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Les génies de l'arnaque : ce clown qui se fit passer pour le roi d'Albanie
©REUTERS/Ina Fassbender

Bonnes feuilles

Génies ? Le mot n'est pas trop fort pour qualifier tous ces personnages habiles à détourner les lois, à dépouiller les naïfs, à imaginer - souvent à prix d'or - des monts et merveilles de pacotille en pratiquant un art vieux comme le monde : celui de l'arnaque. Extrait de "Les génies de l'arnaque", de Pierre Bellemare, publié chez Albin Michel (1/2).

Pierre Bellemare

Pierre Bellemare

Pierre Bellemare est un écrivain, homme de radio, animateur et producteur de télévision français.
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Les Balkans évoquent aujourd’hui de terribles réalités, dont les moyens d’information se font quotidiennement l’écho. Et il faut reconnaître qu’il en a presque toujours été ainsi. Cette partie de l’Europe, habitée par des peuples si divers et souvent antagonistes, a, tout au long de son histoire, été déchirée par les rivalités et les conflits.

Pourtant, dans cette suite de sang et de larmes, il y a une exception, un énorme éclat de rire, l’une des plus inimagi- nables escroqueries de tous les temps, réalisée avec un culot invraisemblable.

En 1913, l’Albanie est en pleine agitation politique, une agitation qui est elle-même la conséquence de la crise qui secoue toute la région. Il y a d’un côté la Grèce, la Serbie et le Monténégro, de l’autre la Turquie, sans compter l’Italie et la Russie, qui viennent compliquer la situation.

Sans entrer dans les détails, ce qui importe pour notre histoire, c’est qu’en 1912, à la suite d’un soulèvement, l’Albanie est devenue indépendante. Elle s’est détachée de la Turquie, alors puissance occupante. Mais si elle est indépendante, elle n’a toujours pas de souverain. Depuis quelques mois déjà, les grandes puissances, réunies à Londres, discutent avec âpreté du sujet. En fait, elles sont d’accord pour donner à l’Albanie un roi européen tout comme elles l’ont fait le siècle précédentpour la Grèce, mais elles s’opposent vivement sur la nationalité du futur chef d’État. Sera-t-il français, anglais, allemand ?...Autour du tapis vert, on discute interminablement.

Il se trouve que les Albanais, dont visiblement les négocia- teurs de Londres se soucient fort peu, ont eux aussi un avis sur la question. Ils n’ont aucune envie d’avoir à leur tête un souverain étranger et, comme ils sont presque tous musulmans, ils aimeraient bien avoir un roi de leur religion. Ils ont même un nom précis en tête : Halim Eddine, le neveu du sultan de Constantinople.

Le général Essad Pacha, le chef de l’armée albanaise qui exerce provisoirement le pouvoir, est lui aussi de cet avis. Seu-lement, est-ce que la Turquie, contre laquelle le pays vient de se soulever, acceptera cette solution qui équivaut à une réconciliation ? C’est tout le problème.

Donc, les Albanais, à la fois heureux et embarrassés de leur nouvelle indépendance, attendent et – ô miracle –, le 8 août 1913, le général Essad Pacha reçoit un télégramme laconique qui le comble de joie : « Prince Halim Eddine arrive. »

Inutile de dire que dans la population, dès que la nouvelle est connue, c’est la liesse. L’Albanie va avoir le roi qu’elle souhaitait. Le futur souverain doit arriver le 10 août 1913 à Durazzo, le port de Tirana.

Aussi, le jour prévu, il y a sur le petit port une foule consi- dérable. Les Albanaises et les Albanais sont là en masse dans leurs habits de cérémonie, à la fois chatoyants et pittoresques. Chacun a avec soi des roses, qu’on se prépare à effeuiller pour en jeter les pétales au passage d’Halim Eddine. Devant, se tient Essad Pacha, en grand uniforme, accompagné des responsables de la petite armée et de tous les notables du pays.

Enfin le bateau, qui est d’ailleurs le paquebot régulier faisant la liaison entre Constantinople et Venise avec escale à Durazzo, arrive à quai. Sur la passerelle on distingue une silhouette qui descend d’un pas martial. C’est lui, c’est Halim Eddine, leur prince, leur futur roi !

Au fur et à mesure qu’il s’avance, on le voit mieux. Halim Eddine est de haute taille. Sous son grand fez rouge, sescheveux déjà gris encadrent un visage plein de majesté. Sa superbe moustache à la gauloise ajoute encore à son aspect imposant. Halim Eddine est habillé en général. Sa poitrine est couverte de décorations qui étincellent au soleil et est barrée d’un magnifique cordon multicolore qui ressemble à un arc- en-ciel. Derrière lui, se tient un Turc en robe de soie, avec un turban sur la tête.

Dans la population albanaise, un frisson d’émotion a passé. Halim Eddine est encore plus beau qu’on ne le pensait. Déjà les bouquets de roses commencent à s’agiter et les premiers cris à retentir.

Essad Pacha s’approche du neveu du sultan. À vrai dire, il n’en mène pas large. Quelle va être la réaction du futur sou- verain, appartenant à une nation qu’il a lui-même combattue ? Est-ce qu’il va bien vouloir le garder comme chef des armées ?

Une fois devant Halim Eddine, Essad Pacha se prosterne et, sans un mot, lui tend son épée de commandement. Mais Halim Eddine montre dès cet instant toutes ses qualités de souverain. Il refuse l’épée, invite le général à se relever et lui donne solennellement l’accolade.

Dans la foule, c’est le délire. Au milieu des pétales de roses et des hourras, les deux hommes se dirigent vers le carrosse qui les attend, suivi à distance respectueuse du Turc qui accom- pagne Halim Eddine. Et tout le long du trajet de Durazzo à Tirana, la future capitale, c’est l’enthousiasme populaire le plus total. Arrivé au palais des gouverneurs d’Albanie, Halim Eddine, après avoir salué une dernière fois Essad Pacha, se fait conduire à ses nouveaux et luxueux appartements privés et s’y enferme avec le Turc, qu’il a présenté comme son homme de confiance.

Essad Pacha et les dignitaires albanais se congratulent. Ils sont enchantés. Quelle prestance, quelle allure, quelle majesté en un mot ! Et puis, Halim Eddine a l’air très bien disposé vis-à-vis d’eux.

Mais ils seraient certainement beaucoup moins satisfaits s’ils voyaient ce qui se passe derrière les portes de l’appartement. Car les deux hommes, qui ont retiré leur fez et leur turban,sont en train de rire. Un rire qu’ils ne peuvent plus contrô- ler, une jubilation qui les fait pleurer, qui les suffoque. Ils se roulent sur les sofas et les coussins de soie en se tenant les côtes.

Et il faut les comprendre. Il n’est pas donné à tout le monde de devenir roi et homme de confiance du roi, surtout quand on exerce respectivement la profession de clown et d’avaleur de sabres !

Les deux hommes qui sont en train de se tordre de rire dans le palais des gouverneurs d’Albanie n’en sont pas à leur coup d’essai. La vie qu’ils ont menée jusque-là a été plutôt du genre mouvementé...

Le futur roi, qui est donc clown, s’appelle Otto Witte. Il est allemand, il a la quarantaine et a derrière lui une car- rière bien remplie. Il a fait la connaissance de son acolyte, un compatriote du nom de Max Schlepsig, plusieurs années auparavant dans une prison de Barcelone. Otto Witte purgeait tout banalement une peine pour escroquerie mais le motif de l’incarcération de Max Schlepsig était moins ordinaire. Il avait tenté d’étrangler un matador qui, de son côté, avait essayé de le tuer avec son épée de corrida. Tout cela pour une jolie Française qui, pendant la bagarre, avait préféré partir avec un Anglais.

Donc, les deux Allemands sympathisent et décident de s’évader ensemble de la manière la plus sûre, c’est-à-dire en payant leurs gardiens. À partir de là, ils ne se quittent plus et ils par- courent le monde dans un cirque, l’un comme clown, l’autre comme avaleur de sabres. Mais un beau jour, ils décident d’améliorer leur ordinaire plutôt maigre de saltimbanques et, pour cela, ils profitent de toutes les occasions.

C’est ainsi que, quelques années plus tard, Otto et Max suivent en Afrique un prince hongrois qui les engage avec lui dans sa partie de chasse comme... bouffons. Le travail, si l’on peut parler de travail, n’est pas très enthousiasmant, plutôt désagréable même, mais il a l’avantage d’être fort bien payé.D’ailleurs, la partie de chasse se termine mal. Le prince hon- grois et toute son expédition tombent nez à nez avec des can- nibales qui les massacrent avant de les manger. Seuls les deux Allemands s’en sortent en exécutant un éblouissant numéro d’avaleurs de feu qui convainc sans équivoque les indigènes de leur qualité divine et ils repartent comblés de cadeaux.

Rentrés en Europe, ils reprennent leur place dans un cirque en agrémentant leur existence de quelques actions d’éclat. La plus remarquable se passe en 1911. C’est le moment où La Joconde a été volée au Louvre et où toutes les polices euro- péennes sont à sa recherche. Avec une belle assurance, Otto et Max se font passer pour les voleurs. Et ils en vendent à prix d’or une mauvaise copie à un marchand grec de Venise. Mais tout cela, ce ne sont que des hors-d’œuvre. C’est en 1913 que les deux hommes décident de tenter leur coup le plus audacieux. À ce moment-là, ils sont avec leur cirque à Tirana et c’est en lisant les journaux du pays que leur vient l’idée de génie. Car la photo d’Halim Eddine, le prince tant convoité des Albanais, qui s’étale partout en première page, présente une ressemblance frappante avec Otto Witte. Il suffirait à celui-ci de se teindre les cheveux en gris et de se mettre une moustache à la gauloise pour devenir son parfait sosie.

Les deux complices n’hésitent pas : ils vont s’emparer du trône d’Albanie ! Pour cela, ils restent encore deux mois dans le pays. Otto Witte apprend les quelques rudiments d’albanais qu’un prince turc se doit normalement de posséder. Ils se font envoyer de Vienne deux costumes d’opérette, l’un de général de fantaisie, l’autre de Turc. Ils vont à Salonique attendre au passage le bateau de Constantinople à Durazzo et demandent à un ami de Constantinople d’envoyer le télégramme officiel annonçant à l’Albanie la venue du prince Halim Eddine.`

Extrait de "Les génies de l'arnaque", de Pierre Bellemare, publié chez Albin Michel, 2014. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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