Et maintenant, il veut battre monnaie… le Califat islamique est-il en train de réussir à se constituer en véritable Etat ?<!-- --> | Atlantico.fr
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L'Etat islamique commence à battre sa propre monnaie.
L'Etat islamique commence à battre sa propre monnaie.
©capture d'écran Live Leak

Dinars d'or et de sang

L'Etat islamique a annoncé jeudi 13 novembre qu'il allait frapper sa propre monnaie, des pièces en or, argent et en cuivre pour remplacer les systèmes monétaires actuels en Syrie et en Irak. Si la disposition rappelle nos propres monnaies d'il y a plusieurs siècles, elle marque surtout par la volonté des djihadistes de l'EI à s'imposer comme administrateur d'une région sous son contrôle.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Atlantico :  L'Etat islamique, afin de mettre en place un système monétaire crédible, a du utiliser des pièces en or, en argent ou en cuivre. Au-delà de cette annonce, dans quelle mesure peut-on dire que l'Etat islamique dispose déjà des caractéristiques d'un Etat ? Quelles sont les caractéristiques de cet Etat décentralisé déployé auprès de 10 millions de personnes ?

Alain Rodier : L'objectif clairement annoncé d'al-Baghdadi a toujours été de fonder un "Etat". C'est là la grande différence avec la "maison mère", Al-Qaida "canal historique". En effet, Ben Laden puis son successeur, le docteur Al-Zawahiri, voyaient leur organisation comme un mouvement en djihad mondial mais pas comme un "Etat" trop facile à frapper. Cette différence de vues est d'ailleurs à la base de la rupture entre l'Etat Islamique d'Irak et du Levant (DAESH) et Al-Qaida et son bras armé en Syrie, le Front al-Nosra. Il y a d'autres raisons, en partie à cause de l'ego des chefs, mais elles sont moins importantes.

Donc, al-Baghdadi a créé son Etat (qu'il appelle Califat) à cheval sur l'Ouest de l'Irak et l'Est de la Syrie. La capitale officielle se trouve en Syrie : la localité de Raqqa conquise de haute lutte contre l'armée syrienne puis en expulsant les activistes du Front al-Nosra et de l'Armée Syrienne Libre (ASL).

Il existe un gouvernement, le "Conseil de la Choura" qui regroupe une dizaine de responsables. En parallèle, al-Baghdadi a deux adjoint : Fadel Ahmad Abdullah al Higali alias Abou Muslim al-Turkmani responsable du théâtre de guerre irakien et Kazem Richad al Jbouri alias Abou Ali al-Anbari qui a en charge la Syrie.

Les zones sous contrôle de DAESH sont divisées en provinces qui ont à leur tête des gouverneurs qui ont un large pouvoir. Cela leur permet de gérer la situation des populations de manière décentralisée.

Enfin, frapper monnaie est, pour DAESH un pied de nez à tous ses adversaires et, en même temps, un symbole étatique d'existence.  

Pourquoi l'Etat islamique a-t-il d'abord choisi de s'atteler aux domaines de l'éducation et de la santé avant de s'occuper de la Justice et de la Police ?

En fait, voulant créer leur Etat, les djihadistes une fois des régions conquises, ont immédiatement mis en place une "administration" dont la mission était de gérer la situation sur le terrain. Il est relativement facile de gagner des batailles, il est plus compliqué de s'installer dans la durée. Il faut donc se faire accepter des populations majoritairement sunnites (les chiites, chrétiens, Yazidis et autres) étant contraints à s'enfuir sous peine d'être massacrés, ce qui est arrivé pour bon nombre d'entre eux. Voulant gagner les cœurs et les esprits, il a fallu approvisionner les marchés, assurer le soutien sanitaire et renvoyer les enfants à l'école. Parallèlement, il  l'ordre civil devait être assuré, d'où la mise en place de tribunaux et de services de police. Il est à noter que nombre d'activistes de DAESH qui avaient "dévié" (par exemple en se livrant à du racket pour leur propre compte) ont été sommairement jugés, exécutés et exposés en place publique (la majorité des crucifiés étaient en fait ces condamnés). Il est important de souligner que, généralement, les islamistes radicaux apportent avec eux une justice expéditive mais efficace. C'est un de leurs principaux arguments, surtout quand les autorités précédentes marchaient sous un régime de corruption généralisé. Cela ne veut pas dire qu'ils ne se livrent pas à des actions considérées comme illégales au plan juridique (en 2013, les taliban ont battu les records de production de pavot - il faut reconnaître que Kaboul y participe aussi pleinement -), mais cela est fait dans un but d' "intérêt général" et pas dans celui de chefs de guerre qui s'en mettent plein les poches.

