Le jeu dangereux de la Turquie avec les califoutraques islamiques finit-il par justifier que l’Union européenne rejette officiellement sa candidature ?<!-- --> | Atlantico.fr
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La Turquie ne prend pas part à la coalition occidentale contre l'Etat islamique.
La Turquie ne prend pas part à la coalition occidentale contre l'Etat islamique.
©Reuters

Une rupture consommée ?

Depuis le début de la coalition européenne et américaine contre l'Etat islamique, la Turquie reste à l'écart des assauts et ne se montre pas très virulente à l'égard des islamistes. Seul pays musulman membre de l'OTAN à ne pas participer à la coalition contre l'organisation jihadiste, cette attitude pourrait donner envie à l'Europe de rejeter officiellement sa candidature d'adhésion à l'Union européenne.

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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Atlantico : La Turquie a fait le choix de ne pas participer à la lutte contre l'Etat islamique, contrairement aux autres pays membres de l'OTAN, et à la majorité des pays de l'Union européenne. Pour quelles raisons ?

Alexandre Del Valle : A l'époque où le pays a pris cette décision, 46 otages turcs étaient détenus par l'Etat islamique. Depuis qu'ils ont été libérés, ce sont d'autres raisons qui empêchent la Turquie d'intervenir. Tout d'abord, la Turquie est ennuyée par ce qu'il se passe en Syrie et en Irak et a peur des représailles terroristes sur sa population qui est voisine des frontières du Jihad syrien et irakien. Secondo, dirigée par un leader issu de l’islamisme politique, il lui est difficile de participer à une coalition contre une mouvance islamiste, même radicale et terroriste, qui pourrait la punir encore plus fortement qu’un leader laïque car Erdogan serait alors vu par les islamistes de l’EI comme un "renégat", à l’instar de Anouar al Sadate, l’ancien président égyptien Frère musulman tué par les islamistes - après l’accord avec Israël - qui l’accusaient d’avoir "trahi" ses idéaux fondateurs. Même si la Turquie ne soutient pas le terrorisme international et peut même en être victime, Erdogan entretient une idéologie nostalgique du califat islamique ottoman qui séduit son électorat et l’ensemble du monde islamique, et il ne peut pas se permettre de choisir le camp du régime syrien ou de l’Occident "croisé" contre celui de l’islamisme sunnite qui combat les mécréants occidentaux et les alaouïtes syriens "apostats"… Erdogan et ses électeurs veulent avant tout voir s'effondrer le régime syrien persécuteur de musulmans et contre lequel lutte l’EI... Il peut difficilement soutenir des pays occidentaux qui vont bombarder les islamistes à partir de des bases de l’OTAN en Turquie, d’où son refus dans ce sens qui a déçu les Américains. En bref, il doit choisir son camp et il doit laisser croire aux islamistes turcs qui lui font confiance et l’ont élu président qu'il est plus proche de ces derniers que du régime syrien "mécréant". Même si c'est un peu caricatural, ce sont grosso modo les motivations du président turc. Plus que les islamistes, ce dernier a deux ennemis: le régime syrien alaouite et les kurdes de Syrie.

Le président Erdogan se défend en mettant en avant le fait que le pays accueille énormément de réfugiés. Pourquoi cela n'est-il pas comparable à un engagement au sein de la coalition ? En quoi cette attitude lui permet-elle justement de rester dans l'ambiguïté ?

Il est vrai que depuis la défaite des kurdes face à l'Etat islamique, la Turquie a accepté de constituer un couloir humanitaire et d'accueillir des réfugiés kurdes sur son territoire. Mais cela est difficile à gérer pour Ankara, car parmi le flux de réfugiés kurdes, il y a aussi des militants du Kurdistan indépendant, perspective inacceptable pour Ankara, tant en Syrie qu’en Irak… Certes, cela ne l'empêcherait pas théoriquement de participer à une coalition contre l’EI, mais il faut garder à l’esprit que l’objectif d’Erdogan et de son gouvernement dirigé par le stratège Davutoglu est d’enrayer le séparatisme kurde syrien, trop lié aux terroristes et militants kurdes turcs du PKK. Membre de l'OTAN, la Turquie se devrait, certes, de se soumettre à l’élémentaire règle de solidarité atlantique, et donc mettre ses bases militaires à disposition de l’aviation américaine afin d’être mieux prépositionné pour intervenir dans l’Irak voisin, ce que Ankara refuse. Mais de son son point de vue géopolitique propre, Ankara préfère apparaître comme le parrain, certes "modéré, des islamistes du monde entier plutôt que comme un Etat musulman qui "collabore" avec les "ennemis de l’islam… Je répète que la Turquie n’a pas n’importe quelles frontières, et que des frontières avec des Etats comme l’Irak, l’Iran et la Syrie ne se gèrent pas comme nos frontières avec la Belgique ou le Luxembourg. J’ajoute que s’il acceptait de participer à la coalition internationale, ce que peuvent se permettre des monarchies anti-démocratiques du Golfe qui ne rendent aucun compte devant des électeurs, Erdogan aurait un problème grave à gérer avec son propre électorat qui lui demandera des comptes. C’est toute la difficulté de gérer l’alliance de la démocratie et de l’islam politique… Car son électorat est lui-même largement opposé à une quelconque participation à une opération américaine contre des pays musulmans. Les leçons des guerres d’Irak ont été retenues en Turquie et ont créé depuis les années 2000 une vague d’antiaméricanisme sans précédent en provenance de presque tous les bords politiques.

