Atlas des cités perdues : Sesena, la folie des grandeurs <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Culture
Atlas des cités perdues : Sesena, la folie des grandeurs.
Atlas des cités perdues : Sesena, la folie des grandeurs.
©Capture d'écran Corona Atlas

Bonnes feuilles

Les villes sont mortelles comme les civilisations et peuvent disparaître de la carte du monde. L'Atlas des cités perdues relate les destins inattendus et pourtant bien réels de plus de quarante cités aujourd'hui disparues. Extrait de "Atlas des cités perdues", de Aude de Tocqueville et Karin Doering-Froger, publié aux éditions Arthaud (2/2).

Aude  De Tocqueville

Aude De Tocqueville

Passionnée par le patrimoine et l'histoire, Aude De Tocqueville est l'auteure de nombreux ouvrages sur Paris et les richesses du patrimoine français.

Voir la bio »

La ville fantôme la plus vaste, la plus absurde et la plus médiatique d’Espagne se dresse à Seseña, en plein cœur du pays, à quelque 37 kilomètres au sud de Madrid. Une chimère, née aux confins de la Castille et de la Manche où Don Quichotte lui aussi divaguait. Une folie architecturale née d’une mégalomanie sans limites et de la spéculation immobilière effrénée qui s’est emparée du pays entre 1999 et 2008. Elle devait s’appeler El Quiñon, comme le site de champs et d’herbes sèches où elle a été bâtie à marche forcée entre 2003 et 2008, un no man’s land pris entre deux branches de l’autoroute du Sud. Son promoteur, Francisco Hernando, a apposé son nom en grandes lettres d’or sur chaque face du monument ornant le rond-point d’où part l’avenue principale de la cité. À l’autre extrémité − et à égale distance du parc nommé Maria Audena, comme son épouse −, le businessman a fait élever une statue de ses parents... Plus connu dans son pays sous le sobriquet de « Paco el Pocero », Paco l’égoutier, l’homme aime raconter comment, en commençant sa carrière par le débouchage des canalisations, il est devenu l’une des dix plus grosses fortunes d’Espagne, défrayant la chronique à coup de dépenses affolantes. Son rêve de « cité idéale », conçue pour les jeunes Madrilènes chassés de la capitale par des loyers prohibitifs, est extravagant. Seseña est l’un des plus grands chantiers privés de toute l’histoire espagnole, un ensemble de 13 500 logements, pour plus de 40 000 habitants, rattaché à la ville ancienne de Seseña, à 4 kilomètres de là, qui ne compte pas 15 000 habitants, en comprenant zone industrielle et lotissements pavillonnaires.

Après plusieurs années jalonnées de permis de construire illégaux, de dépôts de plainte pour pots-de-vin et abus de pouvoir, le complexe est inauguré en 2007 à grands frais, avec concert de rock et 5 000 invités. Peu importe que moins de la moitié des constructions soient achevées, et que la plupart soient sans acquéreurs : la nouvelle cité n’a attiré que 4 000 habitants au lieu des 16 000 que pouvaient accueillir les 5 600 logements achevés. Quelques mois plus tard, l’éclatement de la bulle immobilière stoppe net le chantier herculéen. Le miracle économique espagnol tourne au mirage et sa vitrine, Seseña, devient ville morte avant d’être née…

La masse sombre des immeubles de brique et de béton fait désormais songer à une prison en plein désert, émergeant d’un paysage d’entrepôts commerciaux, de hangars, de terrains vagues et d’immenses parkings vides. L’auteur Anthony Poiraudeau, qui l’a visitée en 2012 et en a fait un livre, Le Projet Pocero, décrit la ville comme « un avant-poste hermétique implanté sur une planète reculée […] [pour y] tester les possibilités d’une vie urbaine à la terrienne. » D’un côté, Seseña donne sur une décharge de pneus de 10 hectares, de l’autre sur une ligne à haute tension d’une inquiétante proximité. Derrière les grillages du chantier inachevé, le long de rues tracées à l’équerre, une trentaine d’immeubles et de tours, parallélépipèdes de huit à dix étages aux murs fendus d’étroits balcons horizontaux presque tous barrés de volets rouges, se referment en carrés sur d’invisibles jardins, des aires de jeux et de sport, des piscines. Une avenue, à la promenade plantée de palmiers dont le maigre toupet de feuilles offre autant d’ombre qu’un piquet, se donne de faux airs de front de mer. Nul n’a envie de s’y attarder, dans le vent incessant qui balaie la poussière, au cœur de cette plaine, brûlante en été. Au sol, les délimitations d’immeubles non construits sont jonchées de matériaux abandonnés ou restent bétonnés et hérissés de fers. Trottoirs vides, magasins qui n’ont jamais été ouverts, le « Manhattan de Seseña » ressemble à une cité impersonnelle de jeux vidéo. Les panneaux « à vendre » y sont innombrables. Les banques, qui ont saisi par centaines les biens d’emprunteurs défaillants, désespèrent de les revendre, même à moindre prix. El Pocero l’a bien compris : dès 2009, il a abandonné la ville à son sort pour s’en aller chercher fortune sous des cieux plus cléments, en Guinée équatoriale où il a bien cru convaincre le chef de l’État Teodoro Obiang d’investir massivement dans un complexe de 36 000 logements (pour un pays de 700 000 habitants !) : le dictateur s’étant rétracté, il a tenté d’obtenir compensation auprès de la banque mondiale. El Pocero caresserait présent des espoirs du côté de l’Arabie saoudite…

Extrait de "Atlas des cités perdues", de Aude de Tocqueville et Karin Doering-Froger, publié aux éditions Arthaud, 2014. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !