Les tensions avec la Russie pourraient chambouler la mondialisation telle que nous l’avons connue jusqu’à présent <!-- --> | Atlantico.fr
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L'Union européenne et les Etats-Unis ne pourront s'attaquer militairement à la Russie
L'Union européenne et les Etats-Unis ne pourront s'attaquer militairement à la Russie
©Reuters

Alternative

L'Union européenne et les Etats-Unis ne pourront s'attaquer militairement à la Russie. C'est pourquoi les sanctions imposées à la Russie restent confinées à son endroit économique... Et vice et versa, avec la prise pour cible par Vladimir Poutine des Macdonald's localisés en terres russes, symbole de sa volonté d'incarner une alternative à la mondialisation.

Michael Lambert

Michael Lambert

Michael Eric Lambert est analyste renseignement pour l’agence Pinkerton à Dublin et titulaire d’un doctorat en Histoire des relations internationales à Sorbonne Université en partenariat avec l’INSEAD.

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Atlantico : Les Etats-Unis et l'Union européenne viennent de décider de la mise en œuvre de nouvelles sanctions contre la Russie et son secteur bancaire, énergétique et militaire. En représailles, Poutine prévoit de s'en prendre à McDonald’s. Dans quelle mesure ce type de comportement peut-il entraver la mondialisation ? 

Michael Lambert : Les propos du Président Vladimir Poutine sont avant tout à destination des médias. En prenant McDonald’s comme exemple, ce dernier veut montrer qu’il souhaite, premièrement, faire face aux sanctions et montrer que la Russie est un acteur économique mondial qui n’est pas dépendant des Etats-Unis et de l’Union européenne. C’est donc une attitude avant tout nationaliste et médiatique qui vise à montrer la puissance économique russe et sa capacité à pouvoir riposter et à ne pas simplement subir les pressions économiques. Sur un plan statistique, il est vrai que l’économie russe est fortement dépendante des Etats-Unis et surtout de l’Europe, c’est la raison pour laquelle on peut parler de discours avant tout politique mais sans réelle capacité d’action derrière.

Deuxièmement, l’image de McDonald’s est évidemment symbolique. Ici, il est question de s’attaquer à la mondialisation, mais au sens de limiter l’hégémonie américaine en protégeant certains secteurs spécifiques. C’est donc avant tout une provocation à l’encontre des Etats-Unis, tant pour montrer que la Russie peut proposer une schéma de mondialisation alternatif que pour contester l’hégémonie du modèle actuel qui est fortement lié et connecté avec les Etats-Unis qui sont la deuxième économie mondiale après l’Union européenne.

Finalement, les propos du Président russe peuvent avoir des conséquences sur la législation des entreprises étrangères qui souhaitent s’implanter en Russie dans l’avenir et pour celles qui y sont déjà. Cette approche semblerait cohérente dans la mesure où la Russie souhaite diversifier ses secteurs d’activité qui reposent essentiellement sur le complexe militaro-industriel et les énergies fossiles. Cela permettrait de relancer l’économie en adoptant une attitude plus protectionniste, voire autarcique. Le problème principal reste cependant la mise en œuvre d’un tel projet, lancer une production de biens manufacturés et créer des services nécessite des ressources humaines et des investissements considérables de l’Etat dans des entreprises qui ne peuvent pas uniquement dépendre de ce dernier. La question sera alors plus la mise en application des dires du président et à savoir si son idée de lutte contre la mondialisation est avant tout temporaire en réaction aux sanctions ou une perspective sur le long terme avec une focalisation sur le développement du projet d’Union eurasiatique avec la Chine et l’Amérique latine comme régions cibles pour les futures exportations. 

Au regard de la situation actuelle relative à la Russie, ou bien encore de l'attitude de la Chine vis-à-vis du Japon et des Philippines qui n'hésite pas à adopter des sanctions économiques à leur encontre dans le cadre des conflits territoriaux qui les opposent en mer de Chine, peut-on dire que l'économie est devenue la nouvelle arme des conflits entre puissances au XXIème siècle ? 

