Avant, il était américain mais ça c’était avant... pour la Chine, le “rêve” est désormais “asiatique” : bienvenue dans le 21ème siècle <!-- --> | Atlantico.fr
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Le Premier ministre de Singapour Lee Hsien Loong (G) rencontre le Président chinois Xi Jinping.
Le Premier ministre de Singapour Lee Hsien Loong (G) rencontre le Président chinois Xi Jinping.
©Reuters

Et pendant ce temps-là

En marge du sommet de l'APEC à Pékin, la Chine a lancé l'idée de la création d'une zone de libre-échange asiatique, sans les Etats-Unis. Une manière de répondre à la zone de libre-échange "transpacifique" que veut mettre en place Washington. Le rappel surtout que la Chine se rêve encore en puissance hégémonique... et s'en donne les moyens !

Antoine Brunet

Antoine Brunet

Antoine Brunet est économiste et président d’AB Marchés.

Il est l'auteur de La visée hégémonique de la Chine (avec Jean-Paul Guichard, L’Harmattan, 2011).

 

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Jean-Vincent Brisset

Jean-Vincent Brisset

Le Général de brigade aérienne Jean-Vincent Brisset est chercheur associé à l’IRIS. Diplômé de l'Ecole supérieure de Guerre aérienne, il a écrit plusieurs ouvrages sur la Chine, et participe à la rubrique défense dans L’Année stratégique.

Il est l'auteur de Manuel de l'outil militaire, aux éditions Armand Colin (avril 2012)

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Emmanuel Lincot

Emmanuel Lincot

Professeur à l'Institut Catholique de Paris, sinologue, Emmanuel Lincot est Chercheur-associé à l'Iris. Son dernier ouvrage « Le Très Grand Jeu : l’Asie centrale face à Pékin » est publié aux éditions du Cerf.

 

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Atlantico : Xi Jinping avait lancé, lors de son accession au pouvoir, son idée d'un "rêve chinois", qui a bien du mal à s'imposer en Asie... et même en Chine. Quels seraient les contours d'un tel rêve chinois ?

Antoine Brunet : Le "rêve chinois", c'est  pour la Chine de retrouver, deux siècles plus tard, son statut de première puissance mondiale. Le mot "rêve" est en réalité un euphémisme pour désigner l'accès de la Chine à l'hyper-puissance mondiale. Ce n'est donc pas un vocabulaire qui enchante beaucoup les voisins de la Chine. Malgré les réticences politiques que cela suscite, notamment parmi ses voisins, Pékin parvient malgré tout à susciter dans de nombreux domaines, des évolutions qui favorisent la concrétisation de son "rêve".  

Jean-Vincent Brisset : Le "rêve chinois" c'est d'abord de sortir de la volonté de se rapprocher des Etats-Unis, avec une volonté de mettre en place une sorte de sphère de coprospérité asiatique, un peu à l'image de ce qu'avait voulu faire le Japon à une autre époque. Il y a une envie partagée, pas seulement par les Chinois, de s'extraire du système occidental pour s'insérer dans quelque chose d'un peu plus asiatique.

Emmanuel Lincot : Le "rêve chinois" est apparu dans le discours officiel au début de la mandature du Président Xi Jinping. Sur le plan idéologique, il vise à concurrencer le "Rêve américain" en axant le développement de la Chine sur l'écologie et l'innovation technologique que seul un État fort, selon le régime de Pékin, est en mesure d'assumer. Cette vision stratégique peut conforter un certain nombre d'idéologues dans l'idée d'une supériorité du modèle chinois dont le projet porte un nom sur le plan doctrinal : le "Consensus de Pékin". Il s'oppose à la vision néo-libérale mieux connue sous le nom de "Consensus de Washington", en vogue depuis la fin de la Guerre froide. Toute la question est de savoir quelle crédibilité l’on peut donner à ce "Consensus de Pékin" sur le long terme. Une chose est certaine, la Chine demeure à ce jour une force de propositions.

En marge du sommet de l'APEC (Coopération économique pour l'Asie-Pacifique) à Pékin, la Chine a annoncé une étude de faisabilité d'une zone de libre-échange en Asie, la "FTAAP" (Free Trade Area of the Asia-Pacific), qui est un projet concurrent du Traité Transpacifique voulu par les Etats-Unis qui n'inclut pas la Chine. Qu'est-ce que l'Occident a à craindre de cette réponse de la Chine ? Quelles conséquences la "FTAAP", si elle voyait le jour, pourrait avoir sur l'Europe et les Etats-Unis ? 

Antoine Brunet : Cette zone de libre-échange, si elle se concrétisait, rendrait encore plus difficile aux entreprises européennes l'accès aux marchés des pays de l'APEC qui y adhéreraient (Chine, Russie, Asie du sud-est, et peut-être même, dans une hypothèse que j'espère très improbable, la Corée du sud, le Japon, les Etats-Unis). Donc cela pénaliserait l'évolution de nos débouchés dans ce qui est aujourd'hui la région du monde la plus dynamique économiquement.

Des pays comme le Vietnam, les Philippines, la Malaisie, sans même parler de Taiwan, de la Corée du sud et du Japon sont effrayés par la formidable montée en puissance géopolitique de la Chine, mais en même temps ils ne sont pas totalement insensibles à la proposition de Pékin de leur réserver un meilleur accès au marché chinois qu'aux pays qui resteront en dehors de la zone de libre-échange proposée.

Jean-Vincent Brisset : C'est difficile à dire car on est encore très largement dans le déclaratif pour l'instant. D'ailleurs au niveau mondial, le chemin vers le libre échange a déjà été fait en partie grâce à l'OMC et l'abolition des protectionnismes. L'idée de mettre en place une zone de libre-échange avait encore une signification "dure" dans les années 50, où un protectionnisme fort existait. Mais les choses s'estompent de plus en plus actuellement. Même s'il y a quelques belles réussites françaises en Asie, la plupart des entreprises hexagonales ne marchent pas si bien que cela pour l'instant. Le marché chinois fait encore rêver, mais la Chine a surtout envie d'exporter, pas d'importer !

Emmanuel Lincot : Vous signalez l’existence de deux projets en concurrence. Pour la Chine, il s’agit là encore de développer sa panoplie d’initiatives dans le choix d’une diplomatie économique à large spectre se fondant sur des outils relevant à la fois du multilatéralisme et du bilatéralisme. Pour les Etats-Unis, l’enjeu est également très important car outre leurs velléités, depuis l’annonce faite en 2011 par Hillary Clinton de recentrer leurs intérêts militaires en Asie du Sud-est en faisant de cette région le "pivot" central de leur dispositif, la région  - et plus largement le Pacifique - constituent la zone de croissance économique la plus en vue, qu’ils ne peuvent se permettre de délaisser au seul profit des Chinois. 

Après avoir régulièrement dépassé les 10% de croissance pendant plus d'une décennie, la croissance chinoise plafonne maintenant autour de 7,5%. La Chine n'a-t-elle pas dépassé son pic de croissance pour mener un tel projet ? N'est-il pas déjà trop tard ?  

Antoine Brunet : La Chine prétend qu'elle n'a aucun problème avec sa croissance à 7,5%. On verra dans l'avenir ce qu'il en sera… Mais il est réel  que l'évolution de leur population et de leur population active s'est beaucoup ralentie. On peut donc penser que ce taux de croissance de 7,5% leur est désormais suffisant. Le risque pour Pékin, c'est que le ralentissement la croissance se poursuive en deçà de 7,5% et que l'on tombe à 6% ou 5,5%.

Si se concrétisait un marché asiatique unifié autour de la Chine, cela donnerait une nouvelle impulsion au commerce extérieur et au PIB de la Chine. La zone de libre-échange serait pour Pékin une garantie pour éviter un ralentissement trop marqué de son PIB.

Jean-Vincent Brisset : La Chine n'est pas en déclin, elle atteint seulement une "butée". Un certain nombre d'économistes pensaient que les arbres montaient jusqu'au ciel, évidemment il n'en est rien…La Chine va se rentrer dans la voie d'une certaine régularisation économique.

