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Les patients au capital culturel élevé seraient plus enclins à refuser des soins.
Les patients au capital culturel élevé seraient plus enclins à refuser des soins.
©Reuters

Diagnostic

Steve Jobs, célèbre fondateur d'Apple, diagnostiqué d'un cancer du pancréas, a pourtant refusé une opération chirurgicale qui aurait pu lui sauver la vie et a préféré se tourner vers la physiothérapie. Il ne serait pas le seul : les patients au capital culturel élevé seraient beaucoup plus enclins à refuser des soins. Il s'agirait pour eux d'une manière de se réapproprier leur existence et leur pouvoir de décision.

Philippe Bataille

Philippe Bataille

Philippe Bataille est directeur d'études à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et directeur du Centre d'analyse et d'intervention sociologiques (CADIS, EHESS-CNRS). Il est également membre du Centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin. Ses recherches ont entre autres porté sur le racisme et la discrimination, le sexisme et le féminisme, et plus récemment sur l’expérience médicale et sociale de la maladie grave. Ses travaux actuels suivent ce qu’il advient de la catégorie de sujet dans la relation médicale et de soin. Les recherches en cours suivent des situations cliniques empiriques qui suscitent de si fortes tensions éthiques qu’elles bloquent le système de la décision médicale (éthique clinique), et parfois la conduite de soin (médecine de la reproduction et en soins palliatifs). Son dernier ouvrage est "Vivre et vaincre le cancer" (2016, Editions Autrement).

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Atlantico : A l'instar de Steve Jobs qui refusa une opération chirurgicale après avoir été diagnostiqué d'un cancer du pancréas et qui préféra se tourner vers la physiothérapie, il semblerait que la plupart des personnes au capital culturel élevé aurait paradoxalement plus tendance à remettre en question, voire refuser le traitement prescrit par leur médecin. Cette tendance est-elle avérée ? Comment expliquer que des personnes ayant une dextérité plus forte à comprendre la science puissent refuser de s'y soumettre ?

Philippe Bataille : Au cours de mes recherches, j’ai effectivement pu constater cette tendance, notamment chez les patients atteints de pathologie que l’on pourrait qualifier d’agressive, c’est-à-dire comprenant un traitement thérapeutique lourd et une espérance de vie très incertaine. Il n’est pas rare de voir ces patients possédant un certain niveau de capital culturel refuser les traitements ou, plus banal encore, de les commencer pour finalement y mettre un terme au bout d’un certain temps et passer à un autre type d’accompagnement.

Il ne faut pas particulièrement y voir de contradiction ou de marginalité de leur part, étant donné que la plupart d’entre nous considérons l’engagement dans des soins comme étant une réponse rationnelle du fait de l’espérance d’amélioration, voire de guérison que l’on y entrevoit. Mais lorsque ces schémas-là ne sont pas vraiment à portée de vue, certains patients, ceux ayant de fortes ressources personnelles – et je ne parle pas des ressources financières, mais bien des ressources cognitives, intellectuelles – cherchent à se réapproprier un certain pouvoir sur leur vie. C’est-à-dire qu’ils vont décider pour eux-mêmes et chercher à imposer leur décision aux autres. C’est une manière également pour eux de se réapproprier leur existence et leur destin à un moment de leur vie où le corps leur échappe, où il perde le contrôle et pour une fois, où ils n’ont plus le choix. Ils ne veulent plus s’en remettre aux autres, mais à eux.

Au fond, ce refus du traitement révèle quelque chose de plus large qu’on ne voit pas ni qu’on entend qui peut être le doute concernant l’engagement dans des soins très lourds. Certains se tournent alors vers une alternative thérapeutique, parfois ayant une dimension expérimentale, incertaine, voire carrément improbable.

Mais il est important de dire également que ces personnes au capital culturel élevé refusent des soins, également car elles sont en capacité de faire valoir ce refus, contrairement à d’autres patients qui n’ont pas le choix que de suivre ce qu’on leur médecin leur prescrit.