L’économie a toujours été un moyen de pression sur les autres pays. La seule différence est qu’auparavant, les pressions économiques se combinaient à l’approche militaire et celle-ci était le principal argument devant l’usage de l’économie. La guerre contre un Etat comportait toujours un aspect militaire et économique. Si l’on prend l’exemple de la Première Guerre Mondiale, la France et l’Angleterre souhaitaient toutes les deux affaiblir la puissance économique de l’Allemagne. C’est la raison qui motivera la rédaction du Traité de Versailles par la suite en 1919 et qui, comme le mentionne Keynes dans " Les conséquences économiques de la Paix ", vise avant tout à affaiblir l’Allemagne sur le plan financier, pas seulement pour payer les réparations mais pour assurer une hégémonie britannique dans le domaine maritime et accroître la puissance industrielle française pour les biens manufacturés sur le continent.

De nos jours, le militaire est passé au second plan. Il est en effet difficile de faire pression en n’usant que de l’argument militaire en raison des conséquences diplomatiques et justement économiques en répercussion. Qui plus est, l’arme nucléaire a changé la donne dans la mesure où un conflit militaire implique, de nos jours, des destructions de masse, des pertes civiles et matérielles conséquentes comme l’ont montré les deux Guerres mondiales. En conséquence, l’économie est devenue l’argument principal qui motive toujours les guerres mais cette même économie est aussi une arme pour la guerre. Ce raisonnement est d’autant plus valable pour des ensembles comme l’Union européenne qui n’a pas d’armée unifiée. Sa seule arme est, objectivement, sa puissance économique vis-à-vis de la Russie. Il en est de même pour les Etats-Unis qui ne peuvent pas se permettre de risquer un conflit militaire avec la Russie qui est une puissance nucléaire. L’utilisation de l’économie est alors le seul argument valable pour affaiblir un adversaire et est rarement combiné avec le militaire.

Pour faire écho à la Chine, sa puissance repose sur sa capacité à être devenue incontournable dans l’économie mondiale, elle peut donc exercer des pressions sur d’autres Etats comme le Japon ou même les anciennes puissances occidentales comme le Portugal et la Grande-Bretagne. Les rattachements de Hong-Kong et Macao en sont les exemples parfaits. D’une manière générale, on pourrait prendre l’exemple de Joseph Nye, chercheur américain qui décrit la capacité d’un pays à en influencer un autre, son " smart power " comme étant la combinaison d’une politique d’influence culturelle avec deux moyens coercitifs : la force militaire et la puissance économique.

Au lendemain de la Guerre froide, beaucoup d'analystes affirmaient que l'interdépendance économique, conséquence directe de la mondialisation, permettrait d'éviter les guerres. Or aujourd'hui, au regard des exemples mentionnés plus haut, il semblerait que la mondialisation et son interdépendance économique soient davantage synonymes de tensions.

Comment expliquer ce changement de paradigme ? Quelle est la nature actuelle de l'interdépendance, est-elle devenue réellement source de confits ? 

L’interdépendance n’est pas nécessairement une source fondamentale de conflit. On estime que deux pays qui échangent vont tendre à se rapprocher sur un plan diplomatique et culturel. Cette conception nie cependant les divergences culturelles qu’on retrouve à la base entre les Etats et leurs aspirations personnelles sur la scène internationale. La Russie, objectivement, souhaite utiliser l’économie comme moyen pour revenir sur la scène internationale, la conception chinoise est pour sa part plus ambiguë et l’Europe souhaite assurer la prospérité de ses membres, mais sans avoir d’ordinaire le souhait d’utiliser l’économie comme moyen de pression.

Le principal problème repose sur le fait que certains Etats soient plus dépendants vis-à-vis des autres. En conséquence, ces derniers tentent de lutter pour retrouver une prospérité et inverser les rapports de forces. Si deux Etats échangent dans des proportions similaires et sont tous les deux prospères, alors la situation a peu de chance de dégénérer, en ce sens, les analystes au lendemain de la Guerre-froide sont dans le vrai. Cependant, lorsqu’un Etat devient plus fort que ses partenaires, alors ces derniers commencent à contester et la situation peut rapidement s’envenimer. Prenons à nouveau l’exemple de la Première Guerre mondiale, l’équilibre économique était perturbé par l’Allemagne qui dominait et inquiétait de plus en plus la France et l’Angleterre en raison de sa puissance industrielle. Pourtant, comme le mentionne Keynes, l’Allemagne était le cœur économique et la source de prospérité de tous les Etats d’Europe et, sans elle, il était impossible de relancer la croissance après la Guerre.

