Les maîtres à penser du XXème siècle : Habermas et sa théorie de l'"agir communicationnel"<!-- --> | Atlantico.fr
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Jürgen Habermas lors d'une conférence
Jürgen Habermas lors d'une conférence
©REUTERS/Odd Andersen/Pool

Bonnes feuilles

Dans son livre "Maîtres à penser, 20 philosophes qui ont fait le XXème siècle", Roger-Pol Droit propose un voyage en vingt épisodes dans la philosophie contemporaine, du début du XXe siècle à nos jours. Courants, concepts, écoles de pensée y sont présentés avec talent. Sous sa plume, les grands théoriciens s'incarnent, deviennent les personnages d'une époque tourmentée, qu'ils façonnent et transforment. En exposant leurs combats et leur influence, il vous ouvre les portes des grands débats actuels. (2/2)

Le long parcours d’Habermas, d’un abord souvent difficile, a noué sur la trame héritée de la philosophie des éléments provenant notamment d’un marxisme assoupli, d’une psychanalyse transposée à l’histoire, et des sciences sociales dans leur diversité. On risque toutefois de passer à côté de l’essentiel si l’on oublie que la réflexion d’Habermas s’est ouverte par le constat d’un changement radical dans la conception de la raison. À ses yeux, la raison n’a plus à proprement parler de nature ni d’essence. Elle est immergée dans le langage, prise dans le tissu mobile des discussions. Plutôt qu’une capacité donnée, la raison apparaît comme un processus en cours. À l’oeuvre dans toute tentative d’argumentation, ce processus n’a rien de mystérieux ni de vague.

Les règles qu’il présuppose peuvent être explicitement formulées, et leurs structures analysées – les logiciens et linguistes l’ont montré, de Peirce à Frege et à Russell. Habermas a tiré les conséquences de ce « tournant linguistique » sur la conception de la raison, principalement dans les deux volumes de sa Théorie de l’agir communicationnel (1981). L’analyse principale de cette conception nouvelle est empruntée aux travaux de John Austin et de John Searle. Dans un ouvrage devenu classique, Quand dire c’est faire (traduction française, en 1970, de How to Do Things with Words, 1955), Austin développe la théorie des speech acts : le langage n’a pas simplement un usage descriptif, il arrive aussi qu’il constitue par lui-même une action. « Je te baptise » ou « je vous déclare unis par les liens du mariage » ne sont pas des phrases qui se contentent de dire ce qui est. Ce sont des « performatifs », c’est-à-dire des énoncés qui sont censés modifier le cours des événements et constituent, par eux-mêmes, des actions.

Cet apport a été déterminant dans la construction par Habermas de sa théorie de « l’agir communicationnel ». Il était en effet convaincu de la nécessité de construire une relation forte entre théorie de la raison et analyse du présent, mais il lui manquait une perspective linguistique permettant de lier action politique et débat public. Il en trouve les éléments chez Austin et Searle, ainsi que dans les analyses de l’interaction du sociologue pragmatiste George Herbert Mead. Réélaborant ces éléments au sein de sa propre pensée, Jürgen Habermas construit un système à la fois cohérent et ouvert, d’une puissante originalité. Il conserve en effet l’idée d’une émancipation tout en laissant de côté les présupposés du marxisme. Dans le cadre de l’interaction des individus et des collectivités au sein du débat public, la discussion argumentée permet à chacun de faire valoir la validité de son point de vue et d’aboutir à des résultats acceptés par tous. C’est en ce sens que la communication est aussi une action et peut permettre à la politique de déboucher sur une émancipation effective des individus.

La principale difficulté est qu’une telle analyse vaut pour « la situation idéale de parole », celle où chacun peut s’exprimer, être écouté, répondre aux éventuelles objections. Dans les situations politiques et sociales contemporaines, même dans les pays démocratiques, il est facile de constater qu’un écart considérable existe entre les réalités quotidiennes et cette « situation idéale ». Habermas en est évidemment conscient. Mais il insiste sur les possibilités multiples offertes par les instances démocratiques et le cadre, à la fois juridique et pratique, qu’elles constituent. Ces analyses sont moins éloignées des réalités concrètes qu’on ne le croit au premier regard. Que l’on songe, par exemple, à la chute du mur du Berlin, à l’effondrement du communisme dans le bloc soviétique, aux évolutions de l’Ukraine ou même actuellement de la Chine. Le rôle joué par la parole citoyenne, par les débats argumentés, par la discussion publique qui se poursuit sous mille formes, institutionnelles ou non, semble devenir de plus en plus crucial.

Contre l’inhumain

Dans l’élaboration de cette nouvelle théorie critique, un problème majeur, celui des normes de l’action, n’a été abordé que tardivement. Car le problème de la morale et du droit se pose chez Habermas d’une manière spécifique. D’un côté, en effet, à ses yeux, à la différence de la raison pratique dans la philosophie des Lumières, « la raison fondée sur la communication n’est pas une source de normes d’action ». D’un autre côté, il doit bien exister une forme de légitimité des règles du droit, qui ne se borne pas au seul jeu fluctuant des législations. C’est notamment dans Droit et démocratie (1992) que Habermas aborde de front cette question : peut-on fonder une légitimité du droit dans le cadre d’une conception de la raison comme communication ? La réponse est positive. Elle repose sur le remplacement du modèle classique du contrat par le modèle de l’accord établi au moyen de la discussion. Entre le débat démocratique et la légitimité de l’État de droit, il n’y a pas simple coïncidence historique, mais lien interne, relation conceptuelle forte.

Une des caractéristiques constantes de la pensée de Habermas est en effet de ne jamais céder sur la question des normes, du droit et de l’éthique. Qu’il s’agisse du clonage reproductif, des manipulations génétiques ou des perspectives ouvertes par l’intelligence artificielle, il maintient continûment une exigence sans faille. Ce qui lui vaut parfois de passer pour rigide ou passéiste, alors qu’il s’emploie à ne pas transiger avec ce qui, à ses yeux, risque de conduire vers l’inhumain. Si les travaux d’Habermas sont complexes, leurs résultats et leur orientation sont nets. Voilà un philosophe du XXe siècle, au moment où ce siècle décline. Ses prédécesseurs ont souvent cultivé le désespoir, certains la démission. Lui s’attache à établir que sont indissociablement liés raison, communication, démocratie, droits de l’homme et souveraineté populaire, sans faire appel à une théologie ni à une métaphysique.

Sur sa gauche, on le juge réformiste et trop modéré. Sur sa droite, on crie au bolchevique masqué. En effet, dans les développements les plus théoriques en apparence, la politique n’est jamais loin : « Il n’est guère plus possible d’obtenir ou de maintenir l’État de droit sans une démocratie radicale. » Habermas est un démocrate à la fois radical, cosmopolite et conséquent. C’est pourquoi il souligne le contraste entre l’exigence morale universaliste et l’extraordinaire résistance au changement de l’organisation mondiale. Au lieu de s’en tenir à la seule morale rationnelle qui a toujours les mains pures parce qu’elle n’a pas de mains, il convient d’entrer dans la construction d’un système juridique. Par exemple celui de l’ONU, qui répond en partie au projet de paix perpétuelle de Kant. Encore faudrait-il que le système ne demeure pas une simple façade. « Les tribunaux internationaux, écrit Habermas, ne sont pas suffisants pour permettre de transformer la Déclaration des droits de l’homme de l’ONU en droits exigibles ; ces tribunaux ne pourront fonctionner d’une façon convenable qu’à partir du moment où l’âge des États souverains aura pris fin grâce à l’existence d’une ONU capable non seulement de décider, mais d’agir et d’imposer. »

Ce qui frappe le plus, finalement, dans le geste de ce philosophe, c’est un sens aigu des situations contemporaines. Ne lui sont étrangers ni le souci écologique ni l’extension mondiale des marchés, ni la résurgence des revendications ethniques et nationales, ni la prolifération nucléaire. L’apathie de l’Europe, la pusillanimité générale de l’Occident lui sont insupportables, au regard de l’amoncellement planétaire de difficultés cruciales. « Devant cet arrière-plan effrayant, la politique des sociétés occidentales disposant de l’État de droit et de la démocratie perd, aujourd’hui, toute orientation et toute assurance. » Heureusement, le philosophe ne laisse pas triompher des états d’âme. La colère ? Le découragement ? La contemplation résignée d’une civilisation en déclin ? Non. Courageusement, les Lumières, reconstruites pour notre temps. Et rien d’autre.

Extraits de "Maîtres à penser, 20 philosophes qui ont fait le XXème siècle", de Roger-Pol Droit publié aux Editions Flammarion (2013). Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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