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Première Guerre mondiale : le terrible bilan de l'année 1916.
Première Guerre mondiale : le terrible bilan de l'année 1916.
©Reuters

Bonnes feuilles

Après les cruelles désillusions de 1914 et les offensives répétées, aussi meurtrières que vaines, de 1915, les stratèges tirent en 1916 les leçons de la guerre des tranchées et envisagent alors de mener le conflit en scientifiques. Extrait de "1916 - L'enfer", de Jean-Yves Le Naour, édité chez Perrin (2/2).

Jean-Yves  Le Naour

Jean-Yves Le Naour

Docteur en histoire et documentariste, Jean-Yves Le Naour, spécialiste de la Grande Guerre, est l'auteur de nombreux ouvrages sur le sujet dont, chez Perrin, Les Soldats de la honte (Grand Prix d'histoire Ouest-France), et 1914 et 1915.
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« Comment Dieu nous sortira de là1 ? » Le général Fayolle a de quoi être déboussolé devant le triste bilan de 1916. Il faut être menteur comme Aristide Briand pour oser prétendre devant la Chambre le 13 décembre que l’année qui vient de s’écouler n’a pas été si mauvaise pour les Alliés, qui ont tenu à Verdun et usé les Allemands sur la Somme. A Berlin, bizarrement, on soutient exactement le contraire : les vaillants soldats du Reich ont saigné les Français sur la Meuse et ont tenu en Picardie. Partie nulle. En 1916, les Allemands ont inventé la bataille de matériel, écrasant Verdun sous un tapis de bombes, de février à juin, avant d’être reconduits sur leur base de départ d’octobre à décembre. Les Franco-Britanniques ont fait de même sur la Somme, de juillet à novembre, et se sont à peu près identiquement cassé les dents. Dans l’enfer du feu industriel, sous les orages d’acier, les soldats ont tenu. La bataille de matériel devait économiser les hommes en dépensant les obus, elle devait substituer l’affrontement des ouvriers français et anglais et des ouvriers allemands à celui des soldats sur le front. C’est raté. La guerre s’est industrialisée, l’industrie s’est militarisée, mais les hommes ont continué à mourir en masse. Plus de 300 000 au total à Verdun, plus de 400 000 sur la Somme toutes nationalités confondues. On peut glorifier la boucherie, ne plus prononcer le nom de Verdun, le « plus grand nom de l’histoire2 », qu’avec dévotion, mais la boue sacrée n’existe pas. Il n’y a que la boue. Et le sang. Et le deuil, pas la moindre beauté là-dessous, et pas la moindre victoire à l’horizon.

Pourtant, d’un côté comme de l’autre, tout le monde croit à la décision pour 1917. Les Allemands bien entendu, qui se sont résolus à pratiquer la guerre sous-marine à outrance et espèrent mettre la Grande-Bretagne à genoux en l’espace de six mois. Les Franco-Britanniques ensuite, dont le haut commandement médite de reprendre la bataille de la Somme en février prochain, poursuivant leurs coups de boutoir, réguliers, méthodiques, jusqu’à ce que les Allemands n’aient plus assez de réserves pour tenir le choc. Toute la presse est à l’unisson : c’est la dernière campagne d’hiver, la décision aura lieu en 1917.

En est-on bien sûr ? 1916 est l’année de l’impatience, celle des sanctions et du grand ménage : Falkenhayn et Joffre ont été déboulonnés, Asquith remercié, en attendant l’inévitable renversement de Briand, de Bethmann-Hollweg et de Nicolas II. Et les soldats dans tout cela ? Ils tiennent toujours, mais ils grognent. Vraie ou fausse, une anecdote circule dans l’armée qui en dit long sur l’état du moral et sur l’ambiguïté du sentiment du devoir qui anime les poilus, entre contrainte et consentement. A Verdun, les soldats de Mangin qui défilent devant leur général montent au front en lui jetant « Assassin ! » à la figure. Lui, imperturbable, continue de les saluer, la main au képi. Et la rumeur monte de la troupe, anonyme et puissante : « Assassin ! », « Assassin ! ». Les officiers de l’état-major sont livides, décomposés, mais Charles Mangin ne bouge pas. Quand la dernière compagnie s’éloigne sur la route, le général se frotte les mains : « Eh bien ! Ils sont très gentils, ces petits. Cela se passera très bien3 ! » Il a raison. Les poilus qui montaient vers la mort maudissaient leurs chefs comme ils maudissaient la guerre, mais ils montaient. Napoléon l’avait déjà écrit à propos de ses soldats : « Ils grognaient, mais ils marchaient. » Jusqu’à quand ?

