Sylvie, médecin sur le front Ebola : "Pour la première fois, faire mon travail m’a brisé le cœur" <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
L'actuelle épidémie d'Ebola est la plus meurtrière que l'on ait connu
L'actuelle épidémie d'Ebola est la plus meurtrière que l'on ait connu
©REUTERS/Tommy Trenchard

En première ligne

L'actuelle épidémie d'Ebola est la plus meurtrière que l'on ait connu. En quelques mois, près de 730 personnes en ont été victimes. Pour les médecins, le fait d'être aussi vulnérables que leurs patients les obligent à reconsidérer la manière de prodiguer des soins, mais également à vivre tout simplement sur place.

Sylvie  Jonckheere

Sylvie Jonckheere

Sylvie Jonckheere est médecin. Elle travaille actuellement avec les équipes de Médecins sans frontières pour porter assistance aux personnes infectées par le virus Ebola, et lutter contre la propagation de l'épidémie. Elle est située à Guéckédou en Guinée, au coeur du foyer infectieux.

Voir la bio »

Atlantico : Docteur Jonckheere, vous êtes actuellement en Guinée avec l'équipe de Médecins sans frontières pour lutter contre l'épidémie d'Ebola qui y a fait plus de 1 200 victimes. Le virus n'a pas uniquement fait de victime parmi la population, mais également du côté des médecins. En quoi le fait de pouvoir être infecté modifie-t-il votre travail par rapport à d'autres missions humanitaires ? A quel point cela participe-t-il à une atmosphère anxiogène dans votre travail ?

Sylvie Jonckheere : Médecins sans frontière a énormément d'expérience quant à la prise en charge des patients infectés. Leurs équipes  luttent contre le virus Ebola depuis longtemps, et sans avoir aucun personnel infecté jusqu'ici. Nous avons les équipements nécessaires, mais surtout des procédures qui nous permettent de travailler au contact des malades en sécurité. Personnellement, c'est comme ça que je le vis, je me repose énormément sur l'expérience de MSF.

Malgré tout cela, il y a effectivement une part de risque imprévisible, et il demeure important d'en avoir conscience. On ne peut pas se dire que les consignes sont acquises, il faut les garder à l'esprit. Les procédures sont une chose, mais elles ne tiennent plus sans le ciment de la vigilance et la rigueur dans leur application. Et c'est ce qu'il y a de plus usant justement, c'est le moment où la vigilance devient une routine de chaque instant.

Comment le rapport médecin-patient s’en trouve-t-il modifié ?

Le fait qu'il y ait un risque alourdit bien entendu les choses. Par rapport au patient, nous ne pouvons pas nous contenter de notre présence, il faut utiliser à bon escient notre regard et notre toucher (même avec des gants). On maîtrise très bien l'environnement dans les centres de traitement, en revanche dans les villages, si l'on voit quelqu'un qui titube, il ne faut pas céder au réflexe naturel qui est de lui porter secours. Ce serait vraiment la chose à ne pas faire, et c'est contre-intuitif pour un médecin.

Il faut savoir qu'il est difficile de conserver un lien avec les patients de zones reculées si l'on porte nos combinaisons. Cela pourrait effrayer les villageois, ou, ce qui est tout aussi dommageable, diminuer la confiance qu'ils ont en nous. Quand on rend visite aux malades potentiels, on ne porte qu'une paire de bottes. On ne se vêtira de la combinaison que lorsque ce sera absolument nécessaire, comme pour transporter un malade sur un brancard par exemple, ou bien si on doit examiner un patient au plus près.

Il est important de rester en dehors de la zone limite de danger. Par exemple, nous ne sortons que par groupe pour que chacun puisse vérifier ce que les autres font, et leur rappeler les consignes si besoin. Par exemple, si j'avais un malheureux mouvement, que je m'approchais trop près d'un patient sans combinaison, mon binôme me ferait remarquer qu'il ne faut pas s'approcher d'un mètre. En anglais, on dit "we watch out for the others" (faire attention aux autres en anglais ndlr).

Dans les villages, pour ne pas rompre cette relation entre les équipes et les patients, nous prenons énormément de temps. C'est une partie qu'on pourrait qualifier de travail d'approche. Il nous arrive de prendre deux heures avant que le port de la combinaison soit envisageable pour accéder au patient.  Toujours dans cette même idée, si on décide de mettre la combinaison ou un autre type de protection, un promoteur de la santé (analyste des pratiques à risque ndlr) se chargera d'expliquer ce que l'on fait. Cela permet une certaine transparence, d'où découle une confiance et qui nous permet de prendre soin des patients.

Au-delà d'une forme de reconnaissance, êtes-vous perçue de la même manière par tous les habitants ?

Nous n'avons pas énormément de technologie quand nous nous déplaçons au fin fond de la guinée forestière. C'est vrai que nos vêtements peuvent impressionner. Mais c'est tout l'enjeu du travail de sensibilisation mené par nos équipes, ou même celles des autres organisations. Clairement, il y a eu des réactions de peur. Mais aujourd'hui, les populations sont de plus au plus au courant de notre action. Mais au-delà de ça, il y a une chose auquel rien ne pourra adoucir, c'est que notre arrivée est synonyme de mauvais augure. Quand une jeep MSF passe quelque part, les villages se disent qu'il y a un cas pas très loin et c'est stigmatisant. Ils ont tous compris que la période d'incubation était entre 2 et 21 jours, et que s'il y a un cas dans un village, tout ce village se trouve discriminé et va perdre le contact avec ceux alentours.

Comment cette vigilance se traduit-elle dans les zones urbaines où vous êtes basés avec votre équipe, éloignées à priori des foyers de contagion, mais également menacées ?

Il y a des bons et des mauvais côtés à ne pas avoir beaucoup de temps libre, mais c'est sûr que de temps en temps, on peut se promener dans les marchés et faire des achats locaux pour se changer les idées, mais de nouveau on doit maintenir une vigilance, et donc une distance avec les habitants. A chaque nouveau contact, on se posera la question de savoir si la personne a l'air malade ou pas. Personnellement, je ne me prive pas de goûter aux spécialités locales, en faisant attention à ce que la viande soit bien cuite par exemple, mais en gardant toujours à l'esprit qu'il faut rester vigilant. Même si Ebola ne pourrait se transmettre de cette manière, je préfère rester vigilante à tous les niveaux.

De quoi avez-vous besoin aujourd'hui ?

Nous avons besoin d'aide. Le moment le plus frustrant, c’est quand on comprend que l'on ne pourra pas faire notre travail comme il devrait l'être, et c'est désespérant. On voit les ravages dans les familles, et on ne voit pas de limite à cela, rien qui ne semble pouvoir freiner la contagion. Et on se sent démuni, surtout au niveau local, malgré les moyens déployés par l'association. On arrive à gérer le fait de soigner des patients dont on sait par avance que la grande majorité d'entre eux va mourir.  Par contre, voir que jour après jour l'épidémie augmente et que rien n’enraye sa progression, c'est ce qui est le plus désespérant. Constater que nous n'avons pas suffisamment de personnes pour sensibiliser, prévenir les habitants est aussi terrible que de les voir mourir.

J'ai dû faire face à quelque chose de nouveau, c'est que pour la première fois, faire mon travail correctement m'a brisé le cœur.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !