Ce que la dissolution du groupe europhobe au Parlement européen dit de la nature profonde (et des limites) des partis populistes<!-- --> | Atlantico.fr
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Nigel Farage, leader de l'ELDD.
Nigel Farage, leader de l'ELDD.
©Reuters

La zizanie

Le groupe europhobe "Europe de la liberté et de la démocratie directe" (ELDD) au Parlement européen a été dissous jeudi à la suite de la défection de l’une de ses élues, l’eurodéputée lettonne Iveta Grigule. Un événement qui illustre le manque de corpus idéologique commun entre des formations politiques disparates.

Renaud Honoré

Renaud Honoré

Journaliste aux Echos et correspondant à Bruxelles en charge des affaires européennes.

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Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Atlantico : Comment expliquer le départ de l'eurodéputée lettonne qui a entrainé de facto la dissolution du groupe de l'ELDD ? Pourquoi cet attelage disparate composé d’une quarantaine de députés européens, essentiellement anglais et italiens, était-il voué à l’échec alors qu’il agrégeait aussi des parlementaires français, lettons, suédois, tchèques et lituaniens ?

Renaud Honoré : Cela n’est pas encore clair mais le groupe ELDD accuse le Parti populaire européen et les sociaux-démocrates d’avoir fait pression sur la députée européenne lettonne. Le fait que ce groupe parlementaire éclate rapidement seulement deux mois après sa création n’est pas une surprise. Ce genre de groupe n’aime pas l’Europe et il est difficile de les réunir autour d’une idée forte. Il y a aussi une forte instabilité en son sein. Déjà lors de la législature 2009-2014 le groupe où siégeait le leader d’ELDD Nigel Farage était celui où il y avait le moins de cohésion. En effet, les élus ne votaient pas la même chose une fois sur deux. Ils ont traditionnellement du mal à s’entendre. La députée lettonne a quitté le groupe mais cela aurait pu être une autre car il était composé de plusieurs pays dotés d’un seul ou de deux élus.

Christophe Bouillaud : Dans la mesure où ces alliances parlementaires ne correspondent pas à l’existence préalable d’une organisation politique transeuropéenne entre les futurs alliés, pas nécessairement d’ailleurs un "parti européen" au sens des réglementations européennes, elles sont particulièrement fragiles, les gens se connaissent mal et n’ont pas nécessairement eu le temps de se jauger. Le groupe ELDD était particulièrement menacé pour n’être en fait que l’alliance des deux grands partis de deux grands pays : l’UKIP de Nigel Farage pour le Royaume-Uni et le "Mouvement 5 Etoiles" (M5S) de Beppe Grillo pour l’Italie, avec quelques pièces rapportés un ou deux députés au plus pour les cinq autres pays représentés. Il faut bien dire que le fait que le groupe ait pu se faire grâce à la dissidence d’une élue FN, ne correspondant par ailleurs à aucune force politique réelle autre que sa propre personne, était déjà une faiblesse. La défection possible de l’élue lettone était donc seulement l’un des talons d’Achille possibles de ce groupe. Il ne nous est pas donné de savoir pourquoi cette députée balte a finalement fait défection, et peu importe au fond ; puisque c’est le faible nombre d’élus par pays représenté en dehors de l’Italie et du Royaume-Uni qui constituait déjà la fragilité du groupe.

Par ailleurs, la raison plus essentielle de la fragilité du groupe ELDD, c’est que les Conservateurs britanniques ont réussi en juin 2014 à attirer dans leur propre groupe parlementaire (le CRE, "Conservateurs et réformiste européens") des anciens partis du groupe ELD de 2009-2014, le groupe prédécesseur de l’ELDD, en particulier parce que l’image des Conservateurs britanniques, malgré tout, reste celle d’un vieux parti de gouvernement, sérieux et démocrate. Un parti comme le Parti du peuple danois (DFP) par exemple, en rejoignant l’alliance avec les Conservateurs britanniques, y a gagné en respectabilité, il sera par la suite d’autant plus difficile de le soupçonner de crypto-fascisme, et il pourra peut-être entrer directement au gouvernement la prochaine fois que la droite sera au pouvoir au Danemark au lieu de se contenter de soutenir sans participer. Par ailleurs, l’UKIP, en concurrence directe avec les Conservateurs britanniques pour le leadership sur l’anti-fédéralisme libéral au Parlement européen, n’a pas voulu frayer avec ceux qu’il fait mine de soupçonner d’accointances fascistes, voire nazies, c’est-à-dire ceux rassemblés autour du FN de Marine Le Pen, du FPÖ autrichien et du PVV de Gert Wilders. C’est vrai que pour un héraut du nationalisme britannique, qui veut revenir au bon vieux temps du "Rule Britannia", et dont l’électorat est largement constitué de lecteurs de tabloïds largement restés intellectuellement en 1942 dans leur vision du continent européen, il est difficile par exemple de sympathiser avec des autrichiens d’extrême droite, des gens de la patrie d’A. Hitler, et avec un parti français qui célèbre le culte de Jeanne d’Arc tous les ans au mois de mai.

L’attelage UKIP-M5S n’avait pas assez d’alliés un peu consistants. La règle des sept pays pour constituer un groupe de 25 eurodéputés au minimum est destinée justement à éviter ce genre de regroupements qui ne soient pas suffisamment représentatifs d’une opinion répandue en Europe. Il est de fait interdit au Parlement européen d’exister politiquement si on ne représente qu’un parti d’un pays sans de nombreux alliés sérieux et fiables. Il faut être "européen" ou renoncer à compter.

Même si ses membres partagent une vision anti fédéraliste de l’Europe et le même rejet de l’immigration, en quoi peut-on dire que l’une des limites de ce groupe politique europhobe est le manque d’un corpus idéologique commun ? En défendant des intérêts nationaux parfois contradictoires avec d’autres pays, les membres de l’ELDD ne manquaient-ils pas aussi de cohérence ?

Renaud Honoré : Entre le UKIP, le parti de l’Indépendance du Royaume-Uni de Nigel Farage et le Mouvement cinq étoiles italien de Bepe Grillo ce n’est pas la même chose même si ce dernier s’est prononcé pour la sortie de l’euro. Le Mouvement 5 étoiles a longtemps hésité à rejoindre l’ELDD. Les Verts européens et la gauche radicale européenne essayent de récupérer le parti de Bepe Grillo. C’est quelque chose de surprenant de voir l’extrême droite et l’extrême gauche draguer un même groupe parlementaire. Pendant trois mois les groupes eurosceptiques ont discuté les uns avec les autres, certains partis ont essayé de draguer et ont gardé contact avec un, deux voire trois partis différents en même temps. Cela veut dire qu’il n’y avait pas de cohésion. Il n’y avait donc dans ce groupe ni projet commun ni corpus idéologique ni aucune colonne vertébrale à part l’euroscepticisme. C’était un peu l’auberge espagnole.

Christophe Bouillaud : Au sein du Parlement européen, la formation d’un groupe suppose que les alliés disposent d'un programme partagé. Cela fait partie du Règlement intérieur du Parlement européen. Il est interdit de former des groupes techniques de députés non-inscrits. L’extrême droite a tenté l’aventure il y a quelques législatures, et ce groupe a été dissous pour n’être que "technique". De fait, l’UKIP et le M5S partageaient tout de même un immense doute sur l’Union européenne actuelle, bien plus grand que celui exprimé par la plupart des autres partis du Parlement européen, y compris une bonne part de l’extrême droite d’ailleurs. L’UKIP veut quitter l’Union, et le M5S veut changer radicalement son économie politique et son fonctionnement. Par ailleurs, il se trouve que les intérêts anglais et italiens n’entrent pas beaucoup en collision. Il n’existe pas de contentieux historique, comme entre les Italiens d’extrême droite et les Allemands et Autrichiens d’extrême droite autour du Tyrol-Haut-Adige. Par contre, l’UKIP et le M5S sont loin d’être sur la même ligne en matière d’immigration, ou plus encore d’écologie. Le M5S ne fait pas partie de la famille des partis d’extrême droite anti-européens et anti-immigrés. Il est "ailleurs" si j’ose dire, au risque de n’être nulle part. Les deux partis UKIP et M5S partagent tout de même une chose importante : leur idée, populiste si l’on veut, que le peuple de leur pays doit compter dans la vie politique, que la démocratie n’est pas un vain mot.

Quelles sont les autres limites de ces différents partis populistes présents au Parlement européen ?

Renaud Honoré : Comme ils refusent dès le départ le système européen, ils refusent de travailler. En ne voulant pas jouer leur rôle au sein du système européen ils ne peuvent pas le transformer. La plupart du temps ces élus ne travaillent pas ou se retrouvent dans des groupes politiques plus faibles et ont donc moins de pouvoir que les principaux. Rappelons aussi que les Le Pen père et fille ne brillaient pas par leur participation au jeu parlementaire sur la précédente législature.

Christophe Bouillaud : L’une des grandes limites, c’est que ces partis sont structurellement minoritaires face à  une grande coalition PPE-PSE-ALDE qui se reproduit de législature en législature depuis l’origine de ce Parlement dans les années 1950. Ils ne jouent donc qu’un rôle restreint dans les décisions parlementaires. Ils doivent se contenter de voir passer les trains législatifs, de poser des questions qu’ils veulent gênantes, ou  de faire des discours (dans le temps limité imparti par le Règlement). Ils pourraient, surtout pour les plus extrémistes d’entre eux, tout aussi bien ne pas siéger. Qu’ils soient là ou pas, cela ne change vraiment rien, et leur reprocher de ne pas siéger est d’ailleurs d’une parfaite mauvaise foi de la part des représentants des partis majoritaires. Du coup, leurs élus tendent à se décourager, à s’investir dans la vie politique nationale de leur pays d’origine, ou bien finissent par faire défection vers un groupe de la majorité afin que leur travail parlementaire prenne un sens. C’est difficile sans doute d’être dans un Parlement très "intellectuel" dans son recrutement et dans son fonctionnement au jour le jour, et d’être condamné au silence ou à l’inexistence de fait, parce qu’on fait partie des extrêmes. Le seul grand contre-exemple historique à cette règle, c’est un député danois eurosceptique, Jens-Peter Bonde du "Mouvement de Jui", qui a fini, à force de travail et d’assiduité, par être invité à siéger à la Convention européenne des années 2000, celle qui a préparé le TCE rejeté en 2005 par les électeurs français et néerlandais, pour y représenter la vision anti-fédéraliste de l’avenir de l’Union européenne.

L’autre grande limitation, c’est que ces partis ne savent pas bien ce qu’ils voudraient mettre à la place de l’Union européenne actuelle. Aucun n’est en fait isolationniste ou autarcique, personne ne souhaite l’arrêt du commerce international, tout le monde prône une "autre Europe" qui verrait la coopération entre nations européennes continuer sous d’autres modalités, il n’est pas sûr que cette autre Europe soit en fait très différente de l’Europe actuelle en réalité.

Enfin, ils ont tendance à se soupçonner les uns les autres de fascisme caché. Leur difficulté à s’allier au Parlement européen et à constituer par ailleurs un seul grand "parti européen" des anti-fédéralistes radicaux de droite tient largement à ce fait que personne aujourd’hui ne veut apparaître aux yeux de l’opinion publique nationale et européenne comme un fasciste. Il ne faut donc pas avoir de mauvaises fréquentations, et il faut éviter d’être qualifié de fasciste par transitivité. Ton allié est réputé par la presse internationale être un fasciste, donc tu es un fasciste. C’est un peu comme dans la guerre civile ukrainienne où chaque camp accuse l’autre en présence d’être fasciste. Les plus légitimes ont peur d’être contaminés par les moins légitimes, et finalement seuls quelques partis, comme Aube Dorée en Grèce ou le Jobbik en Hongrie sont prêts à assumer l’héritage politique d’avant 1945. L’ombre portée du nazisme reste difficile à assumer.

Quelles conséquences devrait entraîner la dissolution de ce groupe dont les membres vont désormais rejoindre les non-inscrits, et notamment ceux du FN ?

Renaud Honoré : Ce sera désormais une grande séance de danse du ventre. Les Verts et la gauche radicale vont essayer de séduire des membres du parti de Bepe Grillo. Le principal enjeu pour le parti de Marine Le Pen c’est de pouvoir former un groupe. Le FN avait échoué à former son groupe mais il retrouve maintenant la possibilité de le faire. Il faut voir s’il réussit à avoir dans son groupe des parlementaires de petits pays comme les Suédois ou les Lituaniens. Il manque encore deux pays pour que le FN puisse former un groupe. Avec le UKIP cela parait en revanche très compliqué car ce dernier a eu des mots assez durs avec le FN.

Christophe Bouillaud : Sur le plan pratique, les nouveaux non-inscrits perdent beaucoup de moyens et de possibilités d’intervention dans la vie parlementaire. Ils ne sont plus rien. Pour les gens du M5S, qui savaient à l’avance qu’il ne fallait surtout pas se mettre dans cette situation d’impuissance, ils doivent le vivre très mal. Il est difficile de voir où ces élus pourraient se reclasser : ils sont vraiment à la fois à droite et à gauche, ils sont en fait contre toute la classe politique telle qu’elle existe en Europe depuis les années 1950. Pour les élus de l’UKIP, la bataille électorale au Royaume-Uni est ouverte, ils peuvent s’y consacrer, et, de toute façon, ce genre d’épisode les renforcera dans leur conviction que l’Union européenne constitue une version contemporaine des dictatures réunies de Napoléon (jacobinisme), de Lénine (collectivisme) et d’Hitler (pangermanisme) ou peu s’en faut. Ils y verront un complot.

Par contre, cette situation peut permettre à certains élus d’autres partis de rejoindre le groupe CRE chaperonné par les Conservateurs britanniques si l’on veut bien d’eux, ou bien, d’aider à la création d’un groupe d’extrême droite autour du FN de Marine Le Pen et de ses alliés. Les Démocrates suédois seraient un bon candidat à une telle alliance, surtout que les élections en Suède sont désormais passées. Il faut bien dire qu’avec la dissolution du groupe EFDD aujourd’hui et l’échec du FN à constituer un groupe en juin 2014, le Parlement européen se retrouve avec une masse à ma connaissance inédite de députés non-inscrits, près d’une centaine sur 751, soit près de 15% des élus, cela fait beaucoup tout de même. Il serait sans doute plus sain pour la représentation démocratique des Européens qu’il existe un groupe à la droite de CRE, anti-fédéraliste, anti-immigration et anti-libertaire, et non pas un vaste purgatoire des non-inscrits. Même dans ce cas, il restera tout de même deux grands isolés : l’UKIP et le M5S, à moins qu’ils n’arrivent à sauver leur groupe, mais je crois qu’ils auraient déjà paré le coup s’ils avaient eu une solution à la défection de l’élue balte qui n’a pas dû les surprendre tant que cela.

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