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Les juges ont mauvaise réputation.
Les juges ont mauvaise réputation.
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Bonnes feuilles

Quelle responsabilité que le pouvoir de juger ! Un tel pouvoir, des hommes, et désormais des femmes, l'ont reçu en délégation, de Dieu et du roi pendant l’Ancien Régime, de la nation ensuite. Longtemps considéré comme revêtu d’un caractère sacré aujourd’hui perdu, il n’en reste pas moins fondamental dans une société dont l’une des caractéristiques est la judiciarisation. Extrait de "Histoire des juges en France", de Benoit Garnot, publié chez Nouveau Monde éditions (2/2).

Benoit  Garnot

Benoit Garnot

Professeur d'histoire moderne à l’université de Bourgogne, Benoît Garnot est spécialiste de l’histoire de la justice et de la criminalité, il a publié une trentaine d’ouvrages et en a dirigé une quinzaine d’autres.

 

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Pris globalement, les juges ont mauvaise réputation ; mais individuellement, un certain nombre d’entre eux échappent à l’opprobre. Aux yeux du public, il n’y a certes pas de « juge idéal », mais il existe quelques « bons juges ». Il les perçoit comme isolés au sein du milieu judiciaire, et souvent même comme rejetés par lui, en particulier par la hiérarchie.

La littérature, là aussi, reflète cette opinion générale. Car, si on y rencontre quelques belles figures de juge, c’est toujours à dose homéopathique, comme des exceptions. Au xvie siècle, Noël du Fail donne sa définition du bon juge : il est d’abord un homme intègre, qui ne se laisse influencer ni par le statut social des parties, ni par le souci de l’opinion publique, ni même par l’appât du gain ; il ne doit pas prendre parti « pour l’accusé ou pour l’accusateur, pour l’appelant ou pour l’intimé », et il doit rester neutre envers « toutes personnes, de quelque grade, dignité, qualité et conditions qu’elles soyent1 ». Mais Noël du Fail a rencontré bien peu de juges qui correspondent à cette description : il dresse les portraits de quelques magistrats français, comme ce président du parlement de Bretagne qui « avoit la conception aussi vive, l’attention resolüe, honneste et eloquente parole, avec un aussi grand savoir qu’on ait veu de son temps », ou ce « bon et savant juge », qui obtient par son argumentation philosophique la tête d’un prévenu qui avait assassiné un laboureur ayant témoigné contre lui dans un précédent procès2. Mais ces deux belles figures sont bien isolées parmi leurs pairs, qui accumulent les défauts.

Aux deux siècles suivants, les « canards » ou « occasionnels », brochures à publication irrégulière, eux aussi, présentent quelques juges aux qualifications flatteuses, soulignant leur zèle et leur efficacité sans défaut : les coupables « furent tellement poursuyvis en Justice, que le pauvre Talleis confessa tout le fait » ; « Monsieur le Prevost de Suresne, sçeut si bien faire par sa prudence, qu’il decouvre la verité »3. Mais c’est presque en s’en étonnant ! Quant à Voltaire, il dépeint un magistrat idéal, sous les traits de Zadig ; lorsque Zadig devient premier ministre et exerce à ce titre la charge de juge suprême, il applique les lois sans arbitraire (« quand il jugeait une affaire, ce n’était pas lui qui jugeait, c’était la loi »), sauf lorsque la loi lui semblait trop sévère, auquel cas « il la tempérait », et « quand on manquait de lois, son équité en faisait qu’on aurait prises pour celles de Zoroastre ». Mais Zadig constitue une exception dans l’oeuvre voltairienne. D’ailleurs, Zadig est un personnage de fiction, le héros d’un conte… manière de suggérer qu’il n’existe pas de juge comparable dans la réalité.

Dans l’oeuvre d’Honoré de Balzac, les belles figures de magistrats sont également très rares : un juge honnête, Jean-Jules Popinot, un autre naïf, Émile Blondet, et c’est tout. Balzac montre aussi les scrupules de conscience et les souffrances morales qui peuvent accabler un magistrat lorsqu’il s’agit de faire exécuter un condamné à mort :

Lorsqu’un magistrat a roulé durant toute une nuit dans les abîmes de la douleur, en sentant la main de Dieu appesantie sur les choses humaines et frappant en plein sur de nobles coeurs, il lui est bien difficile de s’asseoir là, devant son bureau, et de dire froidement : « Faites tomber une tête à quatre heures ! anéantissez une créature de Dieu pleine de vie, de force, de santé. » Et cependant tel est mon devoir ! abîmé de douleur, je dois donner l’ordre de dresser l’échafaud… Le condamné ne sait pas que le magistrat éprouve des angoisses égales aux siennes. En ce moment, liés l’un à l’autre par une feuille de papier, moi la société qui se venge, lui le crime à expier, nous sommes le même devoir à deux faces, deux existences cousues pour un instant par le couteau de la loi. Ces douleurs si profondes du magistrat, qui les plaint, qui les console ? notre gloire est de les enterrer au fond de nos coeurs1 !

Émile Zola, lui, met en scène le juge Béraud du Châtel, « un de ces républicains de Sparte, rêvant un gouvernement d’entière justice et de sage liberté2 ». En plein Second Empire, il vit dignement dans son hôtel parisien, dont les appartements […] s’étendaient en longues enfilades de vastes et hautes pièces, dans lesquelles se perdaient de vieux meubles, de bois sombre et trapu ; et le demi-jour n’était peuplé que par les personnages des tapisseries, dont on apercevait vaguement les grands corps blêmes. Tout le luxe de l’ancienne bourgeoisie parisienne était là, un luxe inusable et sans mollesse, des sièges dont le chêne est recouvert à peine d’un peu d’étoupe, des lits aux étoffes rigides, des bahuts à linge où la rudesse des planches compromettrait singulièrement la frêle existence des robes modernes […]. Quand il poussait les portes, traversant la solennité des pièces, de son pas lent et grave, on l’eût pris pour un de ces membres des vieux parlements, dont on voyait les portraits accrochés aux murs, rentrant chez lui tout songeur, après avoir discuté et refusé de signer un édit du roi1.

Mais le juge Béraud du Châtel est bien isolé. Il apparaît comme un anachronisme vivant.

Si l’on se tourne vers le public, on se heurte évidemment aux mêmes difficultés, déjà soulignées, pour connaître sa véritable opinion. Des indices apparaissent cependant, qui montrent que le « bon juge » existe parfois à ses yeux : c’est généralement un « petit juge », justicier courageux, mais désavoué par ses supérieurs. Atypique parmi ses pairs, donc isolé, il fait « éclater la vérité », malgré les obstacles. Il est présenté, le plus souvent, comme un homme austère (dans l’imaginaire collectif, il n’est de bon juge qu’austère…), souvent veuf ou célibataire, fréquemment provincial, couramment un juge d’instruction. Il est d’autant plus valorisé par la presse et par les médias en général (et aussi, dans la période récente, par le cinéma) qu’il s’oppose à l’institution judiciaire et à sa propre hiérarchie, présentée comme molle et servile. Le « petit juge », seul contre tous, s’en prend avec courage aux notables ; de ce fait, il est sympathique à l’opinion populaire.

L’exemple le plus caractéristique est sans doute le juge Magnaud, surnommé précisément « le bon juge », qui a joui d’une grande popularité pendant la Belle Époque, en acquittant une jeune voleuse « par nécessité ». Puis, la figure du « petit juge », arc-bouté contre les puissants, défenseur intransigeant de la justice, a connu un nouveau succès quelques décennies plus tard. En 1972, le juge d’instruction Henri Pascal acquiert ainsi une certaine popularité en s’en prenant (à tort, mais on ne le saura que plus tard) à un notaire, Pierre Leroy, dans l’affaire du viol et de l’assassinat d’une jeune fille d’un milieu populaire, Brigitte Dewèvre, à Bruay-en- Artois. En 1975, le juge Patrice de Charette inculpe et fait écrouer à Béthune un patron dans l’usine duquel un ouvrier avait été victime d’un accident mortel : il subit les foudres de la hiérarchie judiciaire, mais acquiert un grand prestige dans les milieux populaires. Dans les années 1980 et 1990, quelques magistrats (Renaud Van Ruymbeke, Eva Joly, Laurence Vichnievsky, Éric Halphen, Thierry Jean-Pierre) se sont aussi montrés peu respectueux des puissants, notamment à l’occasion de quelques affaires retentissantes, qui se sont traduites par des bras de fer entre ces juges d’instruction et le pouvoir politique. Dans de telles circonstances, ces juges sont perçus, par une bonne partie de l’opinion publique, comme les défenseurs d’une justice intemporelle et idéale. Le mythe atteint sa pleine dimension lorsque le « petit juge » courageux semble avoir fait le sacrifice de sa vie au service de la vérité, tels les juges Renaud, en 1975, et Michel, en 1981, tous deux à la fois atypiques et assassinés, sans doute par les malfaiteurs qu’ils cherchaient à confondre : la réalité rejoint alors la fiction, qui s’empare d’elle pour la mythifier !

Extrait de "Histoire des juges en France", de Benoit Garnot, publié chez Nouveau Monde éditions. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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