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Agences de notation : les dégats causés par des grilles d'évaluation défaillantes mais inébranlables
©Reuters

Bonnes feuilles

Instrument indispensable à toute gouvernance, forgé sur le modèle des pratiques des agences de notation financière, l’évaluation a étendu son empire à tous les domaines, tous les métiers, tous les instants, tout, vraiment tout, de la naissance à la mort. Et elle n’a cessé de prouver, de toutes les manières possibles, son inopérante bêtise et sa dangerosité. Extrait de "Derrière les grilles", de Barbara Cassin, publié chez Fayard (1/2).

Barbara  Cassin

Barbara Cassin

DIrectrice de recherches au CNRS, Barbara Cassin est philologue et philosophe. Auteur de nombreux ouvrages de philosophie, elle a notamment dirigé le Vocabulaire européen des philosophies (Le Robert/Seuil, 2004) et publié chez Fayard, Avec le plus petit et le plus inapparent des corps (2007).

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Des grilles de notation défaillantes mais inébranlables

En matière de notation de crédit, les effets de conformité s’exercent donc avec force. Pour autant, la stabilité des grilles de notation n’est pas synonyme d’efficacité. Les agences de notation ont échoué à prévoir quelques-unes des plus importantes faillites ou scandales financiers de ces trente dernières années : elles ont été un élément essentiel dans la diffusion de la crise des subprimes nord-américaine à la sphère financière, sous l’effet de la faillite de la banque Lehmann Brothers et de l’assureur AIG en septembre 2008. Après avoir accordé le rang AAA (la meilleure note possible) à la moitié des produits complexes liés au financement des hypothèques subprime, sous des critères souvent complaisants, les agences de notation ont ensuite, à partir de l’été  2007, abaissé de façon brusque et non anticipée la notation de ces instruments, provoquant des pertes rapides pour les investisseurs et un choc de liquidité qui devait rapidement emporter l’ensemble des établissement financiers. Les mêmes agences ont été tout aussi incapables de déceler à temps la crise des dettes souveraines, notamment en Europe. Pourtant, la crise de ces dettes souveraines n’est que la conséquence logique de la tempête financière de 2008 qui a contraint les États à s’endetter massivement pour éviter la banqueroute généralisée du système financier mondial : le renflouement des établissements bancaires par les États, grâce aux plans de sauvetage massifs du secteur financier mondial, ne pouvait entraîner que leur endettement. Qui parlait de la crise des dettes souveraines à l’automne 2008 ?

La crise des subprimes US a été celle de l’échec d’un modèle de démutualisation de la gestion des risques de crédit dans lequel les agences ont joué un rôle essentiel. Elles ont été l’acteur clé qui a encouragé les établissements bancaires à sortir de leurs bilans des créances pour en faire des titres financiers souscrits par l’ensemble des investisseurs qui étaient attirés par la meilleure note possible, AAA/Aaa, signifiant que sur cent ans il y a une chance sur 100 que l’émetteur fasse défaut ! Qui plus est, les agences n’ont pas hésité à noter AAA des produits financiers très rentables, ce qui est en totale contradiction avec les règles élémentaires de la théorie financière : le rendement est une fonction croissante du risque.

Les grilles de notation financière ont ainsi changé la finance : à une finance fonctionnant sur la proximité et la confiance (un acte de crédit individualisé entre une banque et un emprunteur reposant sur une décision individuelle d’octroi du crédit prise par un évaluateur proche et responsable d’un certain niveau d’engagement, l’ensemble étant vérifié par un comité de crédit soit local ou régional) s’est substituée une finance « désindividualisée » déléguée aux grilles de notation « universelle ».

Pour que cette substitution puisse fonctionner, il fallait ajouter deux conditions supplémentaires à l’adoption généralisée des grilles de notation : l’opacité des méthodologies d’évaluation et des produits notés ; l’existence de conflits d’intérêts.

En effet, pour qu’une grille d’évaluation aussi puissante puisse s’imposer, il fallait que les utilisateurs ne puissent pas évaluer eux-mêmes l’objet évalué. Les agences de notation ont ainsi évalué des titres d’une très grande complexité avec le concours intéressé des banques d’investissement chargées de diffuser auprès des investisseurs les produits notés.

Les investisseurs ont fait confiance aux notations parce qu’ils ne savaient pas que les agences étaient en fait en situation de conflit d’intérêts majeur : non seulement elles notaient des produits dont elles étaient les seules à comprendre le fonctionnement, mais elles étaient aussi leurs concepteurs.

Face à la complexité de l’évaluation, la notation a permis la comparaison entre des produits financiers opaques (le AAA/