"On va vous rendre votre pays" : pourquoi le slogan des nationalistes britanniques du UKIP pourrait bien être aussi un produit star de l'offre politique française<!-- --> | Atlantico.fr
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Outre Manche, le parti europhobe et anti immigration UKIP séduit de plus en plus d'électeurs britanniques.
Outre Manche, le parti europhobe et anti immigration UKIP séduit de plus en plus d'électeurs britanniques.
©Reuters

Tentation

Le slogan du parti europhobe et anti immigration ne passe pas par quatre chemins et séduit de plus en plus d'électeurs britanniques. Ce discours décomplexé, qui inquiète fortement David Cameron, porte plus aisément outre-Manche que chez nous.

Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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La victoire de l'Ukip (parti europhobe et anti immigration) dans une législative partielle à la Chambre des communes résonne comme un coup de tonnerre pour toute la classe politique britannique. Son slogan "C'est notre pays, votez Ukip pour le récupérer" a fait mouche dans la circonscription de Rochester and Strood (Kent) et donne tous les espoirs au parti à six mois des élections générales en Grande-Bretagne.

Atlantico : Pareil discours pourrait-il porter en France, au-delà de la frange de population qui croit au grand remplacement ou de celle qui adhère au Front national ?

Vincent Tournier : Il ne s’agit que d’une élection locale, mais tout indique effectivement que l’UKIP est dans une dynamique favorable et que cette situation se rencontre un peu partout en Europe. Une certaine réceptivité au discours anti-immigrés se développe car une partie des Européens éprouve un sentiment de dépossession. Ils voient leur univers quotidien se transformer en profondeur sous le coup de l’immigration, tout en ayant l’impression que leur inquiétude n’est pas prise en compte. La formule du "grand remplacement" est certainement très excessive, mais elle n’est pas dénuée d’un certain fondement : il suffit d’ouvrir les yeux pour voir que la composition ethno-religieuse de certains quartiers ou de certaines villes a fortement changé. On peut évidemment être indifférent à cette évolution, voire s’en réjouir, mais la nier est une manière de mépriser les électeurs.

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Les tensions sont d’autant plus vives que, pour une partie de l’opinion, le débat lui-même paraît interdit. Et en même temps, les élites donnent justement l’impression de ne penser qu’à travers des catégories raciales. Par exemple, lorsque Jean-Vincent Placé déplore le caractère trop "blanc" de la représentation parlementaire, il ne fait que transposer le raisonnement de Jean-Marie Le Pen sur la composition de l’équipe de France. Il suffit de relire "l’appel aux candidats" préparé en 2012 par Terra Nova et le magazine RespectMag pour voir que, sous couvert d’antiracisme, les races occupent une place obsédante, avec des glissements très problématiques, par exemple lorsqu’il est affirmé qu’il faut accepter la "diversité des visages", mais aussi la "diversité des messages". Cela revient à dire que chaque race à une culture différente, ce qui est exactement le discours racialiste.

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Je prendrai un autre exemple de ces attitudes : la polémique qui vient de se déclencher à Nevers. La mairie fait la promotion d’un film local avec une affiche "La relève, c’est nous", sur laquelle ne figurent que des Noirs. Face à l’accusation de provocation lancée par un élu frontiste, le maire Denis Thuriot (sans étiquette) se défend : "Je ne vois pas le caractère provocateur de cette affiche. Je n'y vois pas des personnes d'une couleur ou d'une autre, simplement les jeunes qui ont fait ce film". C’est évidemment trop facile. Les électeurs ne sont pas dupes, ils ont bien compris que l’ethnie et la religion sont devenues des enjeux électoraux pour les partis de gouvernement. Cette affaire de Nevers est d’autant plus emblématique qu’un événement comparable s’est produit pendant l’été, lorsque le ministère de l’Education nationale a illustré sa page Facebook par une photo de jeunes enfants essentiellement Noirs. Je ne vois pas comment on peut dénigrer le grand remplacement tout en s’attachant à le mettre en scène.

Quelle proportion de la population française est concernée ? Est-elle en hausse ? Parmi cette population, quels sont les grands profils socio-professionnels et culturels rencontrés ?

Il est impossible de répondre précisément à cette question. Tout ce que l’on peut faire, c’est donner des ordres de grandeur. A l’élection présidentielle de 2012, Marine Le Pen a obtenu 18% des suffrages. Aux Européennes de 2014, le FN est monté à 25%, en sachant qu’il s’agit d’une élection très particulière, avec un seul tour, et pour un scrutin qui n’intéresse pas les électeurs. Ces deux chiffres constituent donc probablement les bornes minimales et maximales du potentiel électoral du FN.