Quels problèmes cela pose-t-il concrètement pour l'Europe ? En quoi le manque d'implication de la Turquie dans la lutte contre l'Etat islamique est-elle incompatible avec les valeurs ou les positions de l'Union européenne ?

Il est vrai que l’Etat islamique représente l'inverse absolu des valeurs européennes et occidentales, notamment la laïcité et la sacralité de la vie humaine. Mais il ne s'agit pas seulement d'une question de valeurs, mais aussi de solidarité stratégique et géopolitique, puis même de "cohérence géostratégique": on est membre de l’Otan et on joue le jeu ou on ne l’est pas. Etre membre de l'OTAN implique en effet de la cohérence et de la solidarité civilisationnelle et géopolitique, ce que j’explique dans mon dernier livre "Le Complexe occidental", (Toucan, 2014). La Turquie ne peut pas aller dans le sens de l'OTAN uniquement quand cela l'arrange, et refuser que l’Alliance et les Etats-Unis utilisent ses bases, puis au contraire implorer la solidarité de l'organisation si sa crainte d'être un jour attaquée par la Syrie se réalisait.

Les frontières turques sont de véritables passoires à djihadistes. En quoi est-ce inquiétant quant à sa capacité à protéger de potentielles frontières de l'UE ?

Il s'agit là du vrai problème de la Turquie. Ce n’est d’ailleurs pas la nation turque ou même ses gouvernements qui sont en cause, mais les lois impitoyables de la géographie, qui s’imposent à nous. Or la Turquie a les frontières les plus sismiques et jihadistes du monde, avec le Pakistan, l’Inde, l’Afghanistan, le Nigeria, la Somalie et le Yémen. Selon moi, ce fait géographique doit dissuader les Européens de faire entrer la Turquie dans l’UE. D’autant que je suis persuadé qu’en tant que grand pays souverainiste, nationaliste, Ankara y aurait même beaucoup à perdre, car l’Europe l’obligerait à renoncer à ses traditions nationalistes et impérialistes néo-ottomanes. Il serait selon moi irresponsable de croire à la création d’un continent de paix très peu armé avec en son sein un pays qui nous ferait partager des frontières avec l'Iran, l'Irak et la Syrie... Ou alors, dans ce cas, l'Europe devrait cesser d’être un "continent mou", puis devrait au contraire mettre en place une politique de défense bien plus ambitieuse. Mais elle n'en a ni l’envie ni les moyens...  Les frontières turques sont un accès direct aux frontières du jihad, impossibles à contrôler. D'ailleurs, aujourd'hui, les jihadistes passent par là pour rejoindre les combattants syriens du Front al-Nosra, du Front islamique, ou de l'Etat islamique. Mieux vaut donc d’après moi faire de la Turquie un état tampon, un Etat voisin lié par des partenariats bilatéraux avec l’UE mais pas un membre de l’UE qui est une union politique poussée et en même temps une zone sans frontières internes (espace Shenghen).

Dans ce contexte, cela a-t-il encore un sens que l'Union européenne continue d'envisager la candidature turque ?

La Turquie ne partage pas les mêmes valeurs, n'a pas les mêmes conceptions que l'Union européenne, et est exclue de facto de l’espace européen par les lois de la géographie qui sont imparables car on ne choisit pas ses frontières et celles de la Turquie qui sont celles du Jihad. Je l’ai expliqué dès 1997 dans mes premiers écrits et surtout dans "Le Dilemme turc, les vrais enjeux de la candidature d’Ankara" (Les syrtes, 2005). C'est pourquoi à mon sens la candidature turque n'a jamais eu de sens, ni pour nous, ni pour nos amis et partenaires turcs, surtout les Kémalistes qui voient à juste titre dans l’UE un allié objectif des islamistes de tous poils... Mais cette question relance le débat, et confirme que ses frontières sont dangereuses, limitrophes de pays qu'elle ne peut pas contrôler. Si elle venait à intégrer l’UE, ce qui est impossible selon moi en raison de la question de Chypre, il lui serait également très difficile de renoncer à son nationalisme et à sa souveraineté. Plus globalement, elle ne rentre pas dans les critères de "l'Europe européenne", dont elle ne partage ni le passé ni les valeurs, ni les frontières. Par contre, comme l’ont justement dit Nicolas Sarkozy et Angela Merkel, la Turquie est un partenaire de grande importance qui peut avoir une place dans le cadre d’un Partenariat privilégié.

Alexandre Del Valle est l'auteur de La Turquie dans l'Europe : un cheval de Troie islamiste ? (Les Syrtes, 2004) et du Complexe occidental : Petit traité de déculpabilisation (L'artilleur, Toucan Essais, 2014).

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