Corporatisme, cartésianisme, égalitarisme : quelles sont les racines des vrais maux français ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Le carriérisme ou le corporatisme font autant de mal à l'économie française que le manque de compétitivité.
Le carriérisme ou le corporatisme font autant de mal à l'économie française que le manque de compétitivité.
©Reuters

Diagnostic

Lors de la présentation de son projet de loi pour l'activité, Emmanuel Macron a tenu à présenter les résultats du diagnostic qu'il fait de l'économie française. Pourtant, il semble oublier que d'autres "maux" ont une influence tout aussi négative, comme le cartésianisme des élites, et la quête parfois aveugle de l'égalitarisme.

Philippe Braud

Philippe Braud

Philippe Braud est un politologue français, spécialiste de sociologie politique. Il est Visiting Professor à l'Université de Princeton et professeur émérite à Sciences-Po Paris.

Il est notamment l'auteur de Petit traité des émotions, sentiments et passions politiques, (Armand Colin, 2007) et du Dictionnaire de de Gaulle (Le grand livre du mois, 2006).

 

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Françoise Dreyfus

Françoise Dreyfus

Françoise Dreyfus est professeur émérite de Sciences politiques à l'Université Paris-I Panthéon-Sorbonne. Son champ d'études porte sur la bureaucratie et l'administration publique. 

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William Genieys

William Genieys

William Genieys est politologue et sociologue. Il est directeur de recherche CNRS à Science-Po.

Il est l'auteur de Sociologie politique des élites (Armand Colin, 2011), de L'élite politique de l'Etat (Les Presses de Science Po, 2008) et de The new custodians of the State : programmatic elites in french society (Transaction publishers, 2010). William Genieys est l’auteur de Gouverner à l’abri des regards. Les ressorts caché de la réussite de l’Obamacare (Presses de Sciences Po [septembre 2020])

Il a reçu le prix d’Excellence Scientifique de la Fondation Mattéi Dogan et  Association Française de Science Politique 2013.

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Atlantico : Lors de la présentation de son projet de loi sur l'activité, Emmanuel Macron a évoqué le diagnostic de l'activité économique française à travers trois "maux". Il s'en est notamment pris aux corporatismes, sources selon lui de blocages. N'y a-t-il pas également d'autres formes de corporatismes en France, comme le corporatisme intellectuel, illustré par la résistance que les socialistes opposent au gouvernement, là où Tony Blair avait amorcé une mutation plus aisée du parti Travailliste lors de son propre tournant libéral par exemple ?

Philippe Braud : Corporatisme intellectuel ? Le mot me paraît trop fort car il semble postuler l’existence d’une pensée unique dans le débat intellectuel, qui s’imposerait par voie autoritaire. Or s’il existe en effet des intellectuels et des économistes qui demeurent attachés à des conceptions manifestement en porte-à-faux avec l’actuel environnement européen et international, il en est d’autres qui pensent fort différemment. Mais ce qui est vrai c’est que la scène médiatique privilégie certaines formes paresseuses (et convergentes) de pensée tandis qu’il méconnait des institutions et des personnalités, fortement qualifiées pourtant pour émettre des diagnostics pertinents, quoique à contre-courant du prêt-à-penser traditionnel. Qui, dans l’opinion publique et chez les responsables politiques (socialistes ou autres) connaissait Jean Tirole avant qu’il ne reçoive le Prix Nobel d’Economie il y a quelques jours ?

Françoise Dreyfus : Les corporatismes professionnels -signifiant que chaque profession essaye de conserver ou d'accroître ses avantages en invoquant des arguments souvent spécieux- sont bien une source de blocage, dans la mesure où en période de chômage, toute menace, voire chantage, concernant les emplois a un effet anesthésiant sur les décideurs publics.

La notion de "corporatisme intellectuel" ne me semble guère pertinente ! Les socialistes sont divisés idéologiquement entre les tenants d'une ligne pragmatique (Valls) et ceux qui estiment que les solutions "sociales-libérales" trahissent les idéaux de la gauche et, partant, les électeurs. L'histoire du parti travailliste en Grande Bretagne est très différente de celle du parti socialiste, mais surtout l'existence en France d'un parti communiste (même s'il est très affaibli) sur la gauche du PS influe en partie sur les prises de position de certains élus socialistes.

William Genieys : Le ministre de l’économie pointe l’activation des corporatismes multiples qui s’érigent contre son programme de réforme. Ce phénomène est une réalité historique inscrite dans la très longue durée. Cet héritage de l’Ancien régime selon Tocqueville a manifestement survécu à toutes les révolutions. Lié à la constitution de notre Etat ‘fort’, les corporatismes se retournent contre lui aujourd’hui car les réformes qui s’engagent remettent en question la logique même de ce processus. La métaphore d’Emmanuel Macron sur la nécessité d’un "new deal" est bien venue, car l’enjeu est bien la "réinvention" du rôle de l’Etat dans ses fonctions de redistribution et de garant de l’ordre social. Or, un tel pari est tenable à deux conditions au moins : l’appui de la société civile sur les grands axes des réformes (marché du travail, couverture sociale etc) et une adhésion des élites d’Etat autour des différentes politiques à mettre œuvre.

La comparaison avec le R.U. est délicate car l’Etat est plus faible et les corporatismes sociétaux moins de poids sur le gouvernement. Les britanniques ont connu la "troisième voie" liée au blairisme mais ils ont également subi le thatchérisme, manière de gouverner les politiques publiques qui ont radicalement bousculé la société. Qu’a t-on connu en France en comparaison mis à part des changement marginaux conduisant plus a rapetasser notre Etat providence qu’à le réformer.

L'éducation française, qui forme également les élites du pays, est très souvent critiquée pour son enseignement académique. Lors de la publication du rapport de l'OCDE  en août dernier, Andreis Schleider parlait d'ailleurs d'un décalage entre l'enseignement français et la réalité professionnelle. Dans quelle mesure cette formation basée sur l'accumulation de connaissance, sur le cartésianisme intellectuel peut-il expliquer une certaine difficulté pour les élites françaises à connaître le réel ?

Philippe Braud : Oui, le rapport de l’OCDE sur le système français d’éducation met en évidence quelques vérités dérangeantes, bien connues d’ailleurs par nombre d’universitaires et d’enseignants. Mais les blocages d’ordre politique, syndical ou mental ont jusqu’ici paralysé des réformes pourtant urgentes. Certes, il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Notre système, fondé sur la mise en place de connaissances fondamentales, produit dans nombre d’institutions (les Grandes Ecoles surtout, et bien des lycées) de remarquables résultats. Encore faudrait-il qu’au nom de la critique de l’élitisme leurs performances ne soient pas menacées de l’extérieur. Mais ce qui est vrai c’est que demeure encore, dans trop d’établissements, un état d’esprit frileux et, sur le terrain de la formation économique, quelques confusions aberrantes. Le stigmate des "cadeaux aux patrons", lorsqu’il s’agit d’améliorer la compétitivité des entreprises (seule créatrice d’emplois dans un monde de libre concurrence), est le produit direct d’un type d’enseignement "daté" et partisan. Mais concluons sur une note optimiste. Beaucoup de choses sont en train de changer dans le sens d’une ouverture de l’Ecole et de l’Université sur la société, et certaines critiques socialistes du "tournant libéral" du gouvernement Valls et de son ministre Macron, apparaissent comme de simples combats d’arrière-garde.

Françoise Dreyfus : Les critiques à l’égard de notre système d’enseignement trop "académique" et insuffisamment "pratique" ou professionnalisant ne sont fondées qu’en partie ; s’il s’agit de l’enseignement supérieur, il souffre, de mon point de vue, d’autre maux. Quant aux élites formées en particulier dans les grandes écoles ( X, HEC, ENA, etc… dont certains élèves cumulent les cursus), c’est sans doute davantage leur origine sociale, c’est-à-dire leur appartenance aux couches moyennes-supérieures et supérieures, qui ne leur a pas donné l’occasion de se confronter à la réalité de la vie de la majorité de leurs concitoyens ; les connaissances qu’ils ont acquises à ce sujet ne sont pas celles de l’expérience et ce n’est pas une formation moins académique qui y remédierait.

William Genieys : La formation professionnelle en France est une victime collatérale de "l’exceptionnalisme" de notre système éducatif. Dénigrée car toujours considérée comme une voie de garage en terme d’ascension sociale, la formation professionnelle n’a jamais connu le développement qu’elle a en Allemagne ou encore en Suisse. Il n’y a qu’à voir les problèmes liés à la réforme de la taxe d’apprentissage dont la finalité a été détournée depuis bien longtemps. Par ailleurs, il faudrait peut être également s’interroger sur la large place faite dans le système universitaire aux filières d’enseignement liés aux humanités qui ne sont plus trop en prise avec les besoins de la société actuelle. Le rôle et la place de type de cursus date de la France coloniale qui privilégiait la diffusion et le rayonnement de notre "haute culture" dans la francophonie. Ce choix a été fait au détriment d’une valorisation de la formation professionnelle et on est encore dans un dépendance à ce passé révolu.

Dominique Rousseau, ancien directeur du Centre d'études et de recherches constitutionnelles et politiques en fait également la critique. Il explique de même que c'est la principale raison pour laquelle les élites manquent de "capteurs pour saisir la société". Comment en est-on arrivés à avoir des élites aussi "unidimensionnelles" ?

Philippe Braud : Je ne partage pas ce constat. Les "élites" ne constituent pas un monde homogène. Les élites politiques sont surtout prisonnières des attentes de leur électorat. ; et, aux sommets de l’Etat, comme le relevait récemment Emmanuel Macron, ce sont les conditions d’exercice des plus hautes responsabilités qui isolent. Quant aux élites économiques et bureaucratiques, elles ont les conceptions et les convictions adaptées aux "logiques de situations" qui sont les leurs. En démocratie, les "capteurs pour saisir la société", ce sont les médias et la liberté d’expression qui s’exerce dans les nouvelles formes de communication (Internet et la blogosphère). Il ne faut pas non plus ignorer l’incapacité des gens ordinaires (entrepreneurs ou salariés) à "capter" les impératifs globaux et les contraintes de toute nature qui pèsent sur les décideurs.

Françoise Dreyfus : L’une des raisons pour lesquelles les élites manquent de "capteurs pour saisir la société" est essentiellement liée à la composition sociale desdites élites (voir la composition des assemblées parlementaires, des gouvernements qu’ils soient de droite ou de gauche, dans lesquelles il n’y a pratiquement plus d’ouvriers, où il n’y a jamais eu d’employés) et surtout à la professionnalisation politique. Dans la mesure où les carrières politiques se construisent dans l’appareil des partis, qui choisissent les candidats aux élections locales et nationales en fonction de divers paramètres (p.ex. militantisme dans les organisations de jeunesse ou syndicats étudiants, permanents du parti, etc…), les élus n’exercent –pour la plupart d’entre eux- pas ou plus d’activité professionnelle dans la "vraie vie" et se coupent de la réalité (serrer les mains sur les marchés le dimanche, en période électorale, n’apprend pas grand’chose sur elle). Pour autant, les élus ont les moyens de savoir quelles sont les difficultés de leurs mandants et la possibilité d’être leurs porte-parole ; avec le risque d’être soupçonnés de ne penser qu’à leur réélection !

William Genieys : Il est clair que pour la formation des élites de demain on a besoin de fortes universités englobant en leur sein les grandes écoles. Tout autre type de débat sur ce point relève d’un corporatisme élitaire bien français qui se drape de grands principes qui n’ont plus aucune efficience (méritocratie, égalitarisme) et qui au fond empêchent la diversification sociale et culturelle de nos élites. Le problème ici c’est le corporatisme des élites qui délégitime toute réforme sur la question et cela depuis la loi Faure de 1968…

Dans quelle mesure ce constat peut-il nuire à l'émergence de nouvelles solutions, voire tout simplement de s'adapter à un contexte régi par de nouveaux paramètres ?

Philippe Braud : Les blocages de mentalités qui freinent l’acceptation de réformes pourtant indispensables ne sont pas remédiables tant que les dirigeants politiques manquent de courage pour communiquer et décider. L’impopularité actuelle du président de la République pourrait pourtant se révéler un atout. Il n’a plus rien à perdre, et il jouit de la stabilité que lui confèrent nos institutions jusqu’à 2017. Des réformes douloureuses mais efficaces à terme sont le seul moyen de faire évoluer l’opinion publique. Ce sont les résultats qui seuls peuvent convaincre.

William Genieys : Ce n’est pas uniquement une question de compétence des élites et plus particulièrement celles qui conduisent les politiques publiques. Les projets de réforme sont dans les terroirs. C’est leur mise sur l’agenda qui est problématique surtout face à la menace des chiffons rouges tel que le mythe de la société bloqué, souvent agité d’ailleurs par la classe politique pour expliquer ses échecs sur la question. En revanche, les élites politiques comme les élites d’Etat gagneraient certainement à mettre œuvre des réformes quant à leur statut et carrière, cela rendrait plus acceptablement socialement les réformes qu’elles demandent aux autres.

Françoise Dreyfus : Nous sommes aujourd’hui dans un monde extrêmement complexe auquel nous ne sommes pas encore totalement adaptés. Il faut tout d’abord analyser ce qu’est cette nouvelle donne mondiale et réfléchir à la manière de s’y insérer sans perdre son âme.

Les fonctionnaires dirigeants français ont d'ailleurs beaucoup plus de pouvoir que leurs homologues américains par exemple, sans forcément en connaître la rémunération. La richesse quant à elle est distribuée dans le secteur privé. Cette obsession pour l'égalitarisme peut-elle être la conséquence de cette frustration ?

Philippe Braud : Je ne vois pas en France de réelle obsession pour l’égalitarisme, si ce n’est dans la rhétorique de responsables politiques qui se situent à la gauche de la gauche. En revanche l’idée d’égalité a toujours bonne presse, même si, en pratique, sa concrétisation demeure relativement modérée. A signaler cependant que la croissance continue des inégalités aux Etats-Unis, surtout celle des "inégalités de chances", a atteint un seuil qui alarme Janet Yellen, la présidente de la Fed. "L’inégalité peut contribuer à la croissance économique en tant que stimulus. Mais elle peut aussi rendre les choses pire".

William Genieys : On ne peut pas comparer les systèmes français et étasunien de la sorte car cela génère forcement une vision manichéenne des choses. En effet, dans le deux pays les va et vient entre la sphère de la puissance publique et le secteur privé existe. Et c’est dans le privé que les élites accèdent à de forte rémunération. And so what ! La différence c’est qu’au USA le phénomène du ‘revolving door’ est considéré comme vertueux alors qu’en France on a durci artificiellement cette opposition, alors qu’une grande majorité des membres des conseils d’administrations des grandes entreprises publiques et privés sont passés par le public. Cela prouve bien que les compétences mobilisées sont valorisables dans des secteurs portant présentés comme antinomique.

Au nom de l'égalitarisme, certaines mesures peuvent parfois sembler hors-sol. Ainsi, le cadre fiscal, source principale de la solidarité redistributive, est un des grands freins à l'investissement privé dans l'économie réelle. De même, les débats voulus récemment par les entreprises sur les mesures de simplification a révélé un cadre légal parmi les plus lourds d'Europe. Comment expliquer le fait que l'égalitarisme soit parfois devenu une source de négation du réel ? 

Philippe Braud : Il convient de juger un arbre à ses fruits. Les politiques redistributives ont, historiquement, joué un rôle majeur dans la modération des luttes de classes et la marginalisation des revendications révolutionnaires radicales. Ne l’oublions pas ! Mais lorsqu’elles atteignent un seuil où elles se révèlent un frein à la croissance économique, à l’investissement et à la création d’emplois, elles deviennent dangereuses, y compris pour la cohésion sociale dans la mesure où elles entretiennent un chômage élevé et découragent l’esprit d’entreprise.

William Genieys : Justesse de la recherche de l’égalité sociale et le principe de redistribution par l’impôt, est au fondement de tout système démocratique. Il est incontestable en soi. Le problème c’est qu’avec le temps, notre cadre fiscal et le système répartition des ressources qu’il le supporte, est également devenu un mille-feuille. Mais y toucher est perçu comme une remise en cause de notre quête collective de l’égalité. Dans ce sens l’égalitarisme est devenu une arme de "domination" massive mobilisé par pour tous les tenants du conservatisme et du corporatisme français pour justifier le statu quo. L’immutabilité du principe d’égalité sert aujourd’hui de socle à toutes les rhétoriques réactionnaires que nous connaissons.

Françoise Dreyfus : Je ne pense pas que l’égalitarisme soit à l’origine des "maux" que vous évoquer. La fiscalité redistributive est, par nature, inégalitaire : moins on a de revenus moins on paye et vice-versa.

Invoquer l’égalité (voir le débat sur les allocations familiales) peut servir à défendre des intérêts extrêmement contradictoires. La règle retenue par les juristes (le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel) est la suivante : ceux qui sont dans une même situation doivent être traités de manière égale, ce qui est loin d’être une référence abstraite, mais au contraire tient compte de réalités différenciées.

Le débat sur la faiblesse des investissements du secteur privé est largement biaisé ; l’argument "c’est la faute de l’État" est très commode, mais peu pertinent. Ceux qui se plaignent sont les premiers à demander l’aide de l’État quand leurs affaires vont mal.
Quant à la simplification règlementaire, il n’y a aucun doute sur sa nécessité, mais là encore l’empilement des textes n’a pas de rapport avec l’égalité.

Quoiqu’il en soit, dans notre société de plus en plus inégalitaire, il est indispensable de protéger les plus faibles et d’utiliser les moyens redistributifs en tant qu’instruments de justice sociale.

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