Emmanuel Lincot : La Chine se recentre vers l’intérieur de son gigantesque territoire dont les disparités régionales sont très grandes, donc dangereuses pour l’équilibre national. La formule désignant la Chine comme "atelier du monde" est largement dépassée. Les entreprises chinoises à faible productivité délocalisent elles-mêmes, quand elles n’ont tout simplement pas disparu. La Chine dépasse en réalité le seuil d’un grand pays industrialisé, se destinant à présent à une économie de services et de très haute technologie. Pékin, Shanghai et les villes du littoral ne sont déjà plus des marchés d’avenir. L’Ouest de la Chine, le Sichuan notamment, est  en revanche prometteur. Les PME françaises ont tout intérêt à prospecter cette région dont les villes sont aujourd’hui en pleine expansion. 

Quel est l'intérêt pour un pays d'Asie de l'Est ou du Sud-Est d'avoir un partenariat économique avec la Chine plutôt qu'avec les Etats-Unis ? Sur quels arguments une Chine dont l'avenir est encore incertain peut-elle fédérer ?

Antoine Brunet : Le principal intérêt de cette zone de libre-échange est d'abord chinois ! Si elle surmonte en effet la réticence de ses partenaires et leur crainte de la domination chinoise dans le cadre de cette éventuelle zone (un peu comme celle de l'Allemagne sur la zone euro), cela créerait un ensemble économique qui serait la base d'une zone d'influence géopolitique dominée par la Chine. Et Pékin peut espérer y parvenir, car depuis qu'il est avéré que le PIB chinois a commencé en 2014 à dépasser le PIB américain, cela veut dire que la taille du marché intérieur chinois va devenir de plus en plus supérieure à celle du marché intérieur américain. Certains partenaires asiatiques de la Chine, et même une puissance comme la Corée du Sud, pourraient finir par dire "banco" à Pékin, dans l'espoir que cela leur donne un accès privilégié à l'immense marché chinois.

Jean-Vincent Brisset : La Chine est en train de découvrir qu'elle est allée trop loin en mer de Chine du Sud face à l'ASEAN. Elle a peut-être jeté dans les bras des Etats-Unis plusieurs pays de l'Asie du Sud-Est. Et Xi Jinping n'arrive pas à vendre à sa population un recul sur la question territoriale avec les voisins. Elle a beau développer un vrai "soft power", elle reste agressive sur les revendications territoriales, et c'est ce que ses voisins voient en priorité. Si la Chine ne revient pas en arrière sur ces conflits, elle va continuer à heurter les sensibilités de ses voisins, ce qui les rapprochera un peu plus des Etats-Unis. C'est déjà le cas de l'Inde, et – de manière assez contre-historique – le Vietnam. La Chine aura du mal à remplir son dessin en apparaissant comme arrogante et impérialiste.   

Emmanuel Lincot : Un pays fort attire naturellement vers lui de plus petits pays. Même si sa crédibilité de pays du "Tiers-monde" s’est émoussée, la Chine suscite encore un enthousiasme mâtiné parfois de craintes il est vrai venant de ses voisins, parce que la Chine est comme eux, de surcroît, un pays asiatique. Ce que ne sont pas les Etats-Unis. En même temps, il s’agit de nuancer une vision par trop homogène. Voyez le degré de haine antichinoise que l’on a pu observer au Vietnam récemment sur les réseaux sociaux au sujet des contentieux insulaires qui opposent Pékin à Hanoi dans le sud de la mer dite de Chine… En réalité l’état de ces relations est profondément asymétrique. Les échanges commerciaux, qui ne cessent de croître, entre la Chine et l’ASEAN le démontrent. L’économie est une chose. La politique en est une autre. Ce pragmatisme commun à l’ensemble des pays de la région montre bien que cette configuration qui tend vers la constitution d’une zone de libre-échange est aux antipodes de l’Union européenne, puissance politique encore faible certes, mais bien plus substantielle que ne l’est l’ASEAN dans ses rapports avec la Chine. 

D'autres pays asiatiques, et notamment le Japon, cherchent aussi à émerger sur la scène continentale et représentent de sérieux obstacles au projet chinois. La Chine entretient des tensions territoriales avec certains de ses voisins, notamment le Vietnam ou les Philippines, quand ce ne sont pas les relations diplomatiques avec d'autres (comme l'Inde) qui sont complexes. La Chine peut elle s'imposer sur un continent où, même si elle est leader, elle n'est plus hégémonique ? La Chine est-elle arrivée au bout de son modèle ? 

