Les Russes menacent de couper le gaz : qui en Europe doit vraiment en avoir peur<!-- --> | Atlantico.fr
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Les Russes menacent de couper le gaz
Les Russes menacent de couper le gaz
©Reuters

Arme de négociation

Dans son rapport à l’Ukraine et plus largement à l’Union européenne, Moscou met en œuvre une "grande stratégie" qui combine pressions diplomatiques, propagande, force armée et chantage énergétique.

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier est docteur en géopolitique, professeur agrégé d'Histoire-Géographie, et chercheur à l'Institut français de Géopolitique (Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis).

Il est membre de l'Institut Thomas More.

Jean-Sylvestre Mongrenier a co-écrit, avec Françoise Thom, Géopolitique de la Russie (Puf, 2016). 

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  1. Atlantico : Alors que la Russie et l'Ukraine avaient conclu un accord provisoire sur la livraison de gaz en marge du sommet de l'Asem (Asia-Europe Meeting ou dialogue Asie Europe), ce dernier sera remis sur la table mercredi 29 octobre, dans un contexte où les affrontements entre pro-russes et pro-occidentaux ont toujours lieu. Comment définir le rôle des exportations énergétiques dans des négociations qui concernent des enjeux politiques ?

Jean-Sylvestre Mongrenier : Il faut être précis sur le contexte et se défier des fausses symétries. L’Etat ukrainien n’est pas déchiré par une guerre civile entre "pro-russes" et "pro-occidentaux" mais il est l’objet d’une "guerre couverte", c’est-à-dire d’une guerre par procuration, conduite par le Kremlin. Pris en main et équipés par Moscou, les groupes paramilitaires dits "pro-russes" n’ont pu soulever l’Est ukrainien et, en juin et juillet 2014, ils ont cédé du terrain à l’armée ukrainienne. Aussi Moscou a décidé d’une intervention militaire directe, au cours du mois d’août, afin de préserver les positions initialement acquises par les paramilitaires.

Dans son rapport à l’Ukraine et plus largement à l’UE (Union européenne), Moscou met en œuvre une "grande stratégie" qui combine pressions diplomatiques, propagande, force armée et chantage énergétique. En effet, les exportations énergétiques russes ne relèvent pas du simple business mais elles sont utilisées comme un outil de puissance et de coercition, en corrélation avec d’autres instruments, pour atteindre les objectifs politiques fixés au Kremlin : gêner voire empêcher le retournement géopolitique de l’Ukraine vers l’UE ; à plus long terme, reprendre le contrôle du processus politique ukrainien. 

Les négociations entre Moscou et Kiev sur l’énergie ne relèvent donc pas d’une simple approche économique et d’un marchandage visant à maximiser ses intérêts commerciaux. Les discussions sur les volumes de gaz importés par Kiev, le prix du mètre cube, l’évaluation de la dette ukrainienne vis-à-vis de Gazprom et son remboursement s’inscrivent dans un conflit géopolitique plus large qui doit être analysé selon différents ordres de grandeur. Quand Moscou veut donner corps à l’idée d’un "étranger proche", consolider ses acquis sur le territoire ukrainien (rattachement manu militari de la Crimée et invasion d’une partie du Donbass) et reprendre le contrôle à tout le moins indirect de l’Ukraine, Kiev lutte pour sa souveraineté et son intégrité territoriale. Le niveau des enjeux permet de comprendre le caractère laborieux des négociations russo-ukrainiennes sur l’énergie : un éventuel accord ne serait que partiel, provisoire et,in fine, précaire.

  1. En 2009 déjà, Vladimir Poutine avait fait du gaz russe une arme de négociation en coupant les exportations à destination de l'Union européenne et qui transitaient par l'Ukraine pendant deux semaines. La Slovaquie avait décrété l'Etat d'urgence, la Bulgarie et l'Allemagne avaient dû fermer un nombre important d'usines pour pallier aux manques. Ces pays sont-ils toujours aussi dépendants au gaz russe ?