Peut-il aller au-delà ? La part des Français qui se disent d’accord avec les idées du FN ou de Marine Le Pen est en hausse depuis quelques années. Elle atteint désormais 34% (enquête SOFRES de février 2014). C’est le chiffre le plus élevé depuis que la question a été posée. On pourrait ajouter que près de la moitié des Français (environ 45%) estime désormais que le FN ne représente pas un danger pour la démocratie, chiffre qui est nettement supérieur aux 25-30% que l’on observait autrefois. La personnalité de Marine Le Pen a certainement joué dans cette évolution, mais il faut aussi tenir compte de la crise économique, ou plus précisément de la façon dont l’Union européenne a géré la crise de l’euro, qui a pu donner le sentiment que l’Europe n’était ni efficace, ni protectrice.

Un dernier chiffre est la proportion des Français qui approuvent l’opinion selon laquelle il y a trop d’immigrés en France. Là aussi, la tendance est à la hausse depuis 2010, alors qu’on avait observé une baisse très forte au cours des années 2000. On atteint aujourd’hui 55%. Evidemment, ce n’est pas parce qu’on pense qu’il y a trop d’immigrés que l’on va voter FN. Mais cela montre qu’il y a un potentiel de soutien idéologique qui dépasse nettement le résultat électoral stricto sensu du Front national. Cela dit, on peut interpréter ce chiffre comme un signe d’échec puisque cela veut dire que le FN ne parvient pas à capter cette part de l’électorat pour qui l’immigration est un sujet de préoccupation.

Comment expliquer la diversité de ces profils, et que ces derniers s'étendent finalement bien au-delà de la frange de population frontiste ou pro-grand remplacement ?

Dans les années 1980, l’argument anti-raciste par excellence était de dire que l’hostilité envers les immigrés est infondée parce que la plupart des gens ne sont pas en contact direct avec les immigrés. C’était un argument faussement naïf, qui faisait mine d’ignorer que, dans nos sociétés modernes, non seulement l’information circule vite, mais aussi que les gens sont très mobiles durant leur vie quotidienne ou leurs loisirs, et surtout qu’ils ont la possibilité de déménager. Car la vérité, c’est plutôt que la cohabitation est majoritairement refusée. Il n’est pas nécessaire de faire une longue étude sur une ville pour découvrir que certains quartiers sont fuis. La loi qui vise à imposer 20% de logements sociaux dans toutes les communes confirme indirectement cette réalité. Le marché de l’immobilier, qui ne fait pas d’idéologie, a entériné cette segmentation territoriale, avec d’un côté des prix qui ont connu une hausse spectaculaire, et de l’autre des logements vacants ou bradés. Comment ne pas voir qu’une partie de la crise de l’immobilier découle de cette nouvelle lutte ethno-sociale pour le territoire ?

Je pense aussi qu’il ne faut pas minorer la crise de confiance dans les élites car cette défiance facilite la diffusion des inquiétudes. Le discours rassurant et optimiste a aujourd’hui moins de prise. Les gens doutent du discours car ils doutent des personnes. Du coup, les grandes mythologies européennes élaborées sur les décombres de la Seconde guerre mondiale et la décolonisation ont du plomb dans l’aile. C’est tout un idéal d’universalité et de fraternité, fondé sur l’espoir de tourner définitivement la page des identités (nationales, raciales ou religieuses) qui se trouve mis à mal. Avec l’immigration de masse, une réalité beaucoup plus sombre se dessine chaque jour : non seulement les identités ethno-religieuses ne disparaissent pas, mais elles ont tendance à se renforcer. Le discours dominant est pris en porte-à-faux, d’autant que les élites s’avèrent incapables de répondre aux difficultés de cohabitation vécues par une partie de la population. La condamnation récente de Jean-Marie Le Pen à propos de sa fameuse tirade sur les Roms est certainement justifiée, mais elle serait plus acceptable si l’opinion avait le sentiment que les problèmes sont pris en considération. Or, pour l’instant, le seul message qui est envoyé, c’est que les gens sont d’indécrottables racistes et qu’ils n’ont pas le droit de se plaindre. Silence dans les rangs et circulez. A l’heure où l’on vante la démocratie participative, c’est un peu court.

Quelles sont les raisons structurelles et conjoncturelles qui font qu'un tel discours porte ?

La crise économique joue certainement. Mais il faut être réaliste : au cœur du malaise, il y a évidemment la question des incivilités et de la délinquance. Or, cette réalité continue d’être de l’ordre du tabou, du non-dit, voire du déni. Prenez la fameuse phrase d’Éric Zemmour selon laquelle "la plupart des délinquants sont Noirs et Arabes". Pour avoir dit cela, pas moins de cinq associations anti-racistes l’ont trainé devant un tribunal. Pourtant, le think tank République & Diversité a lancé une campagne visant à dénoncer la politique de lutte contre la drogue en disant justement que cette politique est une forme de guerre raciale puisque, de fait, elle cible les minorités ethniques. C’est exactement ce que disait Zemmour, sauf que personne ne va porter plainte contre cette association pour incitation à la haine raciale.

Dans son livre La France orange mécanique, critiquable pour maintes raisons, Laurent Obertone avait le mérite de pointer le décalage entre la presse nationale et la presse locale dans la manière de répercuter les micro-informations qui, mises bout à bout, permettent de comprendre pourquoi le vivre-ensemble subit chaque jour un travail de sape. Prenons l’exemple récent de cette femme magistrat qui a fait du co-voiturage avec deux prévenus. Les médias nationaux ont ironisé (avec raison) sur l’absence d’éthique de cette personne. Mais pourquoi ne parlent-ils pas du fond de l’affaire, celle que la presse locale appelle la "tuerie de Millau" ? Dans cette affaire, tous les ingrédients sont pourtant réunis pour susciter une grande mobilisation nationale puisque pas moins d’une vingtaine de personnes sont allées littéralement lyncher un Noir d’origine antillaise. Sauf que, ici, les prévenus sont d’origine maghrébine, d’où le silence radio. Cette façon de sélectionner les drames humains pour ne retenir que ceux qui coïncident avec les "bonnes" grilles de lecture ne peut que conforter ceux qui pensent que quelque chose ne tourne pas rond. Que n’aurait-on dit si les accusés étaient des "Français de souche" ?

Ces raisons sont-elles les mêmes en France et en Angleterre ? Pourquoi ces populations se sentent-elles dépossédées ?  

La situation anglaise est très différente de la situation française. Il faut tenir compte de deux grandes différences. La première concerne le débat sur l’immigration. L’Angleterre a mis en place une politique multiculturelle qui n’a rien à voir avec ce qui se passe en France. Du coup, le choc entre la réalité et le discours idéal sur la diversité est beaucoup plus fort. Rappelons que David Cameron a parlé d’un échec du multiculturalisme en février 2011. Des affaires terribles ont été révélées, notamment le scandale de Rotherham, où 1400 enfants, Blancs pour la plupart, ont été soumis à divers sévices par des migrants, les services sociaux n’ayant pas osé intervenir de peur d’être taxés de racisme. Un débat comparable s’est posé pour l’excision. Un rapport parlementaire de juillet 2014, inquiet devant l’ampleur du phénomène, a critiqué la trop grande tolérance des institutions britanniques devant ces pratiques au nom de la diversité culturelle. Le rapport va jusqu’à vanter les mérites de la stratégie répressive à la française.

La seconde différence concerne le système des partis politiques. Le parti UKIP ne souffre pas de la même réputation sulfureuse qui entoure le Front national. L’Angleterre n’a pas connu la Collaboration. De plus, les guerres de décolonisation n’ont pas laissé les mêmes traumatismes. On pourrait ajouter que l’europhobie est beaucoup plus répandue dans la société et parmi les élites, elle n’a pas la dimension transgressive qui l’entoure en France. Du coup, le mécanisme de délégitimation du vote pour l’UKIP est moins puissant. C’est d’ailleurs ce qui explique l’inquiétude de David Cameron, dont il faut rappeler qu’il s’est personnellement engagé pour tenter de sauver le candidat conservateur dans la dernière élection partielle. Pour lui, le risque est de voir les élus conservateurs quitter le navire les uns après les autres. En France, ce risque d’hémorragie est quasiment impossible. Tel est bien le drame du FN : il a des électeurs mais il n’est pas en mesure de leur offrir un débouché politique, faute d’avoir un réseau d’élus crédible. Si l’UKIP parvient à attirer d’autres parlementaires, l’avenir du parti conservateur pourrait être menacé. C’est une des raisons qui expliquent la radicalisation de Cameron sur la politique migratoire. D’une certaine façon, cela montre aussi que le système politique anglais réagit mieux aux préoccupations populaires que le système politique français.

Il faudra donc suivre avec attention le résultat des prochaines échéances législatives de 2015 en Angleterre. Elles donneront de précieuses indications sur l’importance que les électeurs attachent à l’immigration, mais aussi sur la capacité des partis traditionnels à limiter l’hémorragie de leurs électeurs vers la droite radicale.

Propos recueillis par Franck Michel / sur Twitter

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