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Etre ou ne pas être de gauche, telle est la question
Etre ou ne pas être de gauche, telle est la question
©Reuters

Telle est la question

Atlantico inaugure un nouveau rendez-vous, "Totem et Tabou" avec Christophe de Voogd pour déjouer le sens des mots qui saturent la sphère médiatique et politique. Pour le premier opus, le terme de "gauche", ainsi que ceux affiliés sont explorés et mis à l'épreuve de la réalité.

Christophe de Voogd

Christophe de Voogd

Christophe de Voogd est historien, spécialiste des Pays-Bas, président du Conseil scientifique et d'évaluation de la Fondation pour l'innovation politique. 

Il est l'auteur de Histoire des Pays-Bas des origines à nos jours, chez Fayard. Il est aussi l'un des auteurs de l'ouvrage collectif, 50 matinales pour réveiller la France.
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Le débat public en France, assurément l’un des plus vifs et passionnés du monde occidental, frappe par sa polarisation autour de "grands mots" qui fonctionnent comme autant de totems ou de tabous : "libéralisme", "austérité", "gauche",  pour n’en citer que quelques-uns particulièrement populaires ces derniers temps. Dans cette véritable pensée magique, peu de place pour les faits avérés et les chiffres précis, sauf lorsqu’ils servent la cause au prix d’omissions, de manipulations, voire de contre-vérités pures et simples. Du coup, ledit débat dévie de son axe et part dans une direction irrationnelle, où postures et pétitions de principe tiennent lieu d’arguments de fond et où toutes les ressources d’une longue et brillante tradition rhétorique sont exploitées pour contourner les enjeux véritables.

La chronique "Totems et tabous", que les lecteurs d’Atlantico retrouveront tous les dimanches, vise justement à décrypter ces stratagèmes rhétoriques et à recentrer le débat autour de quelques faits têtus…

Etre ou ne pas être "de gauche" ?

Pour qui avait encore un doute sur la très faible emprise de la raison sur le débat public, les commentaires sur l’essence de la "vraie gauche", qui monopolise les médias depuis deux semaines, devrait apporter une réponse hélas sans ambiguïté.

De l’expulsion des ministres dissidents aux accusations de mépris social de l’ex "première dame" à l’encontre du Président, en passant par les "Frondeurs", c’est à un drame quasi-shakespearien auquel nous assistons : la question métaphysique de nos Hamlet de tribune, qui ont pris les tours de la Rochelle pour celles d’Elseneur, semble être désormais : être ou ne pas être de "gauche" ?

L’on est d’abord sidéré de voir le débat prendre une direction et des proportions aussi ahurissantes. Est-ce faire preuve de mauvais esprit que de demander d’abord si les responsables sont compétents et les décisions efficaces, avant que d’être "de gauche" ?

Sans que jamais d’ailleurs cet "être de gauche" soit vraiment précisé: car la gauche, cela va sans dire, c’est pêle-mêle et de toute éternité : la défense des pauvres, la lutte contre les inégalités, la redistribution, l’internationalisme et l’antiracisme, résumées dans le grand mot-chapeau de "progressisme"… toutes valeurs portées par un "peuple de gauche" transhistorique dont Edgar Morin vient de retracer l’épopée pour "le 1", dans un magnifique conte bleu digne de Michelet…

Il est clair que l’on est au cœur d’une véritable pensée mythique, pour ne pas dire magique, où "totems et tabous" remplacent arguments de fond et esprit critique. Freud, qui pensait en 1912 que le totem, à la différence du tabou, avait quasiment disparu sous l’effet des progrès de la raison, aurait changé d’avis devant le débat actuel, tant les rites de la tribu de la "vraie gauche" entrent dans sa définition (illustrations ad hoc entre parenthèses):

"Le totem est, en premier lieu, l'ancêtre du groupe (Jean Jaurès); en deuxième lieu, son esprit protecteur et son bienfaiteur (l’esprit de Marx) qui envoie des oracles et, alors même qu'il est dangereux pour d'autres (les patrons), connaît et épargne ses enfant (le peuple de gauche). Ceux qui ont le même totem (les socialistes) sont donc soumis à l'obligation sacrée, dont la violation entraîne un châtiment automatique, de ne pas tuer ou détruire (Manuel Valls) leur totem, de s’abstenir de manger de sa chair ou d'en jouir autrement (François Hollande). Le caractère totémique est inhérent, non à tel animal particulier ou à tel autre objet particulier (plante ou force naturelle), mais à tous les. individus appartenant à l'espèce du totem (la gauche). De temps à autre sont célébrées des fêtes au cours desquelles les associés du groupe totémique reproduisent ou imitent, par des danses cérémoniales, les mouvements et particularités de leur totem" (Frangy, La Rochelle).

L’historien, qui connait un peu les aléas historiques de la gauche française, ses courants contradictoires et surtout la relativité même du concept, ne peut que sourire devant cette invocation à "LA gauche" : celle-ci a été tour à tour, voire simultanément, centralisatrice et décentralisatrice, libertaire et autoritaire, autogestionnaire et collectiviste, nationaliste et internationaliste, antisémite et antiraciste, antidreyfusarde et dreyfusarde (à commencer par Jaurès lui-même, eh oui !). Le pluriel ("les gauches") comme "pour les droites" s’impose pour le moins. Quant au "progressisme" avec lequel la gauche s’identifierait, en quoi s’accorde-t-il avec la défense farouche des "avantages acquis", des "statuts", et autres privilèges des secteurs protégés, de la SNCF à la SNCM ?

Mais c’est sans doute le mythe d’une "gauche défenseur naturel des pauvres" qui fait le plus question : Le souci des pauvres a d’abord été un combat de l’Eglise, faut-il le rappeler, et s’il est de bon ton de se moquer de la charité des dames patronnesses, l’hypocrisie des bonnes âmes de gauche n’a rien à leur envier : tel ce bobo parisien entendu un jour déclarant ne "jamais rien donner aux mendiants car c’est à l’Etat de s’en occuper"… Ces mendiants, "stigmatisés", pour reprendre un mot si cher à la gauche, par Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte, car faisant partie de ce lumpenproletariat toujours prêt à trahir le "vrai" prolétariat. Au fait, n’est-ce pas le même Louis-Napoléon Bonaparte qui s’illustra d’abord par un manifeste  pour "l’extinction du paupérisme" ? La base sociologique de la gauche ne s’est jamais trouvée au plus bas de l’échelle sociale, mais chez les paysans propriétaires, les ouvriers qualifiés, les employés, la bourgeoisie intellectuelle et les fonctionnaires : et seuls ou presque, ces derniers répondent aujourd’hui encore à l’appel de "la gauche"….Que les Français les plus modestes aient massivement déserté le PS, après avoir abandonné le PC, et optent désormais pour le Front national devraient tout de même pousser la "vraie gauche" à s’interroger sur son audience et ses options. Relève- t-on assez le sophisme inouï qui consiste à soutenir, comme le font les Frondeurs, que les classes populaires votent à l’extrême droite parce que la politique du gouvernement n’est pas assez… à gauche ? Un tel paradoxe n’a que deux solutions : soit le "peuple" n’est plus "à gauche" ;  soit Le Front national a récupéré avec succès les grands thèmes de la gauche. Dans les deux cas, le totem vacille…

D’ailleurs au-delà des grands mots et des postures de congrès, qu’a fait et que fait donc la "vraie gauche" pour les "vrais pauvres" depuis 25 ans ? La CMU en tout et pour tout : ni le RMI (Michel Rocard), ni le SAMU social (Jacques Chirac), ni le RSA (Nicolas Sarkozy), ni la hausse du minimum vieillesse (Chirac et Sarkozy). Et que Cécile Duflot n’allègue pas sa loi Alur, "vraie loi de gauche" (sic) : de fait, dispositif imparable d’exclusion définitive des plus mal lotis ! Enfin, sur le plan philosophique, le combat prioritaire contre la pauvreté a d’abord et toujours été, fait totalement occulté dans le débat français, un combat libéral, d’Adam Smith à John Rawls en passant par Bentham et Stuart Mill.

Ce qui demeure bel et bien comme un invariant de la culture de gauche, c’est la revendication passionnée et, ce depuis la Révolution française, comme l’a magistralement montré Tocqueville, de "l’égalité des conditions". Et c’est là que se joue l’enjeu central de la vraie "justice sociale", masqué par la confusion du débat actuel : la réduction forcenée des inégalités de fortune et de revenus ne garantit en rien la diminution de la pauvreté, comme l’ont fait voir toutes les expériences du "socialisme réel" : Cuba et le Venezuela, si chers à notre gauche de la gauche, c’est l’égalité dans la misère (sauf pour la Nomenklatura !). Davantage, comme l’a démontré John Rawls, "progressiste" s’il en est, un certain niveau d’inégalité peut et doit être accepté dès lors qu’il est favorable aux plus désavantagés. La France d’aujourd’hui montre à quel point la chasse aux riches et aux entrepreneurs du début du quinquennat, loin d’améliorer le sort des pauvres n’a fait que… les appauvrir, par la hausse du chômage et de la fiscalité.

Impasse et contradiction dont Manuel Valls et – sans doute plus forcé que convaincu – François Hollande lui-même, ont visiblement pris conscience en réduisant les impôts des plus modestes et en essayant de relancer l’offre d’un pays en mal de compétitivité: au risque comme le prédisait Freud aux briseurs de totems, d’une "punition automatique" ?

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