Grève dans les transports : pourquoi l’échec de la CGT n’est qu’une demie bonne nouvelle<!-- --> | Atlantico.fr
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La CGT a appelé à une grève dans le secteur des transports ce mardi 4 novembre.
La CGT a appelé à une grève dans le secteur des transports ce mardi 4 novembre.
©Reuters

La défaite finale

La CGT a appelé à une grève dans le secteur des transports ce mardi 4 novembre. Elle ne devrait toutefois pas avoir de conséquences majeures pour les usagers. Un flop dont il ne faut malgré tout pas trop se réjouir, car des syndicats affaiblis sont aussi synonymes de dérives sociales incontrôlées, avec des risques de violents dérapages.

Stéphane Sirot

Stéphane Sirot

Stéphane Sirot est historien, spécialiste des relations sociales, du syndicalisme et des conflits du travail.

Il enseigne l’histoire politique et sociale du XXe siècle à l’Université de Cergy Pontoise.

Derniers ouvrages parus : « Les syndicats sont-ils conservateurs ? », Paris, Larousse, 2008 ; « Le syndicalisme, la politique et la grève. France et Europe (XIXe-XXIe siècles) », Nancy, Arbre bleu éditions, 2011.
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Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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Atlantico : Alors que le CGT a appelé à une grève dans le secteur des transports mardi 4 novembre, la SNCF prévoyait un trafic normal. Il ne s'agit pas du premier flop pour la CGT. Quels enseignements la centrale syndicale devrait-elle en tirer ?

Stéphane Sirot : On pouvait s’attendre à un mouvement peu suivi pour plusieurs raisons. D’abord il y a eu en juin un mouvement social qui a duré deux semaines qui a été un échec pour les syndicats engagés. Après une telle mobilisation suivie d’un tel échec il était donc difficile pour les syndicats de mobiliser quelques mois plus tard. Par ailleurs un appel à la cessation du travail non unitaire et isolé comme l’a fait la CGT est une démarche qui a du mal à rassembler.

On observe par ailleurs aujourd’hui au niveau professionnel et interprofessionnel que les journées d’actions ont de plus en plus du mal à rassembler et à réussir. Les directions des entreprises et les pouvoirs publics ne font pas de concession aux syndicats quand ils se mobilisent une journée et laissent passer l’orage.

Ce genre de méthode d’action d’une journée a fait la preuve de son incapacité depuis une dizaine d’années. Elles ont pu en avoir jusqu’au début des années 2000 lorsque ces journées d’actions courtes étaient accompagnées d’une mobilisation importante. Le tournant a lieu en 2003 lors de la manifestation sur les retraites des fonctionnaires où les pouvoirs publics n’ont pas bougé et n’ont pas fait de concession.

Eric Verhaeghe : D'abord je ne sais pas si la CGT en tant que syndicat unitaire existe encore. Il me semble que l'autorité de Thierry Lepaon est assez fortement contestée, et que plus personne n'y réalise véritablement une synthèse, ni n'y dégage une ligne globale. Seuls les mouvements de contestation, les appels à la grève, peuvent encore rassembler les troupes. C'est ce qu'on appelait à l'époque de l'Union Soviétique la fièvre obsidionale : on s'invente des combats et des ennemis pour rester unis. Il manque à la CGT une grande figure capable de dégager une vision et d'accompagner la mue interne, l'entrée du syndicat dans le capitalisme du XXIè siècle.

Au-delà du cas de la CGT, existe-t-il en France, un des pays européens qui compte le moins de salariés syndiqués, une résistance culturelle à la logique syndicale ? Quelles sont les racines historiques d'un tel phénomène ?

Stéphane Sirot : Il y a plusieurs explications sur la faiblesse syndicale en France. D’abord le syndicalisme français est plutôt dans une logique de syndicalisme de militantisme. C’est une logique d’avant-garde qui considérait que le syndicalisme était fait pour rassembler les plus déterminés des ouvriers qui derrière allaient réussir à entraîner tous les autres salariés, syndiqués ou non. Les choses ont évolué : le taux de syndicalisation est passé de 20 à 25 % dans les années 1950 à 1970 à 7 à 8 % aujourd’hui.

La désyndicalisation à l’oeuvre depuis les années 1980 touche quasiment tous les pays. Il y a très peu d’exception y compris en Allemagne ou dans les pays scandinaves même si les taux de syndicalisation restent supérieurs qu’en France. Dans ces pays, c’est un syndicalisme d’affilié. Ce terme est utilisé là-bas car le syndicalisme ouvre des droits sociaux. Cela crée un syndicalisme captif alors qu’en France quelqu’un qui se syndique ne bénéficie d’aucun avantage particulier. Dès lors que les syndicats n’ont rien d’autre à offrir que des actions syndicales cette désyndicalisation est logique surtout dans un contexte économique dificile.

Je ne pense pas qu’on puisse toutefois parler de résistance culturelle car la pratique gréviste restait couramment employée jusqu’à une période récente et le taux de syndicalisation était élevé jusqu’en 1970. Ce qui pose problème en revanche c’est que beaucoup de salariés reprochent aux syndicats de manquer d’efficacité et de ne pas être suffisamment en lien avec les souhaits des salariés qu’ils représentent. Pour les salariés, il est plus facile d’en discuter avec la hiérarchie que les syndicats. Cela traduit une crise d’efficacité et de sens pour le syndicalisme.

Eric Verhaeghe : Là-dessus, répétons que la première cause du faible taux d'adhésion syndicale tient à la réaction et à l'action patronale. Le mouvement patronal a tout fait pour décourager l'adhésion syndicale, notamment en absorbant les meilleurs syndicalistes dans des organismes paritaires afin de les détourner de l'action en entreprise. Ce fut d'ailleurs la logique de la sécurité sociale lors de sa fondation par le Conseil National de la Résistance: rapprocher le capital et le travail en les associant dans la gestion d'un système commun de protection des salariés qui les éloignaient de la conflictualité propre à l'entreprise. De ce fait, les syndicats français ont pu gérer pendant des décennies des dispositifs colossaux comme la sécurité sociale sans avoir besoin d'adhérents.

L'action syndicale s'est surtout illustrée ces dernières années par sa capacité à détruire de l'activité, la SNCM étant le dernier exemple en date et la bataille des salariés de Sephora contre la CGT l'un des plus médiatiques. La culture syndicale française s'est-elle perdue dans le radicalisme et l'idéologie ? Comment expliquer une telle résistance au pragmatisme de la plupart des syndicats ?

Stéphane Sirot :Il y a une tendance lourde à la dépolitisation des syndicats. Ils ne portent plus de changement radical de société et sont moins qu’avant en lien avec des organisations politiques. Couper les liens avec les partis politiques est surtout une nécessité vitale pour certains syndicats car les résultats des votes lors des élections syndicales sont éclatés même si les adhérents CGT votent plus Front de gauche que les citoyens et que certains militants de Force Ouvrière sont des trotskystes. Il n’est plus possible pour un leader syndical d’exprimer une préférence politique trop tranchée car ça ne pourrait pas être reçu positivement par un grand nombre d’adhérents dans la mesure où il y a un éclatement politique des centrales syndicales.

En revanche il est clair qu’il y a des formes d’actions plus traditionnelles qui se fondent sur le rapport de force. On l’a vu avec la SNCM mais ce sont des situations minoritaires. Le syndicalisme n’a jamais autant négocié. Il faut rappeler que 39 000 ont été signés et négociés avec les entreprises en 2012 et 2013. Il y a un dialogue social en France certes tendu mais plutôt nourri.

Eric Verhaeghe : Je distinguerais fortement la question de la SNCM et la question de Sephora. De mon point de vue, la SNCM appartient à la sphère du syndicalisme méditerranéen, qui confond volontiers ses intérêts immédiats et la stratégie de l'entreprise où il est implanté. Ce système fonctionne à base de clientélisme et de collusion avec les décideurs publics ancrée depuis des années.

Dans le cas de Sephora, le problème est un peu différent: une intersyndicale locale, assez mal vue par les confédérations, et même très mal vue, utilise l'arsenal juridique pour combattre les employeurs. Cette intersyndicale est un modèle d'efficacité: elle appelle peu à la grève et gagne ses procès les uns après les autres.

Thierry Le Paon a été critiqué pour avoir confié des dossiers complexes à des personnes inexpérimentées. Y a-t-il aujourd'hui un déficit de compétences ?

Stéphane Sirot : Il y a en effet un problème de cadres à la direction de la CGT et un certain nombre de difficultés de gouvernance. La succession de Bernard Thibault s’est faite dans des conditions difficiles voire rocambolesque ce qui continue de laisser des traces aujourd’hui. On le voit avec la mésentente au sein de la direction par exemple lors des négociations sur la formation professionnelle. Les récentes révélations du Canard Enchainé sur le loyer du logement du secrétaire général de la CGT Thierry Le Paon illustrent par ailleurs des tensions internes. Certains responsables expérimentés ont été mis sur la touche comme Eric Aubin qui s’occupe du dossier des retraites.

Eric Verhaeghe : A la CGT, je ne le pense pas. En revanche, les personnes compétentes n'ont pas forcément la confiance du secrétaire général, ce qui est absurde.

Le gouvernement souhaite faire du dialogue social un véritable outil de réforme mais les syndicats français sont-ils aujourd'hui équipés pour y parvenir ? Sont-ils suffisamment capables de consensus ?

Stéphane Sirot : Il faut différencier les échelles. 39 000 accords d’entreprises ont été signés en 2013. C’est un nombre historique donc il existe du dialogue social dans certaines entreprises. Depuis la loi Larcher du 31 janvier 2007 sur la modernisation du dialogue social beaucoup d’accords professionnels ont été signés et cela a continué par la suite en 2008 et en 2013 avec la loi sur la sécurisation des parcours professionnels.

Il est difficile de mettre tout le monde d’accord sur ces textes car il reste des clivages entre les syndicats eux-mêmes. Ils ne sont plus tellement politiques et de nouveaux types de clivages apparaissent. Le paysage syndicaliste est par ailleurs l’un des plus morcelés d’Europe voire du monde donc le dialogue social peut difficilement être consensuel. Le dialogue a souvent tendance à recréer deux camps : un camp traditionnellement appelé « réformiste » et  un camp « contestataire » ou « jusqu’au-boutiste » selon le vocabulaire que l’on veut employer. Le champ social est très complexe. Les négociations se sont longtemps faites au niveau des branches et au niveau interprofessionnel. Or aujourd’hui l’entreprise est devenue un échelon majeur du dialogue social et on négocie sur tous les sujets.

Eric Verhaeghe : Il faut ici élargir le champ de cette question à l'ensemble des syndicats, y compris aux syndicats patronaux. L'exemple des négociations sur l'assurance chômage est ici assez parlant.

La convention signée en mars était globalement équilibrée et raisonnable. La CFDT y a démontré sa capacité à incarner un syndicalisme de réforme intelligent, même si on peut le juger timoré ou peu novateur. C'est le MEDEF qui a d'abord tardé à le signer, puis c'est le gouvernement qui l'a contesté (sur la question des intermittents) avant que le président du MEDEF ne se mette à réclamer une réforme du système qu'il venait à peine de valider. Sur ce genre d'opération, c'est le patronat qui donne l'image d'une force peu apte au dialogue.

Il pèse sur les syndicats français un soupçon de connivence avec le pouvoir. Qu'en est-il concrètement et quels effets cela a-t-il sur leurs actions ?

Stéphane Sirot : Le pôle « réformiste » mené par la CFDT est plutôt un soutien à la démarche du gouvernement qui veut favoriser l’interaction entre la négociation et la loi et la négociation collective. Certains syndicats se sont pleinement engagés dans la démarche du dialogue social. Sans avoir pour autant appelé à voter pour le candidat socialiste en 2012 ils ont tout de même contribué à nourrir le programme de François Hollande en matière sociale. Concernant les effets sur les actions, certains syndicats sont allés encore plus loin dans la démarche de négociation. Le tournant est arrivé avec le pacte de responsabilité et le changement de Premier ministre avec la nomination Manuel Valls. Cette situation peut potentiellement compliquer le dialogue social.

Eric Verhaeghe : Cette connivence est organisée depuis 1945. Vous imaginez bien que le pouvoir ne peut laisser les organisations syndicales à elles-mêmes. Le besoin de dialogue entre l'Etat et les syndicats est structurel et se vérifie partout. La question est de savoir comment s'organise ce dialogue. L'exemple le plus caricatural est le "reclassement" des leaders de la CFDT par le pouvoir. Chérèque, par exemple, mais il n'est pas le seul, a bénéficié d'une vraie mesure de clémence en étant "récupéré" par le gouvernement à l'inspection des affaires sociales. Dans ce cas, on peut penser que le dialogue confine à la connivence.

Comment expliquer les difficultés des syndicats français à évoluer, difficultés que la CFDT semble d'ailleurs plus capable de surmonter ?

Stéphane Sirot : Toutes les organisations syndicales sont des grosses machines reposant sur une histoire. Evoluer et rompre avec ses racines se fait à une vitesse aléatoire et différente selon les syndicats. Ce serait pareil si l’on demandait à l’inverse aux syndicats des pays scandinaves d’adopter une pratique gréviste. Les syndicats ne sont pas seuls. Le patronat a une tradition de tensions et d'une certaine radicalité.

Pendant longtemps l’Etat n’avait aucune envie que les syndicats se mêlent de la loi. Ni le patronat ni l’Etat ni les syndicats n’avaient envie de s’inscrire dans une démarche de négociations collectives. Cela remonte à l’époque de la Révolution française et nous sommes restés pendant presque deux siècles dans ce panorama là. Cette longue histoire a crée un climat où l’on est dans une démocratie sociale que certains disent « adversiale » et pas une démocratie dite « partenariale » comme dans les pays d’Europe du Nord où l’on discute entre partenaires. Notre histoire a crée des adversaires.

Eric Verhaeghe : Les syndicats français se sont développés après 1945 pour gérer un système avec une logique : peu de présence dans les entreprises, mais un pouvoir de gestion dans des institutions paritaires comme la sécurité sociale.

Cette architecture correspond de moins en moins à la réalité : les grandes entreprises ont pris l'habitude de travailler avec leurs syndicats, et le pouvoir lié au paritarisme est largement illusoire. Mais... il est parfois plus compliqué de faire avec l'existant que de reconstruire. L'évolution la plus probable est celle d'un "décrochage" brutal ou d'un big bang social, du même type que les lois d'Allarde qui ont supprimé les corporations en 1791, pour refonder un autre système.

Quelles sont les conséquences de cette faiblesse des syndicats en France et du vide qu'elle crée dans l'espace social ? Qui encadre aujourd'hui la contestation sociale et quels risques prend on à ce qu'elle ne le soit plus, notamment concernant l’atomisation des revendications ?

Stéphane Sirot : La faiblesse d’adhésion et l’abstention professionnelle. C’est un problème à la fois pour les syndicats et ceux qui négocient avec eux. Avoir des syndicats faibles ne peut satisfaire ni le patronat ni les pouvoirs publics. L’association nationale des DRH fait souvent des propositions sur la manière de resyndicaliser les salariés. Ils ont besoin de syndicats puissants pour avoir un dialogue social fructueux et pour faire accepter par les salariés les accords proposés. Avoir des syndicats de moins en moins légitimes et de moins en moins représentatifs des salariés est extrêmement néfaste pour la négociation collective.

Les syndicats ont de plus en plus de mal à encadrer la contestation sociale et les mouvements sociaux ne sont plus forcément menés par une organisation structurée. On le constate avec des organisations écologistes qui font parler d’elles en ce moment. Ce sont des mouvements de jeunes que les organisations traditionnelles comme les syndicats n’arrivent pas à capter. L’un des grands drames du syndicalisme aujourd’hui est l'incapacité des syndicats à faire venir les jeunes car la moyenne d’âge des syndiqués est de 40-50 ans. Les mouvements sociaux non encadrés par des organisations, cela créer des risques de dérapages plus importants.

Eric Verhaeghe : La faible adhésion aux syndicats place le gouvernement en contact direct avec la base lorsqu'il veut réformer. Du coup, il manque une courroie de transmission pour expliquer les réformes et les faire admettre. Les pays qui ont fait le choix d'un syndicalisme d'adhésion, comme l'Allemagne ou la Belgique, ne connaissent pas ou connaissent moins cette difficulté à réformer.

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