D’une manière générale, les PECO (Pays d’Europe centrale et orientale) sont très dépendants vis-à-vis des exportations énergétiques russes. C’est là une retombée de la situation qui prévalait encore il y a quelque vingt-cinq ans : leur satellisation par l’URSS et leur appartenance au bloc soviétique (Pacte de Varsovie et COMECON) : les infrastructures énergétiques (oléoducs et gazoducs) ont été construites dans ce contexte géopolitique. Dans le cas de la République fédérale d’Allemagne, l’importation de gaz russe était une composante de l’Ostpolitik mise en œuvre pour consolider la détente Est-Ouest et instaurer les conditions préalables à la réunification (voir l’accord "gaz contre tuyaux" des années 1970 et la construction du gazoduc euro-sibérien avec des technologies allemandes dans les années 1980).  Notons à ce propos que ce n’est pas la détente et la convergence des systèmes qui ont permis la réunification de l’Allemagne mais une longue stratégie de containment de l’URSS, renforcée et musclée sous Reagan, et les effets découlant des contradictions internes au communisme.

A la fin de la Guerre froide, l’idée promue à travers l’UE était de promouvoir un ambitieux partenariat énergétique avec la Russie post-soviétique afin de réduire la dépendance européenne vis-vis des exportations pétrolières en provenance du golfe Arabo-Persique. Rappelons que l’invasion par Saddam Hussein du Koweït et la guerre du Golfe (1990-1991) avaient provoqué un troisième choc pétrolier  et une récession économique. La Russie était vue comme un pays en transition vers l’économie de marché et la démocratie libérale qui devait être rattaché au système occidental. A la suite du retrait des troupes russes du territoire allemand et de ceux des PECO, on voulait croire qu’il n’y avait plus de problème de sécurité à l’Est, les intérêts économiques devant l’emporter. Cette vision des choses prévalait à Bruxelles, à Berlin et dans les capitales d’Europe occidentale, plus encore après l’entrée des PECO dans l’UE et l’OTAN.

Dans les PECO, les perceptions et représentations n’étaient pourtant pas les mêmes. A l’épreuve des faits, Baltes et Polonais ont mieux anticipé la situation actuelle : c’est une logique de puissance qui anime la politique russe et l’énergie est une composante majeure de la "grande stratégie" mise en œuvre par le Kremlin. Il reste que les pays en question sont toujours très dépendants de la Russie. L’Allemagne l’est aussi mais l’importation à bon prix du charbon en provenance des Etats-Unis - la part grandissante des hydrocarbures non-conventionnels (pétrole et gaz de schiste) dans le bilan énergétique américain libère des volumes de charbon pour l’exportation – contribue à diversifier les approvisionnements. Plus à l’ouest, le gaz importé de Norvège et des gisements de la mer du Nord ainsi que le gaz algérien prédominent mais les volumes importés depuis la Russie ne sont pas négligeables, y compris en France. En somme, le poids excessif pris par le gaz russe en Europe ne concerne pas seulement les PECO, ne serait-ce que par les contrecoups d’un nouveau conflit énergétique sur l’ensemble du continent, d’autant plus que la remise en cause des frontières par la force armée remet en cause les fondements juridiques et moraux de l’ "Europe une et libre". Le "chacun pour soi" n’est pas la réponse adéquate à la présente situation géopolitique.

  1. Quelles ont été les mesures prises par l'Union européenne pour se préparer à une nouvelle "prise d'otage énergétique" ?

Le Nord Stream véhicule du gaz russe jusqu’en Allemagne et partir de là vers l’Europe occidentale, avec de possible dérivations vers les PECO : ce n’est donc pas un élément de diversification des approvisionnements européens. La construction du South Stream renforcerait cette logique de dépendance à l’égard de la Russie. C’est dans cet esprit que ces projets et réalisations ont été pensés et conçus par Moscou : renforcer la position dominante de la Russie sur le marché européen pour y exercer une influence politique et contourner l’Ukraine afin de l’isoler politiquement et reprendre le contrôle de cet Etat souverain que les dirigeants russes refusent de reconnaître comme tel. Le Nord Stream n’est utilisé qu’à la moitié de ses capacités et sa rationalité moins économique que  géopolitique : Moscou entend être le maître énergétique de l’Europe.

La réponse adéquate consiste à diversifier ses approvisionnements. L’ouverture et le renforcement d’un "corridor sud" vers la Caspienne, à travers le "pont énergétique" turc, sont une partie de la solution. En 2018, l’entrée en fonction du TANAP (TransAnatolian Gas Pipeline) et la montée en puissance des volumes importés depuis la Caspienne dans la décennie suivante joueront en ce sens. Sur l’axe transatlantique, la transformation en cours des Etats-Unis en un grand exportateur de GNL (gaz naturel liquéfié) et la construction des infrastructures adéquates (usines de liquéfaction au départ et de regazéification à l’arrivée) sont aussi des éléments de diversification : le 28 octobre, la Lituanie a inauguré le terminal gazier de Klaïpeda et la Pologne se dote aussi d’infrastructures de ce type. Si le terminal croate de Krk est enfin construit, l’Europe centrale et orientale bénéficiera d’un "corridor nord-Sud" Baltique-Adriatique qui permettra de diversifier les approvisionnements des PECO. En Méditerranée orientale, les ressources gazières de Chypre, du Liban et d’Israël viendront aussi renouveler la donne énergétique. Plus généralement, le développement d’un marché mondial du gaz amoindrira le pouvoir de la Russie au sein de la "plaque" Europe-Eurasie.

Ce ne sont pas là de vagues anticipations du futur : ces forces sont au travail et les évolutions en cours bénéficieront à l’Europe qui pourra diversifier des approvisionnements et donc renforcer sa sécurité énergétique. Enfin, l’unification du marché énergétique européen, l’interconnexion des réseaux (voir le système des "flux inversés" et la réexportation de gaz dans le sens ouest-est) et la "transition énergétique" sont aussi des évolutions majeures. D’ores et déjà, l’UE est mieux préparée à une éventuelle "guerre du gaz" au plan continental. Les embargos russes de 2006 et 2009 ont été à l’origine d’une prise de conscience des dangers d’une dépendance excessive à l’égard de la Russie. Parallèlement, la Commission européenne a lancé une procédure d’enquête sur les pratiques anti-concurrentielles de Gazprom.

  1. D'autant que les ventes de Gazprom à l'Europe constituent près de 40% de leur chiffre d'affaires... Quelles sont les marges de manœuvre de Poutine, alors que la Russie enregistre une inflation de 8% ? 

De fait, la Russie dépend très largement du marché européen : celui-ci absorbe 60 % de ses exportations pétrolières et 85 % de ses exportations gazières, ce qui représente plus de 15 % du PIB russe. Le contrat gazier signé par Moscou et Pékin en mai dernier et réorientation d’une partie des exportations russes vers la Chine représentent quelque 20 % des volumes exportés vers l’Europe : s’il ne faut pas négliger sa signification politico-stratégique (la Russie cherche des appuis en Asie pour peser en Europe), ce n’est pourtant pas un bouleversement énergétique d’ensemble.

Au vrai, le modèle de puissance russe fondé sur les exportations de produits bruts bute sur ses limites et les tendances précédemment décrites ne sont pas favorables à Moscou. Les sanctions occidentales et leurs effets sur l’économie russe mettent la chose en exergue : l’économie entre en récession, l’évasion des capitaux s’accélère, le rouble chute et l’inflation s’accroît. Le conflit entre la Russie et l’Occident se joue en partie sur le terrain de la géoéconomie et la situation réduit la latitude d’action de Moscou.

Cela ne signifie pas le retour au statu quo ante. Dans l’immédiat, Vladimir Poutine cherche à consolider ses acquis en Crimée et dans la partie du Donbass passée sous contrôle russe : il n’entend pas renoncer aux prises territoriales, autant d’"actifs" géopolitiques qu’il pourra utiliser à plus ou moins longue échéance, en fonction du contexte et des opportunités. L’Ukraine est la pierre angulaire des représentations géopolitiques russes et Poutine veut s’assurer une forme de contrôle sur ses destinées, au moyen de son pouvoir de nuisance. Ce conflit géopolitique se joue dans la durée, sur différentes échelles et dans différents champs: l’énergie n’est que la partie d’un tout.

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