La mondialisation n’est donc pas la principale cause des tensions, elles sont essentiellement liées au déséquilibre entre les puissances qui échangent et les aspirations de ces dernières. En Russie, l’effet cumulé d’une dépendance économique vis-à-vis de l’UE et des Etats-Unis avec le souhait de revenir sur la scène internationale engendre des tensions. Ce sont les écarts de richesse entre un Etat et un autre, combinés avec des revendications en sommeil, qui causent les conflits. La République Populaire de Chine a toujours revendiqué Hong-Kong et Macao, mais il a fallu qu’elle ait une certaine puissance économique pour pouvoir mener des négociations pour récupérer ces territoires. Aujourd’hui, la Chine revendique Taiwan mais ne parvient pas à faire aboutir ses revendications. Il est possible que, dans l’avenir, cela soit le cas car les Etats-Unis et le Japon n’auront plus la capacité de continuer à faire pression sur la Chine.

Les tensions apparaissent lorsque les rapports de force économiques sont déséquilibrés et lorsqu’un Etat et ses revendications en sommeil parvient à acquérir une puissance économique suffisante pour les affirmer. La Russie anticipe un peu sur sa puissance, mais la baisse de puissance économique en Union européenne peut, aujourd’hui, lui permettre de proposer une alternative pour des pays comme la Biélorussie, l’Ukraine et la Moldavie avec le projet d’Union eurasiatique, ce qui n’était pas le cas quand la puissance économique européenne était à son maximum avant la crise de 2008.  

Le cadre multilatéral est l'une des expressions, sur la scène internationale, de cette interdépendance. Là aussi, ce cadre était conçu comme un moyen d'éviter les conflits. On constate cependant la multiplication des organisations à caractère multilatéral, mais qui mettent en opposition plusieurs puissances et ensembles régionaux (UE vs. Union eurasiatique / Organisation de coopération de Shanghaï vs. Traité transatlantique et transpacifique). Qu'est-ce qui explique ce manque d'unité actuelle de la scène internationale ?  Le cadre multilatéral serait-il donc devenu l'une des expressions privilégiées de la contestation sur la scène internationale ?

La création d’un ensemble, économique ou politique, dépend de plusieurs facteurs. L’Union européenne, à ses origines, avait pour double vocation de relancer l’économie en mettant en commun les ressources des Etats pour l’industrie lourde et d’assurer une paix plus durable en Europe. D’autres organisations ont pour objectif affiché de permettre uniquement à l’économie de se développer. Dans l’ensemble, la majorité des organisations, exceptions faites de l’Union européenne et de l’Union eurasiatique, qui s’inspire de la dernière, sont soit à connotation sécuritaire, soit économique, mais beaucoup plus rarement politique. Cependant, comme nous avons pu le constater, l’économie est aujourd’hui une arme qu’utilisent beaucoup d’Etats pour s’affirmer sur la scène internationale, en dépit de l’aspect militaire. Créer une alliance économique permet de souder les partenaires qui partagent les mêmes intérêts et attentes et qui, parfois, se regroupent pour contrer une autre puissance nationale ou supranationale.

Le cas de l’Union eurasiatique est flagrant. Le modèle s’inspire clairement de l’Union européenne et se fixe comme objectif d’offrir une alternative à cette dernière sur le plan économique et politique. C’est la raison pour laquelle son manque d’attrait pour l’Ukraine et la Moldavie a profondément blessé le Président Poutine qui pensait que l’Ukraine allait y participer. En ce sens, les organisations censées rapprocher les peuples sont, au contraire, un moyen d’affirmer sa puissance et son appartenance culturelle. Les membres des organisations ont des attentes et une vision de ce que doit être le monde et usent d’alliances pour affirmer cette conception. Somme toute, ce qui a radicalement changé au XXIe siècle, c’est que le modèle et les valeurs occidentales, à prendre ici comme la vision américaine et européenne du libéralisme ou de la démocratie et de la liberté, sont aujourd’hui remis en question par les puissances émergentes. Nombres d’Etats ne s’accordaient pas avec la conception occidentale, mais devaient s’y plier car les occidentaux disposaient d’une suprématie économique et militaire sur le reste du monde. De nos jours, cette suprématie est lourdement diminuée et laisse le champ libre à de nouvelles conceptions politiques ou la représentation occidentale de la liberté ou encore du libéralisme, ne sont plus les mêmes, ce qui explique la multitude d’alliances.  

