La méthode scientifique qui permet de prévoir l’avenir de façon presque infaillible<!-- --> | Atlantico.fr
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Photo d'illustration // Prédictions de la NASA sur lel futur cycle solaire.
Photo d'illustration // Prédictions de la NASA sur lel futur cycle solaire.
©wikipedia.org

Boule de cristal

Savoir ce qui se produira demain, dans six mois ou dans trente ans, voilà qui plairait beaucoup à bon nombre de professions, depuis le trader au chef d’État en passant par le consultant en stratégie marketing. Des recherches sont menées en ce sens, qui portent déjà leurs fruits.

Hugues de Jouvenel

Hugues de Jouvenel

Hugues de Jouvenel est président-délégué général de Futuribles International (centre indépendant d’études et de réflexion prospective sur le monde contemporain), rédacteur en chef de la revue bimestrielle Futuribles, et consultant en prospective et stratégie. Le site : http://www.futuribles.com/

 

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Le Canadien Philip Tetlock, professeur de psychologie et de management au sein de l'Universite de Pennsylvanie , a pendant 18 ans relevé, consigné et mis à l'épreuve des faits pas moins de 27.500 prévisions élaborées par près de 300 experts dansl les domaines de la politique, de l'économie et de la géopolitique. En 2005, à l'issue de ce travail de longue haleine, le constat dont il a fait part dans son ouvrage "Expert Political Judgment" est sans appel : les experts sont plus mauvais les uns que les autres au jeu des prévisions. Plus déprimant encore, ceux dont la parole est la plus souvent relayée par les médias occupent le haut du classement des pires prévisionnistes.

Fort de ce constat, Philip Tetlock a entrepris avec quelques autres chercheurs de découvrir la meilleure méthode pour anticiper les futures évolutions de notre monde. C'est ainsi qu'est né le "Good Judgment Project", dont la quatrième édition a été lancée au mois d'août 2014. Au travers d'un site interne , et sur une base collaborative, tout un chacun est invité à émettre des hypothèses sur la marche du monde. Au travers de différents "atteliers", les chercheurs ont pu constater que le fait de travailler en groupe améliorait considérablement la capacité à anticiper l'avenir. Parmi les participants à l'expérience, certains se sont démarqués par l'exactitude répétée de leurs prévisions, que Tetlock a baptisé les "superforecasters" : leurs anticipations, tout particulièrement en matière de géopolitique, seraient loin de reposer uniquement sur la chance. Pour faire partie de ces "super prévisionnistes", toujours selon Tetlock, il faut :

  • disposer d'un bon niveau de connaissance générale ;
  • savoir travailler en équipe ;
  • être suffisamment ouvert d'esprit pour revenir sur ce que l'on a pu affirmer à tort ;
  • tenir une comptabilité de ses échecs et réussites dans ses prévisions (discipline à laquelle, d'après Tetlock, très peu d'experts daignent se soumettre).

Quoi que nous réserve le Good Judgment Project, pour le moment les "superforecasters" de Philip Tetlock sont encore loin d'égaler les "précogs" de Steven Spielberg (Minority Report, 2002), ces humains mutants capables de prédire en 2054 des crimes qui n'ont pas été encore commis. Mais qui sait ce que réserve l'avenir ?

Atlantico : Le fait de prévoir des événements futurs sur une base collaborative vous semble-t-il pertinent ? Pourquoi le nombre permettrait-il de réduire la marge d’erreur ?

