“Eric Zemmour héritier de la BHL-isation de la pensée à l’oeuvre depuis les années 70” : quand Philippe Corcuff voit la droite dans la bouillasse et la gauche dans le brouillard<!-- --> | Atlantico.fr
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Philippe Corcuff voit, dans son nouveau livre, la droite dans la bouillasse et la gauche dans le brouillard.
Philippe Corcuff voit, dans son nouveau livre, la droite dans la bouillasse et la gauche dans le brouillard.
©Google Maps

Dégradation intellectuelle

Dans son dernier ouvrage, Philippe Corcuff estime que les écrits d'Eric Zemmour témoignent des mécanismes de relâchement des critères intellectuels d’énonciation dans les médias et sur internet.

Nicolas Goetzmann

Nicolas Goetzmann

 

Nicolas Goetzmann est journaliste économique senior chez Atlantico.

Il est l'auteur chez Atlantico Editions de l'ouvrage :

 

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  Philippe  Corcuff

Philippe Corcuff

Philippe Corcuff est maître de conférences de science politique à l’IEP de Lyon. Co-fondateur de l’Université Populaire de Lyon et de l’Université Critique et Citoyenne de Nîmes, c’est un militant altermondialiste engagé à gauche qui tient un blog sur Mediapart. Il a notamment publié Où est passée la critique sociale ? (La Découverte, 2012), La gauche est-elle en état de mort cérébrale ? (Textuel, 2012) et Polars, philosophie et critique sociale (Textuel, 2013).

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Nicolas Goetzmann : Faisant suite à votre livre, « Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard » vous venez de publier un article (lire ici) évoquant la « bouillasse » intellectuelle des néoconservateurs. Ne participez-vous pas au phénomène de caricature de la pensée de l’autre, qui pourrait également être appliqué à Eric Zemmour ?

Philippe Corcuff :  Pour l’argumentation détaillée de ce que j’appelle « bouillasse », il faut se reporter au livre. Ce que je dénonce par « bouillasse » est un type de construction qui, du point de vue des critères des sciences sociales et du travail intellectuel à l’Université ou dans la recherche, est un bricolage extrêmement faible dans son rapport aux faits comme aux règles admises quant au raisonnement rationnel. C’est notamment le cas dans la faiblesse argumentative que l’on retrouve chez Soral ou chez Zemmour. Par contre, concernant Alain Finkielkraut, j’essaye de montrer que cela est différent, car on a une construction intellectuelle plus sérieuse, même s’il y a parfois quelques dérapages plus relâchés.

Le mot « bouillasse » est un résumé de ce bricolage qui s’inscrit plus dans une logique de l’affect rehaussée par une arrogance de ton et qui ne s’attache pas à un minimum de cohérence dans son argumentation et dans le raisonnement telle que l’on peut la pratiquer à l’Université, même quand on recourt à un style polémique comme je le fais aussi comme eux.

Si mon livre a une dimension polémique c’est afin de susciter l’attention pour que l’on puisse mieux voir des problèmes qui autrement passeraient inaperçus. C’est en quelque sorte pour dessiller les yeux des lecteurs. Toutefois je me méfie également de cette dimension polémique, car elle réintroduit du manichéisme. J’essaye donc d’équilibrer cette tonalité par des nuances comme par des outils empruntés à la philosophie, à la sociologie et à l’histoire.

>>> A lire également :Le retour des années 30 ? Ce terreau culturel et intellectuel français qui favorise l’installation politique d’un "postfascisme"

Alors vous dénoncez plus les auteurs qu’une pensée ?

Je ne critique pas des personnes, mais à travers les écrits de certaines personnes je vise deux choses, associées dans les cas de Zemmour et de Soral, mais qui ne le sont pas nécessairement chez d’autres. Il s’agit d’abord des mécanismes de relâchement des critères intellectuels d’énonciation dans les médias et sur internet.

Et, en second lieu, j’essaye de décrypter l’émergence d’une doxa néoconservatrice dans le contenu même de ce qui est écrit. Les deux points ne sont pas obligatoirement liés, car un contenu néoconservateur peut tout à fait être énoncé via des raisonnements et des arguments solides, en prenant appui sur des données disponibles, des observations, etc… Songeons à l’œuvre de Raymond Aron, par exemple. Et ces arguments doivent, en retour, être critiqués sur le même plan de robustesse intellectuelle.