L'affaire Snowden, qui a mis à jour les écoutes de la NSA, a également mis en évidence la division que génère Internet, pourtant conçu au départ comme un moyen d'unifier les peuples. Reste-t-il un élément unificateur entre les Etats, issu directement de la mondialisation ?

Internet est avant tout un outil, je ne pense pas qu’on puisse dire que l’objectif initial était d’unifier les peuples ou même de les rapprocher. A mon sens, la conception américaine était surtout d’accroître les facultés de communication et d’en user pour stimuler l’économie et le commerce. Par la suite, Internet est devenu un formidable instrument pour la politique d’influence des Etats et plus seulement pour l’économie. Internet est alors devenu une arme politique à part entière. La suprématie américaine n’en reste pas moins de plus en plus contestée à mesure que de nouveaux acteurs émergent et ne partagent pas la même perspective de ce qu’il doit être. En occident, la conception d’un internet libre correspond avec notre vision de la liberté, notre représentation de ce que doit être la libre expression des individus. Cependant, on peut noter que même les Etats occidentaux limitent l’accès à certains sites web qui ne correspondent pas aux " valeurs " défendues par les Etats. D’autres pays d’Asie, au Moyen-Orient ou en Russie, considèrent que le monopole américain est à remettre en question car certains aspects d’internet ne s’accordent pas avec leurs systèmes politiques et économiques.

A bien des égards, internet prend, aujourd’hui, des allures d’arme pouvant permettre à un Etat d’en déstabiliser un autre. Abstraction faite des cyberattaques, le fait de véhiculer des représentations à l’encontre de certains gouvernements peut gravement leur porter atteinte.

A la question de ce qui pourrait encore unir ou rassembler les peuples, il me semble que c’est aujourd’hui l’éducation, au sens académique du terme, et la notion de découverte qui sont les plus pertinents. Naturellement, l’économie libérale est remise en question, mais elle existe toujours, Internet n’est pas utilisé de la même façon, mais n’est pas proche de disparaître. Par contre, lors des premières mondialisations, on retrouvait l’idée essentielle de découverte. La découverte est le fait de s’intéresser à d’autres peuples et pays et ce, malgré l’appréciation qu’on peut en avoir. De nos jours, de nombreux citoyens souhaitent découvrir le reste du monde, il n’est pas rare de voir des gens aller en vacances dans les pays asiatiques ou en Russie, sans pour autant apprécier ce qui s’y passe. La curiosité humaine, avec le tourisme, qui pousse les individus à explorer le reste du monde et est un élément d’échange. De nos jours, la question de la liberté de circulation est essentielle et rares sont les personnes qui souhaitent volontairement entraver ou limiter leur possibilité de voyager. L’esprit de découverte de la mondialisation est, en ce sens, universel.

Enfin, l’éducation était au cœur de la mondialisation. Avec l’idée d’exporter sa religion, son système politique et économique, mais aussi les savoirs. De nos jours, les pays, même en cas de tensions, tentent de garder des relations sur le plan académique et notamment avec les échanges. Les étudiants, pour une grande partie, souhaitent étudier à l’étranger, proche ou lointain, et exporter leurs connaissances tout en en rapportant d’autres. Le succès du programme européen Erasmus en est le parfait exemple et est devenu l’un des avantages les plus conséquents pour les citoyens de l’Union européenne. Le souhait d’apprendre et d’échanger les savoirs académiques, qu’on retrouvait dès le début de la mondialisation, est à mon sens l’élément qui rapproche le plus les peuples. C’est probablement la raison pour laquelle le système académique et les possibilités d’échanges avec les autres pays doivent être au cœur des politiques gouvernementales pour limiter les tensions entres les Etats. La devise de la Sorbonne " Hic et Ubique Terrarum "  (Ici et partout sur la terre) témoigne bien de l’aspect universel de l’enseignement, du souhait d’apprendre et de ce qui peut encore rassembler l’humanité : la curiosité.

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