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"PPAC" : voilà le syndrome que les Américains ont identifié comme le nouveau mal du siècle chez les jeunes adultes
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Génération multi-tâches

La "Peur de passer à côté", comme son nom l'indique, se caractérise par le fait de sentir le besoin de rester connecté au flot continu d'évènements immédiats. Et avec l'émergence des réseaux sociaux, ainsi que les autres plateformes participatives, elle est typique de la génération née avec internet, aujourd'hui jeunes adultes.

Nathalie Nadaud-Albertini

Nathalie Nadaud-Albertini

Nathalie Nadaud-Albertini est docteure en sociologie de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) et et actuellement chercheuse invitée permanente au CREM de l'université de Lorraine.

 

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Atlantico : Selon une étude menée en 2012 par l'université de Chicago sur la force de la volonté dans l'abstention, la tentation des réseaux sociaux seraient plus forte que la privation de sexe et de nourriture. Comment expliquer cette addiction aux plateformes sociales ? 

Nathalie Nadaud-Albertini : L’une des pistes pour répondre à cette question peut se situer dans ce qu’on appelle "l’agenda-setting". C’est un modèle qui établit une relation causale entre l’importance que les médias accordent à tels ou tels sujets et la perception que les gens ont de l’importance de ces sujets. Ainsi, si les médias donnent une grande importance à un sujet, les gens vont le considérer comme important. Si vous leur demandez s’il leur semble important, ils vont répondre positivement. Si vous posez la même question, un mois plus tard, ils vont répondre négativement.

Cette théorie a été établie sur la base d’un schéma classique de traitement de l’information. Aujourd’hui, les plateformes sociales induisent un changement dans la hiérarchisation de l’information : la sélection est moins forte et ces plateformes sont nombreuses, de sorte que tous les événements dont on est informé semblent importants. Donc les gens ressentent davantage le besoin d’en savoir plus sur tout, puisque tout a tendance à apparaître comme important. De plus, ces plateformes sont des espaces participatifs. Comme les événements sont perçus comme importants, les gens sont plus enclins à donner leur avis, à participer à ce qui semble important. Ils sont donc beaucoup plus connectés au flux d’informations, quel que soit le type de ces dernières, que lorsque les plateformes sociales n’existaient pas.

Cette nouvelle dépendance a engendré un phénomène appelé PPAC (FOMO en anglais, Fear Of Missing Out), qui est l'angoisse de rater un événement. En quoi les communications digitales ont nourri cet excès du lien social ? 

Les communications digitales permettent un accès immédiat à l’information sur les différents événements, puisqu’avec les smartphones qui ne nous quittent pas on est informé tout de suite. On sent le téléphone vibrer, on sait qu’on a reçu un message, on le consulte. Ce faisant on se déconnecte de l’environnement dans lequel on est et de ce qu’on est en train de faire pour se connecter avec la communauté via laquelle l’information vient d’arriver. Souvent, les messages sont brefs, donc on va se renseigner pour pouvoir réagir et rester en interactions avec les autres membres de la communauté numérique, même à distance.

On a besoin de montrer que l’on sait, que l’on réagit, que l’on est présent avec les membres de son réseau à tout moment. Pour mieux comprendre ce qui est à l’œuvre avec les communications digitales, il est possible de comparer le gain symbolique que la connaissance d’un événement et la réaction à ce dernier permettent avec le phénomène "j’y étais" qui, avant les communications digitales, permettait de se valoriser en terme de socialisation. Dire "j’y étais" voulait dire "j’ai participé à un événement important, je l’ai vu, je l’ai vécu en direct, sur place". C’était une façon de faire partie de l’événement en  permettant à d’autres d’y prendre par le récit de ce qu’on avait vécu et ressenti sur le moment. Mais cela ne se limitait pas à un simple témoignage, c’est-à-dire que le fait que le corps de la personne même avait été en contact direct avec l’événement en train de se dérouler transformait la personne en symbole de l’événement. Plus ce dernier était éloigné de nous dans le temps, plus celui ou celle qui y avait assisté prenait d’importance.

Avec les communications digitales, on se retrouve dans une situation où il faut pratiquement dire constamment "j’y suis, je suis l’événement, je suis avec vous". Elles ont provoqué un basculement : elles font que certains se sentent obligés de suivre en continu le flot des événements afin de conserver sa visibilité dans l’espace numérique via son activité digitale. Autrement dit, la visibilité et l’activité numériques quasi-continuelles sont les piliers de la socialisation digitale. Ne voulant pas être exclus, les membres des communautés numériques ont tendance à courir après les événements pour manifester leur présence dans l’immédiateté de l’événement.

L'immédiateté propre aux réseaux sociaux serait le résultat d'une course aux occasions comme si manquer un événement était synonyme de brisure sociale, en quoi cette profusion de choix est-elle une nouvelle forme de maladie (psychique) ? 

A l’heure actuelle, on a beaucoup tendance à puiser dans la matrice du langage psychologique pour penser les faits sociaux. La sociologue Dominique Mehl le montre très bien dans son livre intitulé "La bonne parole. Quand les psys plaident dans les médias". Je préfère éviter ce travers en ne parlant pas de maladie psychique au sens propre. Je dirais que cette profusion amène l’individu à se disperser, à devoir être présent et actif en différents lieux et sur des domaines différents à la fois.

Je vous dirais donc que le portrait-type de l’individu induit par ces sollicitations aussi multiples qu’incessantes est un individu à l’identité plastique, capable d’être à la fois untel à tel endroit et untel à tel autre endroit, et ce simultanément. Cette description indique en creux le portrait de l’individu qui ne parviendrait pas à démultiplier sa présence, qui serait incapable d’articuler présence réelle et présence virtuelle. Ce serait le portrait d’un individu à l’identité fragmentée, incapable de lier les différentes parties de lui-même. A mon sens, ce n’est pas une maladie psychique à proprement parler, mais plus une pathologie sociale, provenant de la forme de lien social induite par les plateformes numériques. Attention, je vous parle d’un certain portrait de l’individu contemporain sur un plan abstrait, je ne dis pas que tout le monde est ainsi. Le portrait idéal comme le portrait repoussoir sont des extrêmes. Et, je crois qu’il est préférable de penser le phénomène en restant dans un juste milieu. Pour prendre un élément de comparaison dans un domaine différent, on peut aimer le bon vin sans être un éminent spécialiste ou un alcoolique pour autant. Concernant la participation aux plateformes digitales, c’est pareil : on peut participer sans forcément se faire happer par la dynamique du flot continu, même si le risque d’addiction existe, bien sûr, comme avec l’alcool.

Comment prendre une décision si à chaque seconde un autre choix s'offre à nous ? En quoi, bien au contraire le manque est un élément nécessaire à une prise de choix réfléchie et construite ? 

Ce serait un sujet de philo pour le bac, ça, non ?

Plaisanterie mise à part, la question renvoie à la dialectique entre ouverture totale des possibles et absence de possibles. Ce sont les deux formes de désespoir pointées par Kierkegaard. L’être humain a autant besoin de possibles que de contraintes pour pouvoir se structurer et vivre relativement harmonieusement.

S’il se trouve face à une situation où les possibles sont à la fois illimités et mouvants, il est totalement incapable de prendre une décision parce que non seulement l’objet sur lequel il doit de décider n’est pas assez défini mais en plus il change sans arrêt. Le manque, s’il est relatif, permet de choisir de façon réfléchie et construite, parce qu’il permet à l’individu de prendre de la distance avec les sollicitations incessantes et de décider par lui-même de ce qui lui semble important. Il peut alors se documenter à partir de différentes sources sur un événement et se faire sa propre opinion, qu’il pourra ensuite partager, mais pas dans l’immédiateté.  

Comment accepter que l'on ne peut pas tout voir/savoir ? Est-ce qu'une forme de FOMO n'existait pas avant les réseaux sociaux ? En quoi ces derniers l'ont peut-être accentuée ?

Pour accepter de ne pas tout voir et tout savoir, il faut accepter d’avoir des limites à la fois cognitives, temporelles et physiques. Mais aussi accepter d’être soi-même et de le montrer. Cela passe notamment par le fait de ne réagir que sur les événements que l’on considère soi-même comme intéressants et importants. Cela implique tout simplement de savoir dire non et de prendre du recul. Autrement dit, d’être adulte.

Ceci étant posé, effectivement, une forme de FOMO existait avant les réseaux sociaux, mais de façon beaucoup moins forte. En effet, les événements relatés par le journal ont toujours fait l’objet de discussions au café, sur la place du village, ou lors de réunions en petits groupes. Pour prendre un exemple plus proche de nous, on discute des événements d’actualité à la machine à café. Celui ou celle qui n’est pas au courant d’un sujet considéré comme important sera de fait exclu(e) de la discussion. Si cette méconnaissance se produit trop souvent, elle nuira à la socialisation de la personne au sein du groupe.

La différence introduite par les réseaux sociaux est le flux continuel d’informations et la demande de réaction rapide. En effet, avant les plateformes numériques, la discussion des sujets d’actualité était inscrite dans une sorte de rituel qui fixait dans la journée un ou plusieur(s) moments pour parler  des événements dont avait pris connaissance avant ou dont on s’informait mutuellement en les commentant. Pour schématiser, il y avait le moment où l’on s’informait, celui où on faisait autre chose (travail, autres loisirs etc.), celui où on faisait une pause et où l’on discutait de ce qu’on avait lu, entendu ou vu. Actuellement, du fait de la continuité du flot d’événements et de la prise de connaissance dans l’immédiateté, une telle structure du temps n’est plus envisageable. On demande à l’individu d’être présent symboliquement à plusieurs endroits en même temps et d’être multi-tâches.

A cet égard, on rejoint ce que l’on peut observer avec l’usage du second écran quand on regarde la télévision. Lorsque des personnes plus âgées regardent avec des plus jeunes une même émission, elles vont avoir tendance à dire : "sors un peu le nez de ton téléphone et regarde avec nous", ce qui entraîne invariablement la réponse "mais je regarde !". Oui, ils regardent le même programme mais beaucoup moins avec les personnes qui les entourent qu’avec celles de la communauté numérique autour de l’émission et/ou de leur propre réseau.

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