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Pourquoi l’enrichissement individuel, fût-ce par le travail, est si mal vu en France
©Reuters

Bonnes feuilles

À travers ce tableau iconoclaste, l’auteur dévoile, au nom de la gauche dont il se réclame, les conditions de la guérison collective d’un pays aujourd’hui en proie à une morosité persistante. Extrait de "Histoire d’une névrose - La France et son économie", de Jean Peyrelevade, publié chez Albin Michel (1/2).

Jean Peyrelevade

Jean Peyrelevade

Jean Peyrelevade fait partie de l'équipe de campagne de François Bayrou pour l'élection présidentielle.

Ancien conseiller économique du Premier ministre Pierre Mauroy, il fut également directeur adjoint de son cabinet.

Économiste et administrateur de plusieurs sociétés françaises et européennes de premier plan, il est l'auteur de plusieurs ouvrages sur l’évolution du capitalisme contemporain.

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À la fin du xviiie siècle, l’essentiel de la richesse produite en France est d’origine agricole. Le royaume vient de perdre après un accord bâclé – le traité de Paris (1763) – beaucoup de ses colonies, au profit de la Grande-Bretagne. Après tant d’efforts, réduits à néant, pour participer au commerce maritime et à la mondialisation de l’époque, il ne lui reste plus qu’à cultiver ses champs. D’ailleurs, pour les physiocrates, école d’économistes apparus à la veille de la Révolution, seule l’agriculture est productive.

Malheureusement, sa productivité ne peut guère s’améliorer sans accumulation de capital, ce qui oblige à exploiter des terres de moins en moins favorables pour faire face à l’essor démographique. L’économie de l’époque est donc stationnaire, se répétant à l’identique de période en période, les fluctuations dans la production dépendant surtout des conditions climatiques. Sur une longue période, la richesse du pays varie peu. Le niveau de vie de la population est sensible non pas à un revenu national qui n’augmente que très lentement mais bien davantage aux prix des biens de consommation populaire et avant tout à celui du blé. Le pain représente en moyenne, bon an mal an, la moitié des dépenses familiales des petites gens. Ce qu’on appelle les émeutes de subsistance sont fréquentes, où les pouvoirs publics sont toujours mis en cause.

Si l’enrichissement collectif est absent, nul ne peut s’élever au-dessus de sa condition sans donner le sentiment qu’il prend à autrui. À revenu global constant, celui qui s’enrichit le fait nécessairement au détriment de ses voisins. En économie stationnaire, la question du niveau de la production ne se pose guère : elle dépend du labeur de tous, organisé de façon immuable, et des caprices de la météorologie. En revanche, la question de la répartition est centrale et l’on attend naturellement du pouvoir politique qu’il s’en empare.

Or le système aristocratique était, de ce point de vue, proprement insupportable. Si le produit de la terre constitue la principale richesse, alors le propriétaire foncier jouit d’un privilège considérable : il dispose du seul facteur de production existant, en dehors du travail. Comment pouvait être plus longtemps tolérée une situation où la noblesse, qui représentait moins de 2 % de la population, contrôlait le quart des surfaces agricoles ? Les nobles, ne pouvant « déroger » et donc travailler eux-mêmes, exploitaient indirectement la terre à travers une armée de paysans pauvres qu’ils écrasaient en outre d’impôts, rentes seigneuriales et fermages. Ainsi bénéficiaient-ils du tiers des récoltes et des produits de première nécessité vendus sur le marché national. En même temps, la rente foncière qu’ils recevaient échappait à toute taxation. L’ordre aristocratique est décidément haïssable qui fait du seigneur, grand propriétaire foncier, le maître de la plus grande partie du stock négociable de céréales, seule garantie de la survie de tous dans une économie stationnaire.

D’autant que le clergé ajoute ses privilèges à ceux de la noblesse. Il vit principalement, lui aussi, de la rente du sol. Sans doute détient-il environ 10 % des superficies. Il perçoit en outre la dîme, prélevée sur toutes les terres. Les quantités de grain dont il dispose directement ou par l’intermédiaire de ses fermiers représentent une part importante de la récolte négociable. Ajoutées à celles de la noblesse, elles constituent au total plus de la moitié du produit annuel.

On ne s’étonnera pas que la Révolution ait été incapable d’une réflexion sur les voies de l’enrichissement collectif : la notion de revenu national lui était étrangère et encore plus l’idée même de croissance. Ni qu’elle ait ignoré les entreprises : celles-ci étaient à l’époque fort peu nombreuses (charbon, métallurgie, textile) et souvent d’origine publique (les premières manufactures d’État avaient été créées par Colbert un siècle plus tôt). Les discussions économiques se concentrent, pour l’essentiel, sur la distribution de la charge fiscale, la répartition des richesses, non leur production, et sur la circulation et le prix du blé. Comment aurait-il pu en aller autrement ? La seule question qui vaille aux yeux des conventionnels est la disparition de cette société d’ordres, de castes. C’est une question éminemment politique qui, à l’époque, domine logiquement tout le reste. Hélas, nous ne sommes toujours pas sortis de cet étau originel.

Extrait de "Histoire d’une névrose - La France et son économie", de Jean Peyrelevade, publié chez Albin Michel, 2014. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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