A quoi ça sert, d’avoir un ami imaginaire ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Jiminy Cricket, l'ami et conscience de Pinocchio.
Jiminy Cricket, l'ami et conscience de Pinocchio.
©wikipédia

L’Atlanti-question

S’inventer un ami ou un amoureux, lui parler, lui prêter une voix, lui raconter sa vie, ses rêves, ses soucis, ses malheurs, on l’a fait enfant… On le fait parfois aussi adulte. Qu’est-ce que cela cache ? Est-ce que c’est grave ? Pour le savoir, nous avons interrogé le psychanalyste Philippe Grimbert, auteur d’"Un secret", inspiré de sa propre histoire : un petit garçon s’invente un frère imaginaire dont il finit par comprendre qu’il a bel et bien existé.

Barbara Lambert

Barbara Lambert

Barbara Lambert a goûté à l'édition et enseigné la littérature anglaise et américaine avant de devenir journaliste à "Livres Hebdo". Elle est aujourd'hui responsable des rubriques société/idées d'Atlantico.fr.

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Philippe Grimbert

Philippe Grimbert

Philippe Grimbert est psychanalyste. Il a précédemment publié trois essais : Psychanalyse de la chanson, Pas de fumée sans Freud et Chantons sous la psy, ainsi que plusieurs romans, La Petite robe de Paul (Grasset, 2001), Un Secret (2007), La Mauvaise rencontre (2009) et Un Garçon singulier (2011).

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Barbara Lambert : Avoir un ami imaginaire, est-ce une "maladie" ?

Philippe Grimbert : Non, il y a toujours une nuance. Si l’on y croit vraiment au point de lui donner une consistance réelle, on entre dans le domaine de la pathologie. Mais ce n’est peut-être pas ce qui nous intéresse le plus... L’ami imaginaire, c’est plutôt quelque chose qu’on hérite de l’enfance. Tous les enfants ont des amis imaginaires. Ce peut être leur peluche, une sorte d’ami idéal, de frère qu’ils se fabriquent… J’ai bien connu ça (rires). C’est un phénomène normal dans l’enfance, dans l’adolescence, un tout petit peu moins à l’âge adulte… On a parfois besoin d’avoir en tête une sorte d’idéal, qui est un autre Moi débarrassé de nos défauts, et qui peut d’ailleurs encore à l’âge adulte, nous servir dans des circonstances un peu difficiles. Ce peut être, par exemple une "personnalité", un philosophe, un auteur ou un acteur, qui nous assure imaginairement de son soutien lorsque l'on doit prendre une décision.

A quel besoin répond la création, l’invention, de cet ami imaginaire ?

Cette création tient au fait que nous n’existons pas sans l’autre. D’une façon générale, un être humain ne peut pas se constituer s’il n’y a pas un autre en face de lui. Ce sont d’abord le père et la mère qui sont les autres absolus. Dans les premières années de la vie, les parents sont en effet la référence absolue, tant sur le plan moral que physique, ils sont élevés au rang d'icônes représentant à eux seuls toute la société... place dont ils vont déchoir à l'adolescence. Pour nous construire, former notre personnalité, nos goûts, nous avons besoin de nous référer à un autre. Quand cet autre a cessé de prendre la figure des parents, on peut s’en fabriquer un autre. L’ami imaginaire naît de ce besoin essentiel d’avoir toujours un autre en face de soi et de pouvoir y trouver un soutien.

Cet ami imaginaire, c’est un autre et un double en même temps, un mélange de soi et de l’autre ?

Tout à fait. Si on faisait l’inventaire des amis imaginaires qu’ont les uns ou les autres, on verrait qu’il y entre toujours une part de soi. C’est une part de soi magnifiée, idéalisée, bien sûr. C’est par exemple un ami imaginaire extrêmement courageux quand on manque soi-même de courage. Mais c’est toujours en référence à soi.

Avoir un ami imaginaire à l’âge adulte relève-t-il, là, de la pathologie ?

Cela peut être le cas. Il est important de rappeler ici la différence entre la névrose et la psychose. Quand on est dans la névrose, on est dans la normalité : il est dans la nature de l’être humain d’être un tant soit peu névrosé. Cela peut se traduire par exemple par une tendance répétitive à l'échec tant professionnel que sentimental, ou bien encore par une phobie, une peur irraisonnée d'un objet ou d'une situation. C’est ce que j’appelle la névrose ordinaire. Nous y sommes tous. Quand on est dans la psychose, en revanche, on entre dans la pathologie. Chez le psychotique, l’ami imaginaire prend une consistance telle qu’il revêt une forme hallucinatoire, qu’il parle, même. Il peut revêtir l'aspect d’un double avec lequel le psychotique converse comme s'il était réel et dont il croit réellement entendre la voix et les réponses. C’est le cas le plus rare, qu’il ne faut pas confondre, ce faisant, avec celui de l’enfant qui joue et qui parle à son ami imaginaire. On peut l’entendre tout à coup parler tout seul, faire deux voix, cela ne veut pas dire pour autant qu’il est schizophrène. Un adulte qui se livrerait à ce genre de jeu serait, lui, beaucoup plus inquiétant.

Quel bien-être retire-t-on de la création d’un ami imaginaire ?

Il vient combler ce dont souffre le plus l’être humain parce qu’il est par nature un être social, à savoir la solitude. Si on mettait un micro chez les gens qui vivent seuls, on les entendrait beaucoup parler à voix haute à quelqu’un, à un disparu, par exemple. Le disparu, bien sûr, n’est pas un ami imaginaire, mais le même principe est à l’œuvre. Un principe qui permet de se dire : « je ne suis pas seul, je suis en contact avec un autre ». C’est un besoin fondamental : on ne peut pas vivre seul. Seul, on n’existe pas.

Est-ce que ce bien-être peut aller jusqu’à une forme de jouissance ?

Lacan avait l’habitude de dire que chez le psychotique, « la jouissance est déchaînée » : il n’y a plus de limites. S’il n’y a plus de limites, c’est précisément parce qu’il n’y a plus de frontières entre le fantasme et la réalité. Quand l’ami imaginaire permet d’atteindre une forme de jouissance, c’est qu’on est dans le domaine pathologique. C’est une jouissance toxique - et quand on parle de jouissance, il ne faut pas l’entendre au sens sexuel, mais au sens de satisfaction, de réjouissance morbide… De celle qui, par exemple, conduit le psychotique à devenir une sorte de déchet, qui ne prend plus soin de son corps.

Peut-on malgré tout puiser une forme d’équilibre dans une relation avec un ami imaginaire ?

Oui, quand on est dans le cas le plus normal, c’est-à-dire quand on y a recours sans être dupe ‑ ce qui est fondamental. D’une certaine façon, avoir un ami imaginaire, c’est un peu comme si on se parlait à voix haute et qu’on disait : « Qu’est-ce que tu ferais, toi, à ma place ? », parce qu’on aimerait bien avoir quelqu’un pour nous conseiller. A chaque fois qu’on se parle à voix haute, ce qui nous arrive souvent, on s’adresse à quelqu’un. Plus précisément, on s’adresse à soi-même et à quelqu’un d’autre. Quand on assiste tout seul à un jeu télévisé où on pose des questions, si on a la réponse, il est très difficile de la garder pour soi, même si on est seul. Si on parle à voix haute, c’est peut-être pour que cet ami imaginaire nous entende… Cet ami imaginaire, d’ailleurs, ce peut être aussi bien Dieu…

Cela veut dire que nous avons tous, toute notre vie, des amis imaginaires et que cela est normal ?

Je ne sais pas si on peut les appeler des amis imaginaires, mais oui... L’essentiel, c’est de ne pas avoir d’ennemi imaginaire, cela voudrait dire qu’on est dans la pathologie. L’ennemi imaginaire, c’est celui que voit et entend le paranoïaque, qui pense que la Terre entière lui en veut ou imagine qu’il y a un complot contre lui. L’ennemi imaginaire, c’est mauvais signe. L’ami imaginaire, c’est un soutien, dans la mesure, bien sûr, où on n’est pas dupe de sa fabrication.

Et avoir un amoureux imaginaire, est-ce que c’est grave ?

Il y a trois cas de figure. Le fait de laisser penser aux autres qu’on a un être extraordinaire dans sa vie est assez banal. Je me souviens d’un film où l’on voit Dominique Lavanant toute seule chez elle avec des bigoudis sur la tête en train de téléphoner à une amie et qui lui dit : "Je te laisse parce que… enfin, tu comprends ce que je veux dire…" comme si elle était en train de batifoler avec un homme. C’est assez drôle, en même temps, pathétique. Mais cela reste banal, car la personne qui agit ainsi n’est pas dupe : elle sait très bien ce qu’elle fait. Et si elle le fait, c’est tout simplement parce qu’elle aimerait être aimée.

On peut ensuite se fabriquer un amoureux imaginaire pour les mêmes raisons qu’on s’invente un ami imaginaire. Un amoureux pouvant se montrer décevant, on peut s’en créer un idéal… pour se réconforter ou se reconstruire. Il y a enfin le cas pathologique, celui de l’érotomane. L’érotomane est persuadé qu’un autre est amoureux de lui. Ce n’est pas lui qui est amoureux, c’est l’autre, l’autre qui l’évite tout le temps, ce qui est bien le signe qu’il est fou de lui ou qu’il a peur de succomber… Ce genre de délire relève de la pathologie grave. Mais dans les deux premiers cas, il n’y a pas péril en la demeure. C’est un peu comme dans la chanson "Un jour mon prince viendra". A sa manière, le prince charmant est un ami imaginaire.

Qu’est-ce qui fait qu’un jour l’amoureux imaginaire disparaît ?

L’arrivée d’un amoureux réel (rires) ! C’est un peu bête à dire, mais il n’y a que cela. La création d’un ami ou d’un amoureux imaginaire est toujours le reflet d’un manque. Cela signifie que  je ne me suffis pas à moi-même, que je n’ai pas dans la réalité la personne qui pourrait combler ce manque. Quand on a quelqu’un dans sa vie, le besoin d’un ami ou d’un amoureux imaginaire se fait beaucoup moins ressentir. Encore que tout dépend si ce quelqu’un nous satisfait ou pas… S’il déçoit, on peut se recréer un amoureux imaginaire.

Peut-on rater sa vie à cause d’un ami imaginaire ?

L’image idéale qu’on élabore à travers lui fait que, du coup, tous les êtres de la vie réelle paraissent défaillants, en comparaison. On peut de ce fait rater les rencontres. Quand on bâtit, par exemple, un ami imaginaire à partir de la figure d’un père qui a hanté toute la mythologie familiale, on a de grandes chances de passer à côté d’une rencontre : face à ce père de rêve, personne, jamais, ne fera le poids. On peut, en effet, rater sa vie à cause d’un ami imaginaire…

Comment l’éviter, se sortir de cette impasse ?

Avec une bonne psychanalyse, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise (rires) ! Je ne suis pas de ceux qui pensent qu’il faut absolument faire une psychanalyse dans sa vie. Mais le fait est qu’il faut prendre conscience du blocage : il faut savoir le débusquer. Or on n’en a pas forcément conscience. Il faut au moins faire un travail sur soi pour le comprendre.

  1. Publié en 2004 aux éditions Grasset, « Un secret » a été adapté au cinéma par Claude Miller, avec Cécile de France et Patrick Bruel dans les rôles principaux.

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