C’est bien la question, car la lassitude fait son oeuvre. Dans une lettre du 2 juin 1916, Joffre signale au ministre de la Guerre que des symptômes de découragement commencent à se faire sentir. Certes, les redditions collectives ou les refus de monter en ligne sont exceptionnels, mais le haut commandement s’inquiète de la démoralisation de la troupe. Le 4 juin, le général Nivelle constate lui aussi une « certaine lassitude » et la transformation de l’enthousiasme en résignation4. Trois jours plus tard, le général Nollet confirme avoir découvert un « phénomène de dépression nerveuse5 ». Plutôt que de s’interroger sur la façon dont on traite les hommes, comme des chiffres sur un bilan comptable, du matériel humain, leþGQG a déjà une explication toute faite pour justifier la mauvaise humeur des poilus sans jamais se remettre en cause. La faute est tout simplement imputable à l’arrière ! Joffre l’assure : « Outre la fatigue, la dépression et les pertes importantes que comporte la bataille, les voix les plus autorisées m’ont signalé le contrecoup fâcheux produit, sur l’esprit des combattants, par certaines intempérances de presse et par les polémiques politiques dont les échos parviennent par les journaux jusqu’aux lignes combattantes6. » Ah ! si ces satanés parlementaires tressaient des couronnes au généralissime au lieu de le critiquer, les soldats continueraient certainement à se faire tuer élégamment, le sourire aux lèvres. On ne veut pas voir que ces derniers en ont assez, et qu’ils n’hésitent plus à le dire depuis qu’ils ont perdu l’espoir de la victoire à brève échéance.

Dans leurs courriers, les hommes l’écrivent clairement : cela suffit ! « Ce que nous voulons, c’est revoir nos femmes et nos enfants, tous sans exception. Au diable le patriotisme et leur victoire » ; « On ne dit plus on les aura mais on en a marre » ; « Tout ce que je désire, c’est que cette maudite guerre finisse au plus vite, n’importe comment que ça tourne » ; « Cette bande de salauds qui nous gouvernent ne feraient pas mal de signer la paix, qu’ils nous foutent la paix avec leur victoire, qu’il viennent nous remplacer » ; « Tous les soldats, à part quelques idiots rares, veulent la paix à tout prix »7. Ce genre d’appréciations, extrêmement rare au début de 1916, se multiplie en fin d’année. « On veut tous nous faire crever », « Que veux-tu, nous sommes de la chair à canon et voilà tout », « On tue les hommes, et comme résultat rien », « Il faut donc que nous soyons zigouillés pour que la guerre soit finie ».

Se bouchant les oreilles, le haut commandement se juge totalement innocent de la formation de ce vent mauvais. Joffre, lui, signe et persiste : non seulement le bilan de l’année 1916 est globalement positif, mais, grâce à son plan d’offensive générale sur la Somme en 1917, il est certain d’enfoncer les Boches. Une fois débarqué, il s’en prend méchamment à ces imbéciles de politiques qui n’ont rien compris et sacrifié la victoire qui se dessinait enfin. Le jugement d’Hindenburg est plus sévère : l’incapacité des Alliés à trouver la faille en 1915 et 1916 est due selon lui à « une certaine infertilité des cerveaux où mûrissaient les plans de nos ennemis8 ». « On ne peut préjuger les appréciations de l’histoire, mais je crains beaucoup qu’elle se montre sévère pour notre état-major9 », écrivait déjà le diplomate Paul Cambon en mars 1916. Le jugement est féroce, car tout de même, entre 1914, quand on croyait les forces morales supérieures aux forces matérielles, et 1916, où l’on ne jure plus que par la puissance de l’artillerie, il est légitime de penser que Joffre a modifié ses conceptions. Et pourtant, dans une note secrète du 5 avril 1916 relative aux enseignements de la bataille de Verdun, ce dernier écrivait que « le facteur moral est plus prépondérant que jamais. Au fur et à mesure que les puissances mécaniques de destruction s’accroissent, les capacités de résistance de l’âme guerrière se développent »10. Au fond, le généralissime n’avait pas changé. Il croyait encore aux jarrets plus forts que les obus. Il ne se rendait pas compte que l’enfer était en train de miner la prétendue « âme guerrière ». Il était peut-être temps de remplacer ce chef si peu clairvoyant. Le malheur veut que le général Nivelle, son successeur, soit un dogmatique prétentieux, bien peu ouvert aux leçons de l’expérience. En juin, quand deux bataillons ont échoué devant des barrages d’artillerie et de mitrailleuses, il s’est demandé si ses troupes et leurs chefs « étaient assez pénétrés de l’importance de leur mission et de son caractère sacré11 ». Pour Nivelle, comme pour Joffre, le moral est donc plus fort que le feu. Or, ce qui détruit le moral des poilus, c’est avant tout de se faire tuer pour rien. L’armée française a un nouveau chef en décembre 1916, mais les méthodes, au fond, comme la stratégie, sont identiques. Cela promet pour 1917 !

Extrait de "1916 - L'enfer", de Jean-Yves Le Naour, édité chez Perrin, 2014. Pour acheter ce livre, cliquez ici

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