Les scandales à répétition, notamment dans l'industrie pharmaceutique, peuvent-ils également expliquer cette tendance ?

On pourrait effectivement le penser dans un premier temps. Les scandales comme celui du Médiator auraient tout à fait pu expliquer cette réticence à s’engager dans des soins. Mais je maintiens qu’au contraire, il s’agit à mon avis non pas d’une remise en question de la science médicale, d’un dénigrement ou d’une dissidence quelconque, mais bien d’une réelle décision personnelle, d’une réponse lucide – on parle d’ailleurs en sciences humaines de réflectivité – face à la maladie. J’ai d’ailleurs pu rencontrer certains patients ayant refusé des soins et proposé une alternative, tout en offrant un don au service dans lequel ils étaient afin qu’il puisse continuer son activité.

De plus, ce souci de rester lucide, d’obtenir une certaine transparence dans les décisions qui sont prises, d’avoir le contrôle de son destin sont aujourd’hui des tendances sociologiques affirmées que l’on retrouve dans de nombreux autres domaines, et pas uniquement celui de la santé.

Selon Walter Isaacson, biographe de Steve Jobs, le patron d'Apple avait recours à la "pensée magique", à savoir la conviction que la pensée seule puisse permettre l'accomplissement de souhaits. Retrouve-t-on ce type de pensées chez les malades au capital culturel élevé ? Peut-on associer cela à une forme de déni ?

Je dirais plutôt qu’ils vont dans une recherche de l’extrême subjectivité. C’est-à-dire que l’on va trouver en soi la réponse ainsi que les ressources nécessaires – aussi infimes soient-elles – à l’agression que représente la maladie et le combat éperdu, voire perdu d’avance face à la mort. L’idée est de rester en éveil justement. Il ne faut pas considérer cela comme du déni, ni comme de l’égoïsme : au contraire, alors que la mort est anticipée, il s’agit en général d’une période d’ouverture aux autres et d’altruisme, une période d’acceptation.

Comment réagissent l'entourage et les médecins face à ces questionnements incessants et ce refus éventuel de traitement ? Quelle(s) solution(s) adopter dans ce type de situation ?

La médecine de manière générale est encore très, trop peut-être sûre d’elle, des réponses qu’elle apporte à la maladie et des schémas de guérison qu’elle propose. Par conséquent, elle a encore du mal à accepter que l’on s’oppose à ses diagnostics et traitements. Cela étant, ce n’est pas non plus si flagrant : comme dit précédemment, certains patients refusent malgré tout ces traitements. On a même parfois ce que l’on appelle des « perdus de vue », c’est-à-dire des patients qui se sont engagés dans des soins un jour et ne sont jamais revenus.

A contrario, les personnes au capital culturel plus modeste se fient-elles plus facilement aux diagnostic et prescriptions de leur médecin ?

Tout dépend également des traitements prescrits. Aujourd’hui, et finalement c’est un peu ce dont on parle depuis tout à l’heure, les médecins rencontrent de vrais problèmes de compliance, c’est-à-dire de soumission au traitement. Selon la loi, le médecin doit faire en sorte que les patients se soignent et suivent ses prescriptions et théoriquement, les gens le font. Sauf qu’aujourd’hui, quelle que soit la pathologie, cette compliance est mise à mal.

Il faut également comprendre un aspect : grâce aux soins, on allonge la vie de certains patients atteints de maladies graves, sans pour autant les guérir. Ils voient donc leur déchéance, leur corps leur échapper de plus en plus, même si quelque part ils ne se rendent pas compte non plus que leur corps tient bien plus le coup que ce qu’il ne devrait sans médicament. De plus, ces médicaments présentent parfois des effets secondaires très lourds. Par conséquent, ce parcours est difficile, fatiguant, ce qui explique qu’il arrive que certains sortent de ce parcours, sans pour autant remettre en cause la science, et opte pour un traitement plus doux. Finalement, on traverse une période d’évolution de la maitrise de son corps dans les mentalités.

Propos recueillis par Clémence de Ligny

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