Hugues de Jouvenel : Je commencerai par distinguer deux situations: celle de l'automobiliste qui roule sur une route dont il connait le tracé et celle de celui qui ambitionne d'anticiper ce qui peut advenir sur des questions économiques, sociales ou géopolitiques. Sur une route dont nous connaissons le tracé, de bons phares peuvent éclairer la voie, ce qui ne saurait nous dispenser d'être vigilants vis-à-vis d'éventuelles surprises. S'agissant en revanche du futur, il faut sans cesse rappeler que celui n'est pas tracé d'avance, qu'il n'est pas prédéterminé, donc que, par nature, et quelque soient les méthodes employées, nul ne peut le prévoir avec certitude. L'avenir n'est pas déjà écrit, décidé; il est ouvert à différents futurs possibles que l'on doit s'efforcer d'explorer en partant d'abord d'une analyse des tendances lourdes et émergentes que l'on peut discerner dans le présent.

Parmi ces tendances lourdes, et sauf catastrophe majeure, figurent par exemple la croissance de la population mondiale, le vieillissement démographique, le réchauffement climatique, la persistance hélas du conflit israélo-palestinien, qui constituent l'héritage du passé. Mais cela ne saurait nous dispenser de nous interroger sur la pérennité de ces tendances à différents horizons temporels et sur les facteurs qui pourraient entrainer en ces matières des inflexions, des discontinuités ou des ruptures qui peuvent résulter de nombreux phénomènes. Différentes sont les tendances émergentes, celles plus récentes que l'on pense, à tort ou à raison, qu'elles peuvent avoir un impact majeur à moyen ou à long termes. Mais discerner dans le présent quelles sont ces tendances est déjà un exercice difficile pour lequel nous ne disposons d'aucune méthode scientifique robuste. Quand au futur d'une manière plus générale, celui-ci ne se prévoit pas; il se construit, notamment au travers de décisions et d'actions humaines. Or les hommes ne sont pas des automates fonctionnant de manière rationnelle et répétitive. Il est donc impossible de prévoir par avance quelle conduite ils vont adopter. Autant dire donc que si nous devons faire preuve de veille et d'anticipation, il restera toujours une grande part d'incertitude.

Pour en venir maintenant à votre question, il me semble évident que le décryptage des tendances lourdes et émergences - ce que nous appelons la "veille prospective" et l'exploration des futurs possibles sera plus robuste si elle repose sur une base collaborative. Dans les réflexions sur le futur, de très nombreux éléments doivent être pris en considération: l'essor des sciences et des techniques, leur diffusion et leurs usages, la disponibilité de ressources naturelles et leur prix, les atteintes à l'environnement et leurs conséquences, les comportements humains, le jeu des acteurs et leur stratégie respective… Cela exige donc une démarche à caractère pluridisciplinaire en faveur de laquelle nous avons tout intérêt à mobiliser les compétences de nombreuses personnes de disciplines, d'idéologies et de pays différents dont les connaissances, les perceptions, les biais cognitifs ne sont pas identiques.

Là où je suis moins d’accord avec les recommandation issues du Good Judgement Project, c’est que plutôt que de prendre le point de vue moyen, il est plus intéressant et fécond d'essayer d'enrichir nos analyses des arguments des uns et des uns autres pour se fabriquer une représentation des futurs possibles aussi pertinente que possible. Les prévisionnistes se représentent l'avenir en prolongeant les tendances observées dans le passé, en s'imaginant que tout se répète indéfiniment de manière identique, en oubliant trop souvent que des phénomènes de discontinuité et de rupture peuvent intervenir sous l'effet de facteurs et d'acteurs différents. En ce qui nous concernent, nous nous réclamons plutôt d'une démarche dite prospective qui s'efforce de prendre en compte ces facteurs de discontinuités et accorde une grande attention à l'identification des acteurs, à leurs pouvoirs respectifs et aux stratégies qu'ils peuvent adopter.

Certains participants du Good judgement project sont qualifiés dans la presse de "superforecasters" (que l’on pourrait traduire par "super prévisionnistes"), en raison de la précision de leurs anticipations. Certaines personnes ont-elles de meilleures diospositions pour anticiper des événements futurs ? Quel est leur profil ?

