Martin Selmayr ou le visage du vrai - et lourd - pouvoir de l’Allemagne à Bruxelles (quand cette pauvre France s’imagine qu’il suffit d’avoir un commissaire pour assurer son influence) <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Europe
Martin Selmayr
Martin Selmayr
©Capture / Youtube

Règne des apparences

Le directeur de Cabinet de Jean-Claude Juncker, un Allemand du parti démocrate chrétien, serait le nouvel homme fort de la Commission. Martin Selmayr dirigerait déjà la Commission d'une main de fer.

Olivier Costa

Olivier Costa

Olivier Costa est directeur de recherche au CNRS au Centre Emile Durkheim de Bordeaux et directeur d’études au Collège d’Europe. Il a publié avec Nathalie Brack Le fonctionnement de l’Union européenne aux Editions de l’Université de Bruxelles, 2° édition, 2013

Voir la bio »
Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

Voir la bio »

Atlantico : Les eurodéputés ont auditionné la semaine dernière l'ensemble des futurs Commissaires européens pendant plus de 24 heures durant. Pourtant, Martin Selmayr, déjà décrit comme l'homme qui détiendra le plus de pouvoir au sein de la Commission ne figurait pas parmi eux. Et pour cause, il n'est pressenti à aucun poste de commissaire mais sera en fait le futur directeur de Cabinet de Jean-Claude Juncker. Quelle influence réelle exerce l'Allemand docteur en droit et ancien directeur de Cabinet de Viviane Reding ? 

Christophe Bouillaud : Pour l’instant, personne ne peut préjuger de son influence strictement personnelle sur les futures décisions du Président de la Commission lorsque Jean-Claude Juncker entrera vraiment en poste dans quelques jours. Son passé peut certes laisser supposer qu’il jouera un rôle essentiel à l’image de celui de Pascal Lamy auprès du Président Jacques Delors, mais il serait bien présomptueux de croire a priori qu’un administratif, aussi qualifié et dynamique soit-il, joue un rôle autre que celui qu’un homme politique tel que J.-C. Juncker voudra bien lui laisser. 

Quelles impulsions va-t-il donner à la commission ?

Christophe Bouillaud Il devrait déjà s’attacher à mettre en oeuvre le programme annoncé par Jean-Claude Juncker, ce qui ne sera pas si simple que cela. La composition de la Commission, avec ses choix de commissaires à contre-emploi, a bien montré à quel point les tensions sont grandes en Europe sur la définition même de l’intérêt général européen. Une Union européenne qui prétend vouloir lutter contre le changement climatique et qui se choisit comme commissaire en charge de ce domaine un homme ayant eu des liens d’affaire avec l’industrie pétrolière, Michel Canete, se situe tout de même aux limites humaines de l’équilibrisme politique ou, si l’on veut, en pleine dialectique au sens hégélien du terme.

D'aucun vont jusqu'à estimer que la présence de ce chrétien-démocrate témoigne de la stratégie de l'Allemagne consisterait à "noyauter" la commission en y plaçant ces hommes à des postes clés mais peu visibles. Dans une Europe à 27, l'influence d'un Etat membre passe-t-elle plus de que jamais par ce type de postes, décisifs mais peu visibles ?

Christophe Bouillaud  : Je ne crois pas beaucoup à cette stratégie du « noyautage » intentionnel par un Etat. En effet, les institutions européennes au sens large (Commission, Parlement, Secrétariat général du Conseil, agences européennes, etc., voire firmes de lobbying spécialisées) constituent aujourd’hui d’abord un espace de concurrence entre individus pour occuper les postes les plus prestigieux et les plus rémunérateurs. Ce sont les individus qui font carrière, pas les Etats. Dans ce jeu, la nationalité de chacun est l’un des atouts pour monter en grade, à la fois parce qu’une nationalité, c’est un certain nombre de préjugés – positifs ou négatifs - qu’on doit assumer – ou démentir -, et c’est un réseau de nationaux qui peuvent éventuellement s’entraider. Il ne faut pas aussi sous-estimer le rôle des « métiers » ou des « Directions générales », plus ou moins prestigieux et porteurs pour une carrière vers le sommet de la pyramide. Pendant très longtemps, les juristes français ont trusté certains postes-clés. Le cas de notre compatriote Pierre de Boissieu, secrétaire général adjoint du Conseil européen après 1999, puis secrétaire général en titre de ce même Conseil de 2009 à 2011, est un exemple de ce poids de la performance individuelle et du métier en lien avec la nationalité bien sûr. 

Par le passé de nombreux français ont occupé des postes dans la haute administration de la Commission. Par exemple, Pascal Lamy, directeur de cabinet sous la présidence de jacques Delors, était connu pour diriger la commission d'une main fer. Les Français sont-ils toujours aussi présents aux postes clés ? Comment expliquer ce recul ?

Christophe BouillaudL’impression de recul des Français demanderait à être vérifiée en regardant de près comment seront constitués les cabinets des différents Commissaires. Elle tient largement au fait que, dans les années 1950-1990, ces derniers ont eu un rôle prépondérant dans la construction de l’administration communautaire. L’élargissement de 2004-2007 implique de toute façon que le poids relatif des Français diminue. 

L'absence de Français dans les cabinets atteste-t-elle d'une certaine perte d'influence au sein de l'Union européenne ?

Christophe Bouillaud : A ce stade, il n’est pas possible encore de faire un premier bilan des nominations dans les cabinets, puisque les Commissaires eux-mêmes ne sont pas en place. Par ailleurs, votre question traduit une vision un peu mécanique de l’Union européenne : ce n’est pas parce que quelqu’un affiche une nationalité qu’il va nécessairement et en toute circonstance défendre des intérêts nationaux – pour autant d’ailleurs que ces intérêts nationaux puissent être définis de manière univoque. Il existe aussi beaucoup de divergences idéologiques entre nationaux, et de ressemblances intellectuelles entre responsables, politiques ou administratifs, ne possédant pas la même nationalité. A mon avis, l’orientation idéologique vis-à-vis du rôle respectif des marchés ou de l’Etat joue un rôle tout aussi important que la nationalité en soi, et de ce point de vue-là, dans une Europe très marquée par le libéralisme, à la sauce « néo-libérale » anglo-saxonne ou « ordo-libérale » germanique, les nationaux français peuvent être un peu moins aptes au jeu actuel que d’autres. 

Plutôt que de chercher à obtenir sans certitude le poste de commissaire à l'Economie pour Pierre Moscovici, quels autres postes François Hollande aurait-il eu intérêt à "chasser" ?

Christophe Bouillaud  : Comme je l’ai déjà dit dans vos colonnes, le choix d’essayer d’avoir le Commissariat aux affaires économiques était bien vu, puisque la France, et tout particulièrement le Parti socialiste, prétendent défendre depuis les années 1990 un "gouvernement économique de l’Europe". La presse souligne certes que P. Moscovici se retrouve de facto soumis à un duo de commissaires aussi en charge de l’économie européenne beaucoup plus « austéritaires » que lui, ce qui tendrait à rendre caduc le fait même d’occuper ce poste. Il n’est cependant pas impossible que la politique de l’austérité finisse par provoquer un désastre économique général en Europe – à en juger par les dernières statistiques et prévisions, c’est bien possible -, et qu’alors P. Moscovici devienne le relais d’un saut qualitatif vers une autre politique européenne face à la crise économique ouverte en 2008 et que ce soit lui qui mette sur la touche ses supposés mentors. Le jeu reste ouvert, et P. Moscovici a encore la possibilité de retourner la situation en sa faveur. Le choix de F. Hollande d’insister pour avoir ce poste de commissaire à l’Economie constitue un investissement, certes risqué, mais qui peut finir par être rentable. 

Quelles sont les grandes étapes de la perte d'influence française au sein de l'Union européenne depuis l'arrivée de François Hollande à la présidence de la République ?

Christophe Bouillaud : L’étape fondamentale et fondatrice, c’est le premier sommet européen auquel F. Hollande a participé en 2012. Il incarnait alors la légitimité du suffrage universel français – ce qui n’est pas rien dans l’Europe des 28 où nous sommes le seul pays ayant un régime semi-présidentiel -, il avait soulevé beaucoup d’espoir dans son électorat, et ailleurs en Europe, de revenir sur l’austérité.

Selon les propos de Cécile Duflot dans son livre, les Verts allemands eux-mêmes auraient espéré quelque chose de la part de F. Hollande. Et là, il plie, il accepte un compromis, il signe sans y changer une virgule un traité dénoncé auparavant dans son propre camp politique comme le "Merkozy". Il n’ose pas entrer en conflit ouvert avec l’Allemagne, et de lui poser le dilemme suivant : ou l’Union européenne change de politique économique, ou l’Euro n’est plus. Mon pari, c’est qu’il aurait sans doute gagné à ce moment-là, parce que tout montre que les élites politiques et économiques allemandes ne voulaient pas perdre l’Euro, que personne parmi les grands groupes économiques européens ne veut perdre l’Euro. Cela aurait supposé une bonne engueulade avec l’Allemagne "conservatrice" d’A. Merkel, mais il aurait sans doute gagné. Il a aussi complètement sous-estimé que ce conflit entre A. Merkel et ses soutiens et lui-même et ses soutiens aurait été un vrai conflit droite /gauche transeuropéen sur la politique économique à mener pour sortir de la crise économique, et pas un conflit entre nations ! Il n’a pas compris qu’il pouvait jouer la politisation de la politique européenne sans risquer d’apparaître comme un nationaliste français borné – puisqu’il est un socialiste, donc par définition même internationaliste.

Depuis, la position de F. Hollande s’est bien sûr affaiblie dans la mesure même où la politique d’austérité qu’il suit ne donne aucun résultat économique positif aux yeux des Français, et que sa popularité s’est écroulé en conséquence. Il ne peut du coup plus jouer du tout la carte de la crise dans une telle position de faiblesse intérieure. Tout le reste ne sont ensuite que des détails. Il ne lui reste plus qu’à espérer être sauvé par la politique de la BCE ou par une reprise européenne spontanée.

Olivier Costa : Le mal est plus ancien. La perte d’influence de la France a été constante depuis le début des années 1990. Les leaders français n’ont pas su agir comme une force de proposition crédible et ont souvent manqué de réalisme. Désormais, le différentiel qui existe entre la situation économique en Allemagne et en France contraint les responsables français à faire profil bas, en particulier sur les questions monétaires.

Même en matière de relations internationales, on voit que l’Union européenne « politique », que la France appelait de ses vœux  à Maastricht, à Amsterdam et à Nice, reste très embryonnaire et que l’OTAN joue un rôle de plus en plus central dans l’organisation militaire des Etats de l’Union.

De même qu'il n'a émis aucune remarque sur l'incertitude de la nomination de Pierre Moscovici à l'économie, François Hollande n'en est jamais arrivé à taper du poing sur la table publiquement, même lorsqu'il a voulu se poser en leader des dirigeants sociaux-démocrates partisans d'une politique de relance économique plus arrangeante. Face à la fin de non-recevoir allemande systématique, la France aurait-elle tout de même pu hausser le ton ?

Christophe Bouillaud : Oui, mais il fallait le faire au début de la Présidence, en s’appuyant sur la légitimité que confère cette élection au suffrage universel direct, et éventuellement en menaçant ses partenaires européens de faire appel au peuple français par référendum pour appuyer sa démarche.  La stratégie de négociation et de petits pas a négligé complètement le fait que la dégradation de la situation économique française lui ferait perdre son soutien populaire et serait utilisé par les partisans de l’austérité pour prouver par a+b que la France a besoin d’une bonne saignée.

Olivier Costa : Ce n’est pas dans la nature de M. Hollande que de déclencher un conflit avec l’Allemagne. Je crois en outre que peu d’acteurs seraient disposés à le suivre dans une telle démarche.

A quelles conditions la France retrouvera-t-elle de l'influence sur les affaires européennes ? En combien de temps peut-elle parvenir à rétablir la situation en sa faveur ?

Christophe Bouillaud : Il est difficile d’entrevoir comment la France peut regagner de l’influence, sauf à parier sur une sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne qui permettrait déjà de reposer la question linguistique. Plus sérieusement, la France ne regagnera de l’influence qu’à deux conditions opposées : soit, elle se normalise complètement par rapport aux demandes que lui font, explicitement et implicitement, son appartenance à l’Union européenne.

Pour prendre un exemple, cela veut dire arrêter résolument de polluer aux nitrates en Bretagne, et donc  accepter de casser les reins d’un certain lobby agricole breton pour en finir avec ces condamnations à répétition de la France devant les tribunaux européens. Soit elle joue une politique radicale d’affrontement, en faisant bien comprendre, un peu à la Cameron en somme, que maintenant, il va falloir tout revoir dans cette Union, ou bien que la France partira sous peu de cette pétaudière.

Olivier Costa : La France retrouvera son influence à Bruxelles quand elle aura une politique européenne et des responsables dignes de ce nom, et quand elle encadrera plus efficacement la campagne pour les élections européennes.

Cet article est une mise à jour de Comment François Hollande a englouti la France dans un trou noir de la carte d’influence européenne

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !