La raison semi-consciente pour laquelle Marine Le Pen fait vraiment peur aux politiques et pourquoi ils se trompent sur la réponse à lui apporter<!-- --> | Atlantico.fr
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La raison pour laquelle Marine Le Pen fait vraiment peur aux politiques.
La raison pour laquelle Marine Le Pen fait vraiment peur aux politiques.
©Reuters

Aux portes du pouvoir

Manuel Valls l'a dit dimanche 7 septembre à l'occasion de sa visite à Matteo Renzi en Italie : Marine Le Pen et l'extrême droite sont "aux portes du pouvoir". A trop redouter les attaques du FN sur le système "UMPS" et les élites, les politiques de gouvernement ont négligé ses idées et son programme, sans jamais offrir de riposte efficace ou d'alternative sur le fond.

Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Atlantico : Dans la peur que Marine Le Pen inspire aux partis politiques de gouvernement, qu'est-ce qui relève véritablement du fond, i.e. du programme du FN ?

Vincent Tournier : C’est toute la question de savoir ce qu’est un parti dangereux. La réponse est délicate : quels sont les critères qui permettent de dire qu’un parti représente un danger pour la démocratie ? La seule réponse qui vaille est de nature tautologique : un parti est dangereux lorsqu’il est désigné comme tel par ceux qui prennent les décisions. C’est le cas des mouvements qui ont été dissouts par les gouvernements successifs, mais le FN n’a jamais été dissout, à la fois parce qu’il a su éviter de fournir un prétexte suffisant, et parce qu’il représente une force électorale trop importante. 
En fait, ce qui peut inquiéter, c’est surtout la dynamique en faveur de Marine Le Pen. Cette dynamique ne faiblit pas, bien au contraire, comme le montre le dernier sondage de l’IFOP. Il faut évidemment rester prudent sur un sondage réalisé deux ans avant le scrutin, mais en annonçant un FN largement en tête du premier tour, il est évident que les électeurs témoignent de leur colère et de leur désarroi. Déjà, les dernières élections européennes ont sonné comme un sérieux coup de semonce. 
Or, cette situation est tout à fait nouvelle. Jusqu’à présent, le Front national ne menaçait pas les grands équilibres politiques et le jeu des alternances. Il faisait finalement partie du paysage. Sa présence dans le jeu politique avait même une certaine utilité : il donnait une voix à tous les déçus du système, servant un peu d’exutoire. Il avait aussi l’avantage de phagocyter une partie des électeurs de droite, ce qui pouvait arranger le PS, mais aussi la droite, qui n’avait pas à courir après des électeurs radicaux. 
Aujourd’hui, les équilibres peuvent bouger. Les digues anti-FN cèdent les unes après les autres. Le travail de sape engagé par Marine Le Pen finit par payer. Elle a su habilement déminer les attaques en mettant en retrait tous les éléments du FN qui pouvaient donner prise à des attaques. Même la préférence nationale, qui constituait la proposition repoussoir par excellence, a été remplacée par la priorité nationale. En outre, la mauvaise situation économique et sociale donne un sérieux crédit à ses analyses : elle peut se targuer d’avoir eu raison dans ses pronostics. La gauche radicale pourrait certes dire la même chose, mais le discours frontiste a pour avantage de fournir une clef de lecture plus cohérente puisqu’il parvient à expliquer simultanément les difficultés économiques et les difficultés culturelles liées à l’immigration. Enfin, il faut noter que la dernière offensive de Marine Le Pen sur une possible cohabitation est très adroite : en se présentant comme un Premier ministre potentiel, elle impose l’idée qu’elle a une vraie stature de responsable politique de premier plan.

En quoi cette peur est-elle également liée au discours de Marine Le Pen sur les élites, à son rejet des experts ("pour nous, les experts, c'est le peuple") ? Craignent-ils au moins autant le programme du FN que le fait que ce dernier puisse faire exploser un système dont ils sont les derniers bénéficiaires ?

C’est tout le problème du populisme, qui sait jouer sur ce qui constitue aujourd’hui la contradiction majeure de la démocratie contemporaine. Paradoxalement, les avancées de la démocratie se retournent en effet contre la démocratie elle-même. La souveraineté populaire se vide de sa substance. Les décisions du peuple sont désormais fortement encadrées par toute une série d’institutions, dont on pense qu’elles agissent pour le bien-être général : ce sont les organisations internationales, les tribunaux, les associations, etc. Mais ces institutions génèrent un ensemble de contraintes qui limitent la liberté des décideurs. Il est clair, par exemple, que les gouvernements nationaux ne maîtrisent plus vraiment la politique migratoire. Songeons que, récemment, la Belgique a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme pour avoir expulsé vers les Etats-Unis (une dictature bien connue) un terroriste islamiste qui avait l’intention d’attaquer une base américaine, tout simplement parce que les tribunaux américains prononcent de véritables peines de prison à perpétuité. 
En faisant directement appel au peuple, les partis d’extrême droite, donc, lancent un sérieux défi aux partis de gouvernement. Ils les placent face à leur contradiction : vous prétendez agir au nom du peuple, mais vous ne lui donnez jamais la parole, vous ne le laissez jamais s’exprimer. 
Les intellectuels ont tendance à critiquer ce discours populiste, souvent avec de bons arguments. Mais ils ne voient pas que ce discours a pu gagner en crédibilité parce qu’il s’est constitué en contre-discours d’un certain élitisme. Le populisme aurait moins de crédit si les Français étaient appelés à voter plus souvent, par exemple sur le traité européen de Lisbonne, traité qui a été rejeté par référendum en 2005 mais ramené discrètement par la petite porte. La défense de la démocratie serait plus crédible si les Français étaient invités à trancher les grands débats de société : faut-il modifier la loi de 1905 sur la laïcité ? Faut-il autoriser le mariage gay ou l’euthanasie ? Ce sont des sujets complexes où il n’y a pas une vérité et une erreur. Si les partis de gouvernement choisissent d’imposer leur vision, il ne faut pas s’étonner que les électeurs aient le sentiment d’être dépossédés de leurs prérogatives, ce qui est factuellement exact.

En quoi cette peur-là parasite-t-elle la réponse qu'ils formulent à la progression du FN et encourage-t-elle des postures contre-productives ? Les partis de gouvernement sont-ils coincés dans la logique de diabolisation ?

Le problème est relativement simple : si vous utilisez des mots très durs pour désigner votre adversaire, vous devez faire attention à ce que la réalité ne soit pas trop éloignée de votre discours, sinon vous créez une distorsion qui est tellement forte que votre crédibilité en prend un coup. C’est ce qui se passe avec le Front national. Avec le recul, on voit bien que les termes qui ont été avancés étaient disproportionnés. Parler de fascisme n’avait aucun sens, à moins de donner une définition tellement extensive du fascisme qu’elle ne veut plus rien dire.
Même l’accusation de racisme est discutable, au moins sous l’angle des propositions. Du coup, ces termes sont aujourd’hui inopérants et deviennent contre-productifs. C’est la vieille histoire de Pierre et du loup, mais transposée au péril fasciste. Sauf qu’aujourd’hui, le péril fasciste est bien moins dangereux que le péril islamiste. C’est donc tout l’argumentaire traditionnel anti-FN qui doit être revu, mais pour le remplacer par quoi ?
Pour ceux qui veulent affaiblir le FN, le seul véritable espoir réside peut-être du côté des mairies frontistes. L’idéal serait en effet qu’une affaire importante éclate dans une ville détenue par le FN, comme un dérapage ou une agression, ce qui donnerait l’occasion de mobiliser les médias et l’opinion pour réaffirmer la spécificité de ce parti. C’est d’ailleurs pour éviter ce genre de situation que la direction du FN veille au grain et demande à ses élus d’en faire le moins possible : il ne faut surtout pas faire de vagues dans les deux ans qui viennent. Au fond, la véritable faiblesse du FN, c’est lui-même. 

A quoi pourrait ressembler une véritable riposte sur le fond, y compris sur le discours anti-élites, qui parle à des Français auprès desquels la diabolisation, justement, ne fonctionne plus ?

La réponse appartient aux politiques. Ce que je note, c’est que les partis de gouvernement se trouvent confrontés à une contradiction qui devient de plus en plus difficile à gérer : comment expliquer aux électeurs qu’ils ont faits les bons choix si les résultats ne sont pas au rendez-vous ? Pour lutter contre le FN, Jean-Marie Le Pen était bien pratique. C’était l’épouvantail idéal. Sa personnalité et ses provocations suffisaient à faire peur. Le problème est que cette facilité a conduit à négliger la pédagogie politique.
Pendant longtemps, il suffisait pratiquement de dire que Le Pen est contre l’immigration ou contre l’Europe pour justifier l’ouverture des frontières et l’approfondissement de l’intégration européenne. Mais maintenant, l’épouvantail ne suffit plus. Avec la crise économique et la crise du vivre-ensemble, la situation est très différente. Désormais, l’intégration européenne et l’immigration ne peuvent plus être simplement présentées comme des idées bonnes en soi : elles ont besoin d’être sérieusement justifiées, ce qui est plus difficile, surtout avec des politiques qui ont perdu de leur crédibilité. Les mauvaises habitudes ont été prises, et cela finit par se payer. 

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