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Huit ans et demi dans un camp pénitentiaire russe : dans le quotidien d’une prisonnière
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Bonnes feuilles

Le 4 mars 2004, Zara Mourtazalieva, une étudiante tchétchène vivant à Moscou, est interpellée à la sortie de son travail. Le contrôle d'identité vire au cauchemar : les policiers " découvrent " dans son sac un petit paquet d'explosifs - qui disparaîtra totalement par la suite. Malgré la mobilisation de la presse et des ONG de défense des droits de l'homme, la jeune femme, accusée de terrorisme, est bientôt condamnée à huit ans et demi de détention en colonie pénitentiaire. Extrait de "Huit ans et demi - Une femme dans les camps de Poutine", publié chez Les Moutons Noirs (1/2).

Zara  Mourtazalieva

Zara Mourtazalieva

Zara Mourtazalieva est tchétchène. Née en 1984, elle a passé un tiers de son existence en prison ou en camp, à l'issue d'un procès monté de toutes pièces. Après sa libération, en septembre 2012, elle a pu venir en France, où elle a obtenu l'asile politique.

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La journée est censée commencer par le lever à six heures du matin mais, en réalité, bon nombre de filles se lèvent dès quatre heures, car notre détachement, qui compte plus de cent cinquante personnes, ne dispose que d’une douzaine de lavabos dont seuls trois ou quatre fonctionnent. Aujourd’hui, je n’arrive toujours pas à m’habituer à mes matinées parisiennes : pas de foule, pas de bruit, je peux tranquillement préparer mon café et le siroter avec délectation. Au camp, c’était tout autre chose.

Mais avant le réveil, il y a la nuit... En été, impossible de dormir ni même de respirer, car on est obligées de se couvrir entièrement de draps, tête comprise, à cause des moustiques. La Mordovie est connue pour abriter des myriades de ces bestioles. Les auteurs de récits sur le Goulag en parlent souvent. Des nuées de moustiques nous dévorent littéralement, laissant d’horribles plaies qui ressemblent à des ulcères : la peau gonfle et se remplit d’un liquide purulent, avant de cicatriser. Il faut de longs mois pour acquérir une sorte d’immunité aux piqûres.

Mais les moustiques ne sont pas les seuls à nous empêcher de dormir. Il faut affronter la puanteur des femmes qui n’ont pas l’habitude de se laver. Ce sont des SDF condamnées pour de menus délits. Nous essayons de les convaincre de faire un minimum de toilette, mais nous ne pouvons les forcer. Nous allons jusqu’à leur proposer nos propres vêtements pour qu’elles se débarrassent de leurs guenilles imprégnées de l’odeur nauséabonde des chairs non lavées, imbibées de sueur.

La nuit, c’est aussi l’opéra : les malades, les vieilles, les obèses ronflent terriblement. Comment dormir dans ces conditions ? Dans les premiers temps de mon séjour en colonie, n’étant pas encore épuisée par le travail dans la zone industrielle, je passais le plus clair de la nuit sur un banc dans le couloir, emmitouflée dans un drap, à faire des mots croisés. Puis j’ai fini par m’y habituer.

Au réveil, celles qui dorment en haut des lits superposés doivent prendre garde, en descendant, à ne pas toucher aux morceaux de tissu blanc qui sont suspendus sur les barres de plusieurs lits : les filles qui veulent personnaliser un peu leur humble couche lavent et repassent ces voilages. Quelques-unes les décorent même de broderies.

Après la gymnastique matinale, nous prenons la direction de la cantine pour le petit déjeuner. La planton en chef nous y conduit, en rang par cinq. Celle qui manque un petit déjeuner peut être punie d’un séjour au cachot. Au minimum, elle se verra coller une mauvaise mention dans son dossier, car c’est considéré comme une violation du règlement. Quand, en chemin, nous rencontrons un représentant de l’administration, la planton ou la brigadière aboie : « Attention ! » Toute la colonne crie alors : « Bonjour ! » Il faut saluer tout le monde, et chaque fois que l’on croise la même personne, il faut recommencer, sous peine d’écoper de cinq jours de cachot.

Pour le petit déjeuner, on nous sert une bouillie sans goût cuite à la va-vite et pleine de grumeaux. Nous avons également droit à un verre de lait coupé à moitié d’eau et à une ration de pain que l’on obtient à un guichet spécial. Celles qui bénéficient d’une alimentation diététique, sur avis médical, reçoivent un oeuf, du pain d’une qualité un peu meilleure et une cuillerée à soupe de margarine.

Après la cantine, nous sortons sur la place centrale pour nous mettre en formation avant le départ au travail. Tout doit se passer dans un silence total. Un simple murmure, et la sanction tombe. Elle est simple : il s’agit de faire plusieurs tours de ladite place. Et si ce n’est pas terminé au moment de partir travailler, la punition est reportée au lendemain. Même cirque au retour : nous devons nous mettre en formation sur la place avant de pouvoir regagner nos dortoirs.

est extrêmement pénible de marcher sur la place lorsqu’il fait – 40 °C en hiver. Fatiguées après une rude journée de travail, nous marchons chaussées de nos bottes, en rêvant d’un verre de thé brûlant, nous tapons des pieds et essayons de nous frotter les épaules pour nous réchauffer un peu. Lorsque plusieurs détenues n’en peuvent plus et risquent de tomber, l’une de nous va demander au responsable de mettre fin à la marche. Le plus souvent, elle essuie un refus. Nous cachons alors les femmes âgées derrière le bâtiment de l’administration, juste à l’angle, et quand le responsable vient vérifier comment nous marchons (« Alors, les putes, vous vous secouez ? »), elles nous rejoignent en courant.

Certains responsables sont de grands adeptes de ce châtiment, en particulier un certain Vassili Ivanovitch Bortsov. Si toutes les malédictions que profèrent les détenues à son égard se réalisent, il n’aura pas une vie enviable dans ce monde ni dans l’au-delà. Il arrive cependant que d’autres responsables soient plus « coopératifs ».

Le plus sympathique s’appelle Andreï Borissovitch. Il peut accepter de mettre fin à une punition collective ; en échange, il réclame que nous volions pour lui un costume semi-militaire à l’atelier. Que faire ? Nous volons, mais au moins toute la colonie peut respirer. La combine est simple. Pendant le travail de l’équipe de nuit, Andreï Borissovitch appelle la brigadière sous prétexte d’effectuer une fouille à l’entrepôt de la confection, il s’y choisit un costume et l’emporte. À la différence des détenues, il n’est pas fouillé à la sortie de la zone industrielle. Et après ? Il manque une pièce à la brigade. Mais à la fin du mois, nous devons en fournir un nombre précis. Nous achetons alors au magasin deux cartouches de cigarettes que nous échangeons contre du tissu à l’atelier de coupe. Il ne reste plus qu’à coudre un nouveau costume. Mais il faut veiller à ce que l’administration n’ait pas vent de cette opération qui est réalisée uniquement entre personnes dignes de confiance. Sinon, c’est le cachot assuré.

On ne peut entrer dans la zone industrielle qu’en passant par le poste de contrôle et la fouille. Cela fait partie de la routine matinale. Nous nous approchons, en rangs, de la porte d’entrée où se tient une responsable, entourée de quelques gourdes. L’une d’elles prend une poignée de fiches de détenues et crie un nom après l’autre. Celle qui est appelée sort des rangs pour être fouillée. L’administration cherche à confisquer les produits interdits sur les lieux de travail : pain, bonbons, thé, café... À mesure que la fouille se déroule, tout un bric-àbrac s’entasse sur l’une des tables du poste de contrôle. Non seulement de la nourriture, mais aussi des cuillères en métal, du rouge à lèvres, des rasoirs jetables, des gilets à fermeture Éclair, des chaussures « civiles » (on oblige alors les filles à rentrer au camp pieds nus), des foulards de soie, bref, n’importe quoi, en fonction des humeurs de la direction. En effet, les règles changent tous les jours. Aussi peut-on voir, avant la fouille, une fille vérifier frénétiquement son matricule où les lettres écrites à la gouache ont pâli, et une autre remonter son pantalon pour qu’il ne soit pas visible sous sa jupe : si on le confisque, elle va grelotter de froid ; ou encore une troisième cacher ses chaussons sous son aisselle : il est difficile de travailler en bottes à la machine à coudre car on ne sent pas la pédale, mais l’usage d’autres chaussures est banni.

Toute l’activité de la zone industrielle est concentrée à l’intérieur d’un bâtiment vétuste qui aurait bien besoin d’être rapidement rafistolé car il tombe en ruine. Dans ce bâtiment, il y a un atelier de coupe, où l’on taille les tissus à la scie électrique, et trois lignes de confection. La rangée centrale de chaque ligne de confection est formée par une longue table en métal. Le long de cette table, des deux côtés, sont alignées de vieilles machines à coudre. Au total, une centaine de prisonnières s’y affairent. Des ampoules nues sont suspendues au plafond, au-dessus des trois tables, mais leur lumière brutale nous aveugle sans bien éclairer l’ouvrage. La peinture bleue des murs est écaillée, le plafond fuit dès qu’il pleut ou qu’il neige, et nous redoutons constamment un court-circuit qui provoquerait un incendie. Beaucoup de filles toussent, à cause du froid, de l’humidité et de l’absence de ventilation. Des planches de bois, mal jointoyées, pourries par endroits, forment un semblant de parquet. C’est l’objet d’une autre hantise : enfoncer le pied dans une latte vermoulue, au risque de se casser la jambe. Je ne me souviens pas d’un accident de ce genre, mais souvent, nos ciseaux tombent dans des fentes, et il faut alors arracher des planches clouées pour les retrouver. Nous n’avons pas le droit de quitter les lieux tant que le matériel n’a pas été rendu. Les matonnes nous menacent toujours de nous y laisser toute la nuit s’il le faut.

Nous cousons des tenues de camouflage, des moufles, des vestes ouatinées, des uniformes pour l’armée, etc. La production vendue en Russie par des sociétés comme Vostok-Service, Sirius, Technoavia et tant d’autres est confectionnée dans les colonies de femmes en Mordovie. Ces tissus absorbent le sang qui coule des doigts blessés des prisonnières. Mais ces blessures ne sont rien par rapport au doubinal 1.

À la fin de chaque journée de travail, la chef d’équipe, prisonnière elle-même mais bénéficiant d’un statut privilégié, rassemble les couturières qui n’ont pas atteint la norme – ce qui signifie que, par leur faute, leur brigade n’a pas rempli son quota – et les amène au bureau du directeur de la zone industrielle. Les couturières « négligentes » sont alignées le long du mur et la chef les frappe avec un gourdin sur les fesses ou sur le dos. Aux bains, je vois souvent ces femmes battues, avec des ecchymoses violacées sur le dos, les fesses, les cuisses.

Dès que la brigade entre dans l’atelier, les filles branchent les machines, vérifient que l’équipe précédente ne les a pas endommagées et se mettent à leur besogne. Parfois, elles travaillent à un tel rythme qu’elles ne peuvent pas aller aux toilettes. Le contremaître est là pour les surveiller ; lui peut se reposer de temps en temps dans la pièce voisine.

Chaque matin, à huit heures, les contremaîtres et les brigadières assistent à une réunion de travail, en présence du directeur de la colonie, du directeur de la zone industrielle et de l’ingénieur. Le directeur de la colonie étudie les données concernant la production de la veille, brigade par brigade. Si une brigade n’a pas rempli son quota plusieurs jours de suite, sa chef doit fournir des explications et désigner les couturières qui sont à la traîne. L’administration de la colonie invente alors une punition pour la brigade fautive. Dans le meilleur des cas, c’est une mention dans les dossiers des filles concernées et le cachot pour « attitude négligente au travail ». Dans le pire s’y ajoute une séance de doubinal supplémentaire, cette fois ordonnée par la direction.

À l’atelier, il est important de coudre rapidement. Même si une pièce est ratée, ce n’est pas grave, on corrigera le défaut ; en revanche, un nombre de pièces insuffisant est lourd de conséquences pour la brigade. Officiellement, la période d’appren tissage pour une nouvelle détenue est de dix jours. Cela veut dire que, au bout de dix jours, une fille qui n’a jamais vu une machine à coudre de sa vie doit réussir à produire deux cents pièces en huit heures de travail. Ses chances d’apprendre ce métier à temps sont égales à zéro, d’autant plus qu’on ne lui donne jamais les dix jours réglementaires. Deux ou trois jours au plus tard après son arrivée, la chef exigera qu’elle remplisse la norme, comme tout le monde. Et si elle n’a pas bien appris à coudre, les autres prisonnières le lui enseigneront sans tarder : la chef commence par engueuler la nouvelle en la couvrant de jurons, et, si elle n’a toujours pas compris, elle emmène la fille dans un petit cagibi et la tabasse ou confie ce travail éducatif à ses laquais. C’est ainsi qu’on lui « explique » comment bien travailler. Il est inutile de se plaindre. Et si la fille arrive à porter plainte auprès de la direction de la colonie, au mieux la chef de l’équipe sera convoquée pour donner des explications. Mais le plus souvent, la plainte sera ignorée ou, pis encore, l’administration y ajoutera du sien en matière d’éducation à la matraque.

Toute la zone industrielle a l’air d’une gigantesque galère remplie d’esclaves. Les chefs d’équipe se promènent le long de la file et gueulent : « Vas-y, remue les bras, putain, tu dors ou quoi ? » On entend aussi le bruit sourd des coups qui pleuvent. La chef sait quelles filles sont susceptibles de riposter et ne les touche pas. Mais la plupart des détenues aspirent à une libération anticipée, ce qui implique qu’elles soient dociles et obéissantes. Car une attestation positive de la zone industrielle, délivrée par la brigadière, jouerait en leur faveur. Il existe une autre façon d’obtenir la libération anticipée. C’est de l’acheter : les familles aisées peuvent offrir de « l’aide humanitaire » à la direction de la colonie. Mais ce sont des exceptions : la plupart des détenues n’ont pas de famille riche et aimante...

Extrait de "Huit ans et demi - Une femme dans les camps de Poutine", de Zara Mourtazalieva, publié chez Les Moutons Noirs, 2014. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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