Bien que l’avenir ne soit pas prédéterminé, il est vrai que certaines personnes sont plus aptes que d'autres à prendre de la hauteur vis-à-vis de l'actualité pour discerner quelles sont les tendances à long terme déterminantes,  comprendre les dynamiques à l’œuvre et les facteurs qui peuvent intervenir, à différents horizons temporels, et déclencher des inflexions ou des ruptures.  Il s’agit tout d’abord de personnes qui ont une bonne culture historique, et qui sont capables d’intégrer des arguments et des savoirs tirés de différentes disciplines. Ce sont des personnes rigoureuses, qui plutôt que de chercher à apporter les bonnes réponses,  poseront les bonnes questions. Ils doivent être curieux d'esprit, ouverts à une part d’imagination et d’invention, se méfier des idées reçues, avoir un certain recul critique par rapport à leur savoir. L’idéal est de rassembler des personnes qui n’ont pas le même système de décryptage sur le présent, et qui sont ouvertes à un échange leur permettant d’être plus intelligents collectivement.

Faire travailler ensemble des "superforecasters" améliorerait sensiblement l’exactitude des prévisions, selon Tetlock. Est-ce aussi simple que cela ?

Dans un pays comme la France, où l’on peu enclin à écouter les autres et où ceux qu'on appelle les experts sont souvent très imbu d'eux mêmes,  il n’est pas toujours évident évident d’entraîner ces derniers dans une démarche  leur faisant prendre conscience que si chacun détient une parcelle de savoir, aucun d'entre eux ne peut tout connaître, que chacun a besoin de recourir à des connaissances, voire à des intuitions, qu'ont les autres.  Il n’est pas gagné d’avance de créer un climat de confiance  et de dialogue entre ces différents experts, mais c’est l’un des grands enjeux dans les démarches de réflexion sur le futur, des démarches qui exigent finalement beaucoup d'humilité et de capacité à établir des synthèses ayant une vertu opérationnelle.

Selon Tetlock, le fait de comptabiliser les succès et les échecs dans le domaine des prévisions permettrait progressivement de réduire la marge d’erreur. Le fait d’apprendre de ses erreurs permet-il effectivement de prétendre à une plus grande certitude en matière d’anticipation ?

Bien évidemment, la rétrospective critique  permet de comprendre quelles sont les causes de ce que j'appelle les « bévues de la vigie », les erreurs que nous pouvons commettre en toute bonne conscience parce que, par exemple, nous sommes enclins à ne pas regarder ce qui nous dérange et insuffisamment conscients de nos biais cognitifs.  La pratique du doute et de la mise à l’épreuve sont essentielles. Ceci dit, quand bien même nous aurons pris conscience de nos erreurs, même si nous efforçons de les corriger, cela ne saurait nous amener à prétendre que nos représentations de l'avenir sont scientifiques et fiables à 100%. Je préfère parler de prospective plutôt que de prévision mais ni l'une ni l'autre ne peut prétendre dire avec certitude de quoi demain sera fait. Notre métier n'est pas d'apporter de fausses assurances aux décideurs; il est plutôt de les alerter sur des développements possibles avant qu'il ne soit trop tard et de leur apporter une aide à la décision, donc une aide à l'exercice de leurs responsabilités.

Il faut toutefois souligner qu'il y a de nombreuses manières d'appréhender le futur et que certains prévisions sont, par nature, auto réalisatrices ou autodestructrices.

Ainsi, selon la légende Nathan Mayer Rothschild, en 1815, aurait fait circuler à Londres la nouvelle selon laquelle les Anglais auraient perdu la bataille de Waterloo. Cette fausse nouvelle aurait entraîner une chute vertigineuse de la valeur des actions qu'il aurait ainsi pu acheter à bas prix et dont la valeur auraient ensuite très rapidement augmenté dès que fut connu la victoire des Anglais. Telle serait l'origine de sa fortune.

Pour prendre maintenant un exemple de prévision auto-destructrice, si je préviens quelqu'un  qu’il va se faire écraser en traversant la rue, parce que j’ai vu arriver un véhicule à toute vitesse, et que donc la personne ne traverse pas, je dirai que ma prévision a atteint son but.

Quelles sont les autres méthodes existantes de prévision du futur ?

S'agissant des réflexions sur le futur, je crois qu'il est indispensable de distinguer deux questions: celle du "que peut-il advenir ?", donc de la veille et de l'exploration des futurs possibles; et celle du "que voulons-nous et pouvons-nous faire?, donc de la construction du futur à charge de savoir qui se cache derrière le « nous » : vous, moi, le président de la République, telle ou telle entreprise, tel ou tel territoire ? Certains acteurs sont plus forts que d’autres, y compris en raison des alliances qu'ils ont pu sceller, sont animés d'une vision plus ou moins ambitieuse, déclarée ou secrète. Ils pèseront d'un poids différent sur l'avenir selon qu'il s'agit de Google ou d'un artisan isolé. Mais l'artisan  peut éventuellement créer une entreprise qui demain sera encore plus puissante que Google…Je ne crois pas que l'on puisse se reposer  exclusivement sur des modèles économétriques comme le font traditionnellement, par exemple, les économistes, le FMI, l'OCDE ou encore le ministère des finances. Ces modèles, en effet, sont construits sur la base de la représentation que certains experts de sont forgés du passé. Cette représentation est-elle fidèle à la réalité d'hier? Ce n'est pas certain. Demain ressemblera-t-il à hier ? C'est encore moins sûr. Disposer d'un modèle économétrique contenant des milliers d'équations permet éventuellement de faire des simulations toutes choses égales par ailleurs sous réserve d'ailleurs d'élaborer des hypothèses d'entrée. Mais si les hypothèses d’entrée sont erronées, arbitraires ou subjectives, les prévisions le seront tout autant. Tant que le monde est stable, que tout se répète à l'identique, ces modèles de prévision peuvent éventuellement être d'utiles instruments de prévision à court terme . Mais au-delà, on est obligé de prendre en compte des facteurs de rupture qui peuvent résulter d'innovations technologiques comme de l'évolution des valeurs et des comportements, de l'épuisement d'une ressource naturelle comme de l'émergence de nouvelles puissances. Il faut donc prendre en compte les tendances lourdes et émergentes,  les faits porteurs d’avenir, les incertitudes et la stratégie souvent inavouée des acteurs. Tout cela constitue un terreau qu’il nous faut analyser à nos risques et périls.

Quelles sont les limites de la science de la prévision ? A-t-on trop tendance à se reposer sur des experts en tous genres ?

On ne peut pas faire l'économie de l'anticipation, car sans elle on se retrouverait en permanence exclusivement acculé à gérer les urgences, notre marge de manoeuvre étant alors très réduite et nos actions principalement commandées par  les circonstances. L'anticipation, aussi imparfaite soit-elle, est indispensable à ceux qui entendent disposer d'une certaine liberté et d'un certain pouvoir. Et ceux qui disposent ainsi d'une certaine liberté et d'un certain pouvoir ont besoin d'être animés par une vision, une représentation du souhaitable et du faisable, un projet qui confère du sens et une cohérence à leurs actions quotidiennes permette de mobiliser leurs équipes. Le projet  lui même implique une part de rêve en même qu'une réflexion sur sa faisabilité.

Sur la scène mondiale cependant, il existe un grand nombre  d’acteurs plus ou moins puissants, qui ne partagent pas les mêmes valeurs, ne s'accordent pas sur une même représentation d'un avenir souhaitable et qui "rament" dans des directions opposées pour certains, consensuelles pour d’autres. Les travaux  classiques de prévision négligent excessivement le travail d'identification des acteurs et l'analyse de leurs stratégies respectives, donc les facteurs de consensus et de conflit ainsi que les effets de seuil au-delà desquels peuvent intervenir des ruptures majeures.

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