Par contre, le contenu néoconservateur chez Soral ou Zemmour correspond largement à un bricolage syncrétique, fait d’amalgames, d’incohérences intellectuelles, de libertés prises avec les données et qui joue plus sur le ton de ce qui est avancé que sur sa consistance en matière de connaissance. Pour moi, et même s’il constitue une figure honnie de Zemmour et de Soral, c’est un effet de la BHL-isation de la pensée depuis la fin des années 70. C’est-à-dire la dégradation des critères d’énonciation intellectuelle dans l’espace public et médiatique. Et cela s’est aggravé depuis.

Certains parlent aujourd’hui de Zemmour comme d’un « penseur », mais n’est-on pas à des années-lumière de Raymond Aron du point de vue du sérieux ? Je fais donc la distinction entre un contenu néoconservateur, qui doit être combattu avec des arguments, et ce bricolage idéologique peu cohérent mais qui se présente comme ayant une validité intellectuelle. Et là, la critique porte également sur les modalités d’énonciation. Lorsqu’Eric Zemmour développe l’idée qu’aujourd’hui en France les jeunes des classes populaires qu’il qualifie de « petits Blancs » ne trouvent plus de compagnes parce qu’elles sont toutes attirées par les noirs ou les arabes (surtout les blondes, ajoute-t-il !), ce sont des propos délirants mais qui deviennent une réalité parce que c’est publié dans le Figaro (« Petits Blancs et bonne conscience », 5 décembre 2013). Or le Figaro, cela a été tout de même le journal de Raymond Aron ! Et là on voit bien la dégradation. C’est d’ailleurs un problème pour la droite comme pour la gauche.

Dans votre livre, vous mettez directement en cause des intellectuels réputés de gauche, Todd ou Lordon... Pourtant vous semblez partager certains de leurs constats, notamment sur l’ouverture d’un débat sur l’euro ?

Sur la question nationale, la tradition de la gauche est que la nation est ouverte sur le monde. Kant parlait de « cosmopolitique » au XVIIIe siècle et la chanson phare du mouvement ouvrier écrite par Eugène Pottier en juin 1871 comme un chant du cygne pourtant plein d’espoir de la Commune de Paris défaite lançait : « L’Internationale sera le genre humain » ! Or, toute une série de personnalités de gauche comme Emanuel Todd, Frédéric Lordon, François Ruffin ou Cédric Durand sont amenées à faire aujourd’hui des propositions allant essentiellement dans le sens d’un protectionnisme national, en stigmatisant tout ce qui est monde ou Europe et en valorisant uniquement la nation.

Ce qui est une rupture avec la tradition d’ouverture internationaliste à gauche. On peut tout à fait envisager la possibilité de sortie de l’euro comme le font ces personnalités – je n’ai pas, personnellement, d’option stable sur la question -, mais les propositions sur la sortie de l’euro devraient alors être accompagnées de propositions de coopérations internationales, par exemple avec des pays s’efforçant de décrocher de la logique néolibérale. De plus, facteur aggravant dans un contexte de montée des nationalismes xénophobes, ils risquent d’alimenter par un petit ruisseau de gauche le fleuve nationaliste en crue. Certes, leurs conceptions de la nation sont républicaines-démocratiques et pas ethnicisantes, malgré quelques dérapages germanophobes répétés chez Todd et Lordon, mais ils peuvent ainsi alimenter l’évidence de solutions exclusivement nationales. C’est pourquoi je fais appel à leur éthique de responsabilité, au sens de Max Weber, c’est-à-dire être davantage attentifs au contexte dans lequel tombent leurs paroles, contexte qui peut faire dévier leurs intentions initiales vers des terrains marécageux.

Mais cette question nationale est en général associée à celle de la solidarité... ?

Dans l’histoire du mouvement ouvrier, la solidarité a aussi une composante internationale. C’est pourquoi ils devraient envisager des propositions internationalistes alternatives sur le plan même des mécanismes de la protection sociale qui, avec notamment les enjeux migratoires à l’échelle mondiale, supposent de déborder les frontières nationales, comme l’a bien mis en évidence la philosophe politique américaine Nancy Fraser. Certes, on peut considérer que le poids de la logique néolibérale sur l’Union Européenne a plutôt globalement contribué à casser les solidarités, mais dans ce cas-là il faut explorer d’autres pistes quant aux coopérations internationales. Je ne critique d’ailleurs principalement que cet aspect-là des interventions de ces personnalités de gauche, et je peux partager leurs analyses sur d’autres plans.

