440 000 enfants pauvres de plus en France depuis 2008 : les impacts à long terme (et largement sous-estimés) de la pauvreté vécue pendant l'enfance<!-- --> | Atlantico.fr
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440 000, c'est le nombre supplémentaire d'enfants vivant sous le seuil de pauvreté en France depuis 2008.
440 000, c'est le nombre supplémentaire d'enfants vivant sous le seuil de pauvreté en France depuis 2008.
©Reuters

Bombe à retardement

440 000, c'est le nombre supplémentaire d'enfants vivant sous le seuil de pauvreté en France depuis 2008. Ils sont, du fait de leur situation sociale, plus sujets au stress et à un risque accru de maladie de Parkinson ou de dépression infantile.

Jozef  Corveleyn

Jozef Corveleyn

Jozef Corveleyn est professeur émérite en psychologie clinique à l'université de Louvain en Belgique. Ses recherches portent notamment sur l'analyse des situations extrêmes, comme la pauvreté, la famille, la violence et les structures de la violence.

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André  Nieoullon

André Nieoullon

André Nieoullon est Professeur de Neurosciences à l'Université d'Aix-Marseille, membre de la Society for Neurosciences US et membre de la Société française des Neurosciences dont il a été le Président.

 

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Atlantico : Le rapport établi par l'Unicef (voir ici) concernant l'évolution du taux de pauvreté des enfants met en avant une progression nette d’environ 440 000 enfants pauvres entre 2008 et 2012 en France. Quels sont les effets psychologiques de la pauvreté à long terme et plus particulièrement de la pauvreté enfantine ? Concrètement comment cela se manifeste-t-il ?

Jozef CorveleynGénéralement, le fait de devoir vivre en situation de pauvreté (nouvelle pauvreté et pauvreté intergénérationnelle), augmente/renforce automatiquement les risques pour la santé, qu'il s'agisse de la santé mentale ou de la santé en générale. Cela augmente tout simplement le risque que les vulnérabilités des personnes se manifestent plus clairement et plus rapidement. Tout personne, riche ou pauvre vit en effet avec des vulnérabilités psychiques. Et la pauvreté, et tous les risques que cela comporte dans la vie de tous les jours en termes d'alimentation des enfants, de logement, de chauffage, de transport, d'école, augmentent le stress psychologique. La pression devient quasi permanente et devient à la longue invivable. 

Plus précisément : surtout devoir grandir/vivre sa prime enfance et l’enfance à l’age de l’école primaire dans un tel stress (pour les parents d’abord) entravera certainement les chances d’un développement psychologique normal. Cela se manifeste notamment par un plus grand nombre de problèmes du comportement (comportement antisocial, criminalité débutante, etc.). Les problèmes affectifs sont plus fréquents : le stress, la dépression infantile, les souffrances psycho-somatiques, les problèmes de relations sociales par exemple à l’école avec les camarades de classe. Le retard scolaire certain qui peut devenir à long terme irrémédiable. 

Quelles peuvent être les conséquences de la pauvreté sur les liens familiaux ? 

Jozef Corveleyn : Ce stress au sein de la famille peut rendre cette même vie de famille très instable. L'effet du stress et de l'anxiété ne favorisent bien évidemment pas une atmosphère stimulante. Puis, la culpabilité que ressentent les parents peut par la suite se répercuter sur les enfants ("C'est de ta faute, fais de ton mieux !", etc.)

 La famille s'isole de la vie sociale, culturelle, etc. on se retire… on évite…C’est un cercle vicieux d’exclusion (= être exclus par la société et s’exclure/se retirer par honte, manque de moyens). Lorsque vous êtes exclus, vous n'avez plus d’argent pour les activités sociales, le transport, pour sortir avec des amis, pour la vie culturelle. A l’école les enfants vivant en pauvreté n’ont pas les habits conformes à ‘la norme’ des jeunes, pas le téléphone portable à la mode, ou le MP3 ou que sais-je.   

D'un point de vue psychologique, les conséquences seront-elles les mêmes pour un enfant ayant toujours connu la pauvreté que pour un enfant ayant basculé dans la pauvreté ?

Jozef Corveleyn : La recherche montre que c’est plus grave pour un enfant qui a toujours vécu dans la pauvreté, ou qui est né  dans une famille qui intergénérationnellement est déjà dans la misére depuis 2, 3, 4 générations. Pour qu’un développement plus ou moins normal se fasse, il faut que dans la prime enfance l’enfant connaisse l’expérience stable d’un environnement affectif ‘sécure’, d’être accepté comme on est, d’avoir de la valeur personnelle pour quelqu’un. D'avoir quelqu'un qui prenne soin de lui, qui entende ses appels, le stimule. A partir de cette expérience de ‘havre sécure’ l’enfant va tout naturellement explorer le monde, sachant qu’il/elle peut toujours revenir en arrière dans son havre… Or, on constate dans la recherche que dans les familles en pauvreté intergénérationnelle, cette expérience manque fortement. Et donc mène quasi-automatiquement à un trajet de développement caduque, manquant, insuffisant sur différents niveaux (cognitif, scolaire, mais surtout aussi au niveau affectif, social, relationnel)… ce qui cause chez ces enfants un déficit à l’entrée dans la vie sociale. Ce manque peut être corrigé, jusqu’à l’âge de la jeune adolescence (en procurant aux enfants des tuteurs d’attachement adéquats, remplaçant ou en compléments aux parents…) Cela peut être procuré dans la figure d’un instituteur bien préparé psychologiquement, un éducateur, un entraineur de foot, un chef dans le mouvement de jeunesse, ou, dans les cas plus graves : en plaçant l’enfant en danger dans une famille d’accueil bien préparée ou entrainée.. et soutenue par de l’aide institutionnelle.(1)

>> Lire également 440 000 enfants pauvres de plus en France depuis 2008 ou l'effet dramatique et trompeur des statistiques

Chez les enfants nés dans un milieu pauvre depuis plusieurs générations, on constate  donc non seulement un manque de 'capital économque’, mais aussi de capital ‘social’, culturel, et psychologique (la capacité de se développer selon les schémas cognitifs, affectifs, biologiques attendus/normaux).

Quelles peuvent être à l'échelle de la société les effets sur le lien social d'une génération "mise de côté" comme le souligne l'Unicef ?

Jozef Corveleyn : Un grand gaspillage pour l’avenir; on n’y pense pas en faisant le budget d’aujourd’hui, ça dépasse largement (effets dans dix ans) le terme d’une législature… ! Même économiquement c’est stupide de, politiquement, ne pas plus investir dans la jeune génération. L’économiste (Nobel 2008) Heckman montre que investir plus dans la prime jeunesse (programmes préscolaires, nursery…) est très rentable pour la société, à long terme (c’est-à-dire pour quand la jeunesse d’aujourd’hui doit prendre dans  15 ou 20 ans sa place dans la société…(2) 
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1. Voir notre livre sur cette thématique (en Néerlandais ; mais aussi en Espagnol)

2. Voir : (2008). The case for investing in disadvantaged young children. The Dice report. (CESifo DICE Report 2/2008). (2010) Effective Child Development Strategies . Prepared for S. Barnett and E. Zigler  Debates and Issues in Preschool Education . This draft, March 17, 2010.

Une récente étude publiée dans "Proceedings of the National Academy of Sciences" s'est penchée sur la manière dont le stress d'une enfance passée dans la pauvreté affecte les réactions émotionnelles à l'âge adulte (voir ici). Les chercheurs ont noté que les participants ayant grandi dans une famille dont le niveau de revenu était plus bas, connaissaient une moindre activité du cortex préfrontal lorsqu'ils essayaient de contrôler leurs émotions. Le stress vécu pendant l'enfance s'inscrit-il dans le cerveau ? 

André Nieoullon : Nous avons en effet de nombreuses évidences expérimentales qu’un stress soutenu intervenant dans la petite enfance peut affecter le fonctionnement du cerveau de l’individu devenu adulte. L’expérimentation que j’évoque a trait notamment à l’exposition de jeunes rongeurs à des situations que l’on qualifie de "stress périnatal" intervenant soit chez la mère en fin de gestation, soit chez le jeune dans la période néo-natale.

De très nombreux travaux montrent que cette situation est à même de créer des troubles du comportement de ces individus devenus adultes, se traduisant en particulier par une tendance plus élevée que la normale à développer des comportements d’addiction, à titre d’illustration. Dès lors, ce sont les composantes émotionnelles et motivationnelles des comportements qui paraissent affectées, recoupant par-là les résultats évoqués dans l’étude que vous mentionnez et qui corrobore les idées que nous pouvons avoir sur un certain nombre de troubles psychiatriques dont l’origine développementale est fortement pressentie.

Mieux encore, des études du même type montrent qu’il existe chez ces individus ainsi traités expérimentalement une vulnérabilité particulière aux agents environnementaux susceptibles d’être à l’origine d’une maladie neurodégénérative, comme la maladie de Parkinson. Bien entendu on est loin d’une situation de faibles revenus  évoquée dans l’étude et c’est en cela que ma réponse est indirecte. Mais l’analogie par rapport au stress me parait néanmoins pertinente.  Au passage la question de neurosciences sous-jacente est celle relative à la rémanence de l’effet de stress : quels sont les mécanismes qui sous-tendent cette influence à si long terme sur le comportement ? Nous n’avons à ce jour pas de réponse claire à cette question.

Que sait-on aujourd'hui des effets à long termes de la pauvreté enfantine sur les capacités émotionnelles une fois adulte ?

André Nieoullon : Je me garderai d’une réponse directe s’agissant d’un terme aussi générique que celui de "pauvreté". La notion que je préfère conserver est celle d’une forme de stress lié au développement et qui peut inclure, au-delà d’une indigence affectant directement la qualité de vie de l’individu (insuffisante alimentaire, déficit de prise en charge de la santé, etc.), un déficit de relations sociales ou de stimulation intellectuelle qui pourrait appauvrir la construction de la représentation du monde dans lequel vit l’individu, considérant que c’est à ce moment de la vie que cette carte cognitive va s’établir.

Dès lors un déficit de relations sociales par exemple peut à ce moment de la vie contribuer à forger un caractère introverti qui peut persister tout au long de la vie. Bien entendu, plus grave encore un déficit de scolarisation au-delà de la socialisation va accroître dramatiquement cette tendance au repliement sur soi et créer une forme de coupure de la Société et induire une incapacité à s’adapter dans le monde de l’adulte. Mais nous n’avons que peu d’éléments expérimentaux à apporter à ces assertions tant il s’agit là de généralités. 

Quels pourraient être les autres effets de la pauvreté sur le cerveau ? Que sait la neurologie des conséquences de la pauvreté sur les adultes ? 

André Nieoullon : En supposant cette fois que la "pauvreté" est prise ici au sens le plus large du terme, incluant un déficit d’expérience sensorielle ou des ressources alimentaires, en revenant aux souris de nos laboratoires, nous avons appris qu’élever un animal dans un milieu que nous considérons comme "appauvri" au plan de l’environnement dans lequel il se développe va induire des conséquences y compris sur la structure de certaines régions du cerveau de l’animal devenu adulte par rapport à des congénères élevés quant à eux dans un milieu qualifié par opposition "d’enrichi", au plan de l’expérience sensorielle, cela s’entend.

Ce qui frappe c’est en fait la pauvreté (pour le coût le terme est explicite) des connexions synaptiques dans certaines régions impliquées dans les processus de mémorisation et d’apprentissage, ce que l’on désigne par "hippocampe" dans le cerveau. Cette raréfaction des connexions synaptiques atteste de réseaux neuronaux rudimentaires… Corrélativement, le nombre de synapses entre les neurones diminue limitant les capacités de communication et de traitement de l’information cérébrale. Nous n’avons à ce jour que peu d’information sur les mécanismes de ces processus mais nous savons qu’un stress chronique engendre la sécrétion de corticostéroïdes qui ont des effets délétères sur ces synapses. Evidemment, tout cela est à vérifier chez l’Homme, en particulier dans les zones qui traitent des processus émotionnels, ce qui n’est pas facile… Mais il n’est pas impossible que l’étude que vous citez en référence puisse aller dans ce sens.

Propos recueillis par Carole Dieterich

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