Derrière la phobie administrative imaginaire de Thomas Thévenoud, l’incapacité de la bureaucratie française à se rendre compréhensible pour les plus fragiles<!-- --> | Atlantico.fr
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Les rouages de la bureaucratie française sont parfois incompréhensibles.
Les rouages de la bureaucratie française sont parfois incompréhensibles.
©Velo Steve / FlickR

Entre fiction et réalité

Face à la bureaucratie française, tous les citoyens ne sont pas également armés pour en comprendre les rouages. Pour les personnes les plus en difficultés, que ce soit sur le plan financier ou "culturel", faire appel à l'administration peut s'avérer extrêmement compliqué. Alors qu'il s'agit pourtant des populations qui en ont le plus besoin.

Françoise Dreyfus

Françoise Dreyfus

Françoise Dreyfus est professeur émérite de Sciences politiques à l'Université Paris-I Panthéon-Sorbonne. Son champ d'études porte sur la bureaucratie et l'administration publique. 

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Atlantico : Récemment, Thomas Thévenoud évoquait sa "phobie administrative", laissant sous-entendre le problème de la complexité de la bureaucratie française. Tous les citoyens sont-ils logés à la même enseigne ? Sommes-nous tous bien armés pour comprendre les rouages de la bureaucratie française ?

Françoise Dreyfus : Je pense que les gens comme Monsieur Thévenoud sont très bien armés pour comprendre la complexité de la bureaucratie française. En revanche, je pense que nous ne sommes pas tous logés à la même enseigne et pareillement armés pour comprendre ses rouages. Autrment dit, ceux qui ont un certain niveau "culturel" peuvent naviguer dans les affaires administratives sans trop de difficultés. Certains peuvent même en profiter pour jouer des arcanes fiscales, mais il s'agit là davantage de "professionnels".

Parmi ces individus dotés d'un certain bagage culturel, on en trouve donc quelques-uns qui sont atteints d'une sorte de phobie, mais pas celle dont parle Monsieur Thévenoud : il s'agit plutôt d'une phobie liée à la paperasserie, à l'idée que l'administration incarne une sorte de gendarme, etc. Chez ces individus, tout ce qui relève de l'officiel a une connotation "grave". Quoi qu'il en soit, il s'agit là d'individus disposant de ressources nécessaires pour engager un professionel si le besoin s'en faisait sentir, ce qui n'est pas le cas de certaines populations. 

Quelles sont les populations qui connaissent le plus de difficultés à comprendre les démarches bureaucratiques ?

Il s'agit principalement des individus qui n'ont pas beaucoup de ressources culturelles, ni financières, qui peuvent être également issus de populations immigrées présentant certaines difficultés linguistiques. Ce dernier point est important : il convient d'ailleurs, à cet égard, de prendre en considération la population autochtone frappée d'illétrisme, en dépit de leur scolarité passée. 

Ces populations sont pourtant celles qui, en général, ont tendance à avoir le plus besoin de solliciter les services de l'administration (crèche, CMU, etc.). Les démarches sont alors très compliquées pour ces populations. Une de mes collègues a d'ailleurs eu l'occasion de publier un article à ce sujet, il y a quelques années, sur le rapport des classes populaires aux administrations, expliquant très bien, à partir de l'enquête menée, à quel point cela est difficile de se débrouiller au sein des administrations. Elle évoque également le sentiment d'humiliation qui gagne certaines de ces personnes, qui se perçoivent comme étant en train de demander l'aumône. 

Dans quelle mesure la bureaucratie française prend-elle en considération ces difficultés exprimées par ces citoyens ayant le moins de bagages culturels ? Y-a-t-il un effort d’adaptation de l'administration vis-à-vis d'eux ? 

Il y a plusieurs aspects à considérer, dont un qui n'est pas lié spécialement à un type de population : on a pu constater une tendance assez récente de personnalisation (sic) des réponses apportées aux demandes des citioyens. Le but, dans une conception managériale de l'administration, n'est plus de considérer chacun de manière égale mais de traiter les dossiers en fonction de leurs spécificités. Cette approche devrait être très positive pour ceux qui ont besoin de l'aide de l'administration.

En revanche, des interrogations doivent être soulevées concernant le personnel au sein de ces administrations en charge de ces demandes des citoyens. On se rend compte qu'il s'agit là d'un personnel peut-être pas si bien formé que cela, plutôt tenu à faire du chiffre en traitant un nombre de dossiers déterminé dans une durée impartie. Une administration de proximité est plus à même de faire face à ce genre de difficultés, dotée de personnes capables d'écoute et d'empathie face à des citoyens parfois totalement perdus. De même, le fait que des services administratifs soient regroupés dans différents lieux est une chose importante à cet égard.  

Quelles peuvent être les conséquences de l'incompréhension bureaucratique pour les plus démunis ? 

L'un des effets est que vous avez des individus qui ne demandent pas ce à quoi ils ont droit, car trop démunis ou trop désocialisés. On a pu le constater avec les demandes de RSA, certaines personnes élligibles n'en ayant pas fait la demande par méconnaissance du système. Cependant, je ne suis pas certaine que ce problème soit totalement dépendant de celui de la bureaucratie, mais plutôt de la manière dont les services sociaux sont à même de s'occuper de ces populations. 

On peut considérer aussi le cas particulier de certains individus qui entrent alors dans une sorte de spirale infernale, laissant traîner les démarches et autres actions bureaucratiques entreprises à leur égard (cf. les avis de saisie notariés). Les raisons de ce type d'attitude peuvent être très diverses : cela peut relever d'une attitude "je m'enfoutiste" à la Thomas Thévenoud ; cela peut aussi relever de l'incompréhension de la situation (quoi faire ? à qui s'adresser pour obtenir une réponse ?). 

En revanche, il convient de ne pas céder à une certaine tendance paranoïaque, qui voudrait que l'administration fasse exprès d'embêter les gens, d'autant plus qu'en matière d'expulsion par exemple, il s'agit d'un particulier qui fait appel à la justice pour obtenir cette expulsion. Ces populations défavorisées ont donc plus que jamais besoin de l'aide des services sociaux pour comprendre la situation dans laquelle ils se trouvent. Or, tout le problème, c'est que ces populations défavorisées ne sollicitent pas les services sociaux, voire même ne sont plus connus des services sociaux. Ce dont je suis sûre en revanche, c'est que l'administration n'a pas du tout la volonté de faire en sorte que tout soit le plus compliqué possible, pour que le maximum de populations ne bénéficient pas de ce à quoi elles ont droit. 

L'administration peut-elle tirer partie du fait que certains citoyens, devant la complexité du système, renoncent à faire valoir leurs droits ?  

Comme je viens de vous le dire, je n'y crois pas du tout. Cependant, il peut s'avérer, comme nous avons pu le voir avec le RSA, que les sommes à verser soient moindre que prévu ; de facto, l'Etat fait une économie, mais qui représente une goutte d'eau dans le budget de l'Etat. De même, l'Etat ne peut tirer une quelconque gloire d'un tel comportement, bien au contraire. 

Comment pourrait être amélioré, au moins pour les plus fragiles, l'accès aux services de l'Etat ?  

Dans les services administratifs, on insiste désormais beaucoup sur l'accueil. Mais difficile à dire si celui-ci est véritablement à la hauteur des attentes. Là aussi, vous avez tout un programme d'encadrement du personnel quant à l'accueil des usagers, mais cela relève plutôt de la poudre aux yeux. La vérité, c'est quil faut que les agents aient la patience (ce qui n'est pas toujours le cas), du temps pour écouter une personne pouvant avoir du mal à expliquer le sens de sa démarche administrative, etc. Cela relève aussi d'un problème de personnalité parfois, et je ne suis pas sûre que nous puissions avoir un jour une solution qui soit idéale quant à l'utilisation et l'accueil des services administratifs.

J'aimerais cependant terminer en insistant sur ce point : plus le service est près de la personne concernée et plus les chances d'être entendue sont importantes. Dans le cas des communes, les utilisateurs des services adminisratifs sont généralement des électeurs : prendre soin de leur accueil n'est donc pas à négliger...

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