée, Peter Lang

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Atlantico : Selon Nir Eyal, auteur de "Hooked : How to build habit-performing products" (Comment créer des produits qui rendent accro - lire ici en anglais), si Facebook est aussi addictif, c'est parce que le site sert d'échappatoire à l'ennui, c’est-à-dire à l'inactivité, que les humains ont toujours fuie. Dans quelle mesure peut-on dire que l'ennui est un business, fait de parts de marché que les grands acteurs économiques d'aujourd'hui cherchent à occuper ?

Dominique Desjeux : L'hypothèse est tout à fait plausible. Si l'on distingue les actifs et les peu actifs sur les réseaux sociaux, une enquête a montré que les gens très actifs sont principalement chômeurs ou étudiants. Cela signifie donc qu'une grande partie des personnes qui développent une grande activité sur les réseaux sociaux n'ont pas forcément une activité professionnelle très forte. Il n'est donc pas du tout aberrant de dire qu'il existe un marché de l'ennui.

Mais la part addictive de Facebook, de Google, du PMU ou d'autres sites est aussi liée à un mécanisme psychologique bien connu, qui est le besoin d'excitation, pour se sentir vivre. On peut dire qu'une partie du succès des réseaux numériques vient de personnes qui ont trouvé une réponse à leur besoin d'excitation et de sens. Le cas extrême, c'est lorsque cela devient une addiction.

Un autre phénomène est important, celui de l'utilisation massive : le site en question devient addictif dès lors que tout le monde l'utilise et qu'il devient presque obligatoire de l'utiliser – la "servitude volontaire" de La Boétie. Si tout le monde est sur les réseaux numériques il est donc difficile d'y échapper, sauf à être un religieux ou un militant.

Est-ce aussi le besoin de fuir l'ennui qui explique que Facebook, Google ou tout autre géant du web n'ont pas besoin de faire de publicité, contrairement aux grandes marques traditionnelles ?

C'est encore un autre mécanisme humain, qui est celui de la fuite. On appelle cela "oppression et libération dans l'imaginaire", mécanisme analysé chez des gens qui pratiquaient des cultes liés aux ancêtres à Madagascar. Quand la vie est compliquée et qu'on y trouve peu de sens, l'un des moyens consiste à fuir dans l'imaginaire. Ce peut être l'imaginaire d'internet, des jeux vidéo... Les personnes trouvent ainsi l'excitation, et l'imaginaire qui donne du sens à une vie qui à leurs yeux n'en a pas forcément. Il faut comprendre que cette fuite est un moyen de survie, car si on est toujours dans l'attaque et l'engagement, on peut "mourir". Cela a été montré dans le film "Mon oncle d'Amérique" d'Alain Resnais : par analogie on peut dire que la fuite dans les réseaux sociaux est un moyen de survie psychologique.

Pour expliquer la supériorité de ces sites sur les acteurs traditionnels de l'économie, il faut partir du principe que les gens sont sensibles à des phénomènes pavloviens. On peut être pavlovien vis-à-vis des séries américaines par exemple. A force de les regarder, elles rentrent dans notre quotidien, ce qui vient satisfaire notre besoin de routine. Ces formes de conditionnement psychologique que sont Facebook, les jeux vidéo, l'alcool ou encore le cannabis, sont à peu près acceptables socialement, tant qu'elles répondent à une logique de groupe. En général les proches s'inquiètent dès lors que les personnes s'y livrent toutes seules. C'est intéressant, dans la mesure où les personnes se créent de nouvelles limites : parce que c'est collectif, elles y sont de droit, socialement parlant.

Mais la force de Google et de Facebook ne se trouve pas tant dans l'addiction que dans l'emprisonnement qu'ils génèrent. Le système d'information mis en place fait qu'on en est captif. Surtout de Google, d'ailleurs. Si on ne les utilise pas, on est exclu.

Plus largement, quels sont les acteurs économiques qui profitent le plus de notre rejet de l'ennui ?

Je dirais que ce sont à peu près toutes les activités qui prospèrent sur la fuite de l'ennui : le travail, les courses, les jeux vidéo, les réseaux sociaux… Je ne vois pas bien qui n'est pas concerné par le phénomène : le principe même d'un marché de consommation est fondé sur l'addiction, plus correctement appelée la "fidélité du consommateur". Le marketing, par nature, essaye de créer de l'addiction. En partant des réseaux sociaux, qui sont un phénomène récent, on se rend compte que toute la société est depuis longtemps organisée autour de la fidélisation, la captation du consommateur.

Face à cette volonté de la part des géants du web d'occuper tout notre temps, des formes de rejet naissent-elles chez certaines personnes ?

Oui, mais de manière ultra minoritaire, car cela participe de la même dynamique que les moines qui se retirent du monde. J'entends par là que lorsqu'un système technique est devenu aussi présent que les réseaux numériques, vous n'avez pas tellement d'autre choix que d'y participer, ou trouver une forme de "retrait du monde". Quelques-uns tentent de résister, en montrant de manière critique la mainmise des géants du web sur notre vie privée, mais ils ne sont pas si nombreux. Pour ma part je considère que nous sommes en train de nous diriger vers des systèmes plus totalitaires que libéraux. Les réseaux sociaux, pour ne citer qu'eux, ressemblent beaucoup au "contrôle social" que l'on rencontre dans certains culture.

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