Bien sûr, toute cette organisation est basée sur la Charia (la Loi islamique) la plus rude. Il est intéressant de constater que des idéologues de DAESH sont en train de se livrer à une nouvelle interprétation du Coran, dans un sens encore plus radical. L'objectif est clair aller plus loin que les Wahhabites pour ensuite chasser la famille Saoud).

A titre d'exemple, les filles sont séparées des garçons à l'école (ce qui était encore vrai dans les années 1960 en Occident). L'enseignement est essentiellement religieux excluant toutes les matières jugées "impies" (mathématiques, sciences naturelles, sport, etc.). De plus, ces écoles permettent de repérer des éléments prometteurs qui sont ensuite transformés en enfants soldats.  Non seulement, DAESH se livre à des crimes de guerre (l'enrôlement d'enfants soldats en fait partie), mais en plus, il diffuse largement ces horreurs, ce qui est sa caractéristique par rapport à ses sinistres prédécesseurs.

Quelles sont toutefois les limites dans cette optique de construction et de développement d'un Etat à laquelle s'attelle l'EI?

Le seul "ministère" qui n'existe pas encore est celui des Affaires étrangères. Certes, de nombreux mouvement djihadistes qui existent déjà l'étranger (Sinaï, Libye, Tunisie, Nigeria, Indonésie, etc.) font allégeance à DAESH, mais c'est plus une mesure d'ordre psychologique qu'ayant une traduction opérationnelle sur le terrain. Il n'y a pas encore d'échange d'ambassadeurs et, étant donné l'éloignement, ces mouvements de coopèrent pas directement avec DAESH. Ils ne font que transmettre son message de haine, et c'est déjà beaucoup. C'est d'ailleurs un rude coup porté à Al-Qaida "canal historique" qui voit fondre le nombre de ses mouvements affiliés et associés. Al-Zawahiri doit être furieux dans son repaire pakistanais. Toutefois, éviter l'erreur de penser que ces mouvements répartis de par le monde obéissent à un commandement central basé au sein du Califat. Si ce dernier venait à connaître ses premiers revers, et je pense qu'il n'en n'est pas loin, les ralliements se tariraient peu à peu voir des retournements pourraient commencer à avoir lieu.  

En quoi peut-on dire que l'EI risque à termes de ne pas avoir les moyens financiers de ses ambitions malgré sa production pétrolière estimée à 800 millions de dollars par an, selon les calculs du cabinet américain IHS ? De la même manière, en quoi peut-on dire que certains domaines sont complexes à gérer, comme la gestion du secteur bancaire selon les préceptes religieux ?

Gérer 10 millions de personnes, cela a un coût. Il faut fournir les besoins alimentaires, sanitaires, payer les "fonctionnaires", les "militaires", etc. Bien qu'il ait été beaucoup dit sur les rentrées faramineuses d'argent, celles-ci sont maintenant en diminution. A savoir que tout ce qui pouvait être pillé l'a été. Les trafics de pétrole (la somme de 800 millions de dollars par an avancée par le cabinet IHS me semble faire partie de la guerre de l'information  qui fait rage actuellement), de gaz et d'autres matières premières sont en diminution du fait des frappes alliées et du manque de techniciens et de pièces de rechange pour les installations d'extraction. Comme partout ailleurs, l'impôt ( là, le racket ) rentre mal. Enfin, les riches donateurs commencent à se tourner vers d'autres causes moins risquées car les pouvoirs sunnites ont flairé le danger que représente DAESH pour leur existence même. A ce rythme, les dépenses vont largement dépasser les entrées. Or aujourd'hui, l'Etat islamique ne peut pas emprunter sur le marché mondial.

En conclusion, DAESH a conquis ce qui pouvait l'être en Irak. En Syrie, des zones à majorité sunnite peuvent encore être grignotées. L'inquiétude provient des tentatives d'alliance qui ont lieu ici et là entre le Front Al-Nosra (et peut-être d'autres mouvements islamiques radicaux) et DAESH. Des accords, même locaux, seraient dangereux (je pense particulièrement au Nord-Ouest de la Syrie) car ils donneraient une nouvelle puissance à l'hydre islamique. On se retrouve maintenant dans une sorte de guerre de positions (avec des attaques locales mais à l'ampleur tactique limitée) où, ni un camp ni l'autre ne peuvent mener l'offensive générale qui amènera la capitulation de l'adversaire. C'est donc une guerre d'usure qui commence. Elle entame l'enthousiasme initial des djihadistes, particulièrement celui des internationalistes occidentaux qui sont habitués à vouloir "tout et tout de suite". Pour la communauté internationale, il va falloir tenir dans la durée en sachant que, pour desserrer l'étreinte, DAESH va passer à la phase suivante : le déclenchement d'actions terroristes (déjà fréquentes en zones chiites et au Kurdistan) au sein même des pays qui s'opposent à lui. C'est la stratégie du "faible au fort" mais, en même temps, l'aveu de son impuissance à aller plus avant.

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