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Omerta sur la viande : 3 minutes pour comprendre le recyclage industriel qui permet à des pièces périmées d’atterrir dans votre assiette
©Reuters

Bonnes feuilles

Ingénieur agronome, Pierre Hinard découvre les dessous des usines à viande : des asticots dans la viande hachée, des pièces congelées, décongelées, recongelées, des analyses faussées, des dates truquées, du sang déversé dans les champs. Face à ces manquements, les services vétérinaires sont absents ou corrompus et les pouvoirs publics pour le moins… distraits. En bout de chaîne, des consommateurs lésés, méprisés et trop souvent malades. Extrait de "Omerta sur la viande", publié chez Grasset (1/2).

Pierre  Hinard

Pierre Hinard

Éleveur, fils d’éleveurs, ingénieur agronome et ancien créateur de marchés bio à Paris, Pierre Hinard entre il y a dix ans dans une importante société d’abattage et de découpe de Loire-Atlantique qui sert tout le bottin de l’agroalimentaire, de McDonald’s à Flunch, d’Auchan à William Saurin. Un parcours exceptionnel et très spécialisé, des vertes prairies normandes aux steaks hachés en barquettes, via le monde secret des abattoirs.

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Six mois après mon arrivée, Amélie, mon assistante, entre dans mon bureau et m’alerte. A l’entrée de l’atelier du piéçage, Bénédicte a des hoquets : elle ouvre des poches de viandes verdâtre. L’odeur, écoeurante, s’est répandue dans l’atelier. Les filles du « désouvidage » sont livides sous les masques.

Il s’agissait visiblement de grosses pièces de muscles, des arrières, beaucoup de tranches à rôtir, du gîte principalement. A tous les coups, des invendus qu’Auchan nous a renvoyés en vertu d’un accord tacite imposé – et non écrit – par la chaîne d’hypermarchés à l’entreprise. Soit. Mais depuis combien de temps ces viandes macèrent-elles dans ces sacs ? Avec la pression de la mise sous vide, l’exsudat, un épanchement liquidien du muscle, s’est exprimé en abondance et agit tel un mouchard. Plus on avance dans le temps, plus il abonde, brunit et prend une odeur forte et acide. Un coup d’oeil sur l’étiquette suffit à s’en convaincre, cette viande n’aurait jamais dû arriver dans cet atelier : elle a traîné bien trop longtemps dans les frigos puis sur la plateforme de retour. Aujourd’hui, elle se retrouve largement hors délai pour subir une deuxième transformation. C’est pourtant l’ordre que les filles ont reçu : trancher des rôtis. Mais elles renâclent.

Toutes les viandes, une fois désossées et mises sous vide à l’atelier de découpe, sont stockées au frigo avant expédition. Soit elles sont prévendues et donc déjà attribuées à un client de la grande distribution, soit elles sont en attente de vente. Quand elles ne sont pas vendues et que l’industriel veut les trancher et les congeler, il s’agit là d’une deuxième transformation qui doit être opérée au maximum huit jours après l’abattage, à l’atelier de piéçage.

C’est la première fois que je suis confronté à une telle situation et j’ordonne immédiatement la mise en destruction du lot. Mais ce que j’ignore alors, c’est que le directeur commercial ne se plie pas d’aussi bonne volonté aux ordres du responsable qualité ! Parce qu’il est en charge d’écouler les stocks, c’est donc lui qui aménage le plan de travail de l’atelier, en fonction des commandes et des invendus. Sa formule : rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Il transmet aux acheteurs de l’abattoir le nombre d’animaux à prévoir, leur nature en fonction des besoins de ses clients et entend satisfaire ces derniers au prix le plus bas.

Dans l’entreprise, David Rousset, c’est le bras droit du patron. Trop intéressé aux résultats de Castel Viandes et entièrement consacré à sa propre réussite, il méprise les règles, les hommes et les lois. Ce jour-là, il passe derrière moi pour ordonner au chef de l’atelier de piéçage de reprendre les lots avariés et de les travailler.

Théoriquement, ma mission s’arrête à l’ordre de destruction, puisque je n’ai pas de raison de douter de son exécution. Mais quand un problème surgit, l’usage veut qu’on suive le produit jusqu’à sa fin ultime. A posteriori donc, mon assistante Amélie épluche les listings où sont consignées l’origine des viandes et les dates d’abattage, de piéçage et de mise sous vide afin de vérifier la régularité des délais.

Et c’est là, au lendemain de l’ordre de destruction, que ressurgit sous nos yeux ce lot litigieux : au lieu de partir à la benne à déchets comme je l’avais exigé, les viandes ont été retravaillées. Interrogé, le chef d’atelier confirme que le directeur commercial, passé après moi, lui a forcé la main. Les filles, malades au-dessus des paquets, n’ont eu d’autre choix que de s’exécuter. Après un parage sommaire des muscles pour retirer les parties verdâtres, elles ont découpé ce qui restait et l’ont congelé. Le lot est reparti sous forme de « rôtis » à destination d’un traiteur industriel qui produit des plats cuisinés, sous les marques de distributeurs. A la réception, l’industriel a mis en cuisson la moitié des 800 kg reçus : confronté à l’odeur immonde qui s’en est dégagée, il nous a renvoyé les 400 kg restants. De son côté, Castel lui a fourni un avoir en guise de dédommagement.

Amélie file au bureau chercher les documents d’identité des lots retournés et édite leurs fiches de traçabilité : date d’abattage et liste des animaux constituant le lot, date de mise sous vide, date de piéçage. A la lecture du listing et des tableaux, les bras m’en tombent : il s’agit bien des lots invendus par Auchan, tranchés et découpés (piécés) vingt-huit, trente et jusqu’à quarante jours après leur mise sous vide. Quarante ! A ce stade, légalement, on ne peut plus utiliser la viande. Pire, ces viandes présentent un éventail presque exhaustif des fraudes et contraventions sanitaires possibles dans notre métier : le lot d’origine, travaillé hors délai, est constitué pour partie de viandes « fiévreuses ». Ce ne sont pas des conditions rédhibitoires, mais de tels morceaux sont particulièrement instables et doivent impérativement être traités dans les sept à dix jours : l’acidification s’étant mal faite après l’abattage, leur conservation sera plus difficile. L’autre partie du lot provient d’animaux souillés sur la chaîne d’abattage où la préparation des carcasses s’est mal déroulée, elles auraient dû être traitées dans un lot à part. Pas étonnant qu’elles aient mal évolué ! C’est clair : ces viandes n’auraient jamais dû repartir chez un deuxième client, c’est une prise de risques considérable et potentiellement lourde de conséquences. Heureusement, l’odeur qui s’est dégagée de la cuisson a stoppé net l’industriel. Mais si l’odeur avait été masquée par une épice forte, la viande aurait pu finir dans notre assiette.

Pourtant, la saga ne s’arrête pas là : une fois encore, au lieu de terminer dans la benne à ordures, sa juste place, le lot honni va avoir droit à une ultime chance…

Extrait de "Omerta sur la viande", de Pierre Hinard, publié chez Grasset, 2014. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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