Jean-Vincent Brisset : Le Japon a aussi un passé impérialiste très lourd dans toute l'Asie. Le Japon essaie de revenir sur la scène continentale depuis trente ans en voulant s'affirmer comme une vraie puissance, y compris militaire maintenant, avec un gouvernement élu sur une ligne assez dure. L'image de marque du Japon n'est donc pas si bonne que ça. De plus, les gammes de produits au Japon et en Chine n'étant pas les mêmes, pour l'instant, il n'y a pas forcément de vraies confrontations économiques. Une volonté hégémonique chinoise peut donc se réaliser avec un Japon qui tient sa place, d'autant plus que cette volonté hégémonique fait peur.

Emmanuel Lincot : Au risque d’être un provocateur, je pense que vous raisonnez  dans votre question avec des outils de réflexion qui sont largement dépassés. Ces outils sont ceux employés quotidiennement par le Pentagone. L’Etat-major américain est entièrement acquis à des classifications schmittiennes aussi duales qu’incapables de saisir la complexité du réel. Il est bien sûr commode de vouloir se définir un "ennemi" pour conditionner votre existence. Sauf que les rapports de force ont changé. Washington endosse le rôle de Moscou du temps de la Guerre Froide. La course folle aux armements semble être son seul credo. Le temps, en revanche, travaille patiemment en faveur des intérêts chinois. Il y aura naturellement un vainqueur et un vaincu mais sans doute pas celui auquel vous croyez. Pourquoi ? Parce que la Chine sait pertinemment ne pas devoir tomber dans le piège qui fut naguère tendu aux Soviétiques. La Chine entend sécuriser son environnement proche mais n’a pas les moyens de se lancer dans des conflits aussi coûteux qu’inutiles comme ceux que les Etats-Unis mènent au Moyen Orient ou en Afghanistan depuis plus de dix ans. Je retournerai dialectiquement votre question : ne pensez-vous pas que les Etats-Unis sont arrivés au bout de leur modèle ? Celui d’un unilatéralisme hérité des années Bush qui est aussi dangereux qu’improductif, y compris pour leurs alliés comme la France qui doit, coûte que coûte, recouvrer hauteur de vue et indépendance dans le choix de ses propres initiatives en matière stratégique.

La Chine est-elle la dernière zone géographique pouvant impulser un projet d'une telle ampleur ? Qu'est-ce que la volonté de cette ambition chinoise face à l'absence de projet crédible au niveau européen nous apprend sur la dynamique mondiale du moment ?

Jean-Vincent Brisset : Il existe déjà de nombreuses zones de libre-échange, y compris en Asie. Beaucoup d'annonces ne sont pas toujours suivies de réalisation. Je me méfie donc des conclusions à tirer de l'annonce d'une zone de libre échange. Au-delà du libre-échange, la Chine a encore beaucoup d'obstacles à surmonter dans des pays où les minorités chinoises dans le monde des affaires sont souvent discriminées, quand il ne s'agit pas de problèmes inter-chinois. Je doute que la Chine soit donc en position de fédérer. De plus, en Asie on fait rarement des traités, plutôt des arrangements. Quand on parle de libre-échange en Asie, il ne faut pas s'imaginer le Traité de Rome, mais plutôt des discussions peu visibles. Le terme de "zone de libre-échange" est donc à prendre avec des pincettes quand on parle de l'Asie, et à ne surtout pas considérer selon des standards occidentaux. 

Emmanuel Lincot : Toute histoire est pendulaire. Il y a moins de quarante ans, rappelons-le, la Chine était un pays misérable. Une politique volontariste et une très réelle résilience du Peuple chinois ont permis à ce pays d’accéder au rang de première puissance économique mondiale. La crise a du bon. Elle permet aux idéologies de mourir et aux peuples de se reconstruire. L’Europe est en train de vivre ce moment. Elle découvre ses limites. Elle se découvre européenne ! Bref, elle n’est et ne sera jamais ni américaine, ni chinoise. Elle sera donc une alternative pour l’ensemble du monde. Nous ne pouvons que nous en réjouir.

Propos recueillis par Damien Durand

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