Vous accusez largement Nicolas Sarkozy d’être à l’origine de la droitisation du discours politique. Ne confondez-vous pas une volonté de traiter des préoccupations des Français et la droitisation du discours politique ? 

Le fait d’emprunter des thèmes au Front national vaut pour la droite mais aussi pour la gauche avec Manuel Valls, sur les Roms ou sur l’islam. L’aimant de l’extrême droitisation agit sur l’ensemble de l’espace politique. Mais le sarkozysme a franchi à un moment un pas supplémentaire en intégrant une série de thèmes comme étant légitimes, ce que j’appelle une xénophobie subliminale, surfant sur les succès du slogan « immigration = insécurité » du FN tout en restant plus soft. On peut considérer que Nicolas Sarkozy, avec l’aide de Patrick Buisson, a commencé ainsi à refermer le moment gaulliste issu de la Résistance à droite pour réouvrir celle-ci à des thématiques para-pétainistes. Ce qui a conduit, après les déceptions vis-à-vis de sa politique et sa défaite de 2012, à fournir de nouvelles possibilités de légitimation et de développement au FN relooké de Marine Le Pen. Il a donc déjà une certaine responsabilité dans le niveau actuel du FN. La thèse dite de « la droitisation de la société française », sur laquelle s’est notamment appuyé le sarkozysme, m’apparaît d’ailleurs fausse. La société française est travaillée par des logiques plus composites et même contradictoires sur les mœurs ou sur les questions tournant autour du multiculturalisme. Et on y trouve donc aussi de fortes potentialités démocratiques et émancipatrices. Par contre, il y a une tendance à l’extrême droitisation de l’ensemble de l’espace politique professionnel. Et les attentes émancipatrices ne passent plus la rampe de l’espace politique professionnel, de plus en plus fermé sur lui-même et engagé, avec la grande inconscience généré par l’électoralisme et le carriérisme ordinaires, dans une course folle avec le FN comme boussole.

Or, si le FN paraît aussi haut, c’est d’abord et surtout parce que nombre d’électeurs se sont détachés structurellement ou conjoncturellement de la politique institutionnelle et du vote. Le Front national ne monte pas autant que cela. Ce qui monte surtout, c’est l’abstention et la non-inscription sur les listes électorales. L’alternative, que ce soit pour la droite ou la gauche, ce serait de s’efforcer d’exprimer la variété d’aspirations sociales et sociétales aujourd’hui inaudibles dans l’espace politique, et cela pas seulement sous une forme nationale-sécuritaire à connotations xénophobe.

Cette idée selon laquelle il faut emprunter les thèmes du Front National pour séduire ses électeurs est une idée de gens enfermés dans la sphère politique professionnelle. Des gens qui n’essayent pas de se confronter aux contradictions, aux potentialités de la société, où il y a effectivement des tentations xénophobes et autoritaires mais où il y a également beaucoup d’autres possibilités qui s’expriment mais ne sont plus entendues par les professionnels de la politiques, par les institutions et par les médias traditionnels. Chez une même personne, en fonction des moments, il peut y avoir une hésitation entre la xénophobie et une logique d’ouverture émancipatrice. C’est pourquoi je préfère parler d’ethnicisation, processus contradictoire et réversible, que de racisme, en tant qu’identité xénophobe stabilisée. L’évolution de l’espace politique professionnel, avec cette aimantation de l’extrême droite, contribue à légitimer l’ethnicisation comme réponse politique inévitable, comme si c’était toute la société qui le demandait. Je propose, à l’inverse de cette pente ethnicisante mortifère, de remettre au cœur de l’espace public la question sociale, comme avaient pu le faire tant la gauche historique que le gaullisme à droite, mais d’une question sociale reformulée en fonction des réalités contemporaines et élargie aux formes actuelles de précarisation, aux discriminations sexistes et racistes, aux demandes de reconnaissance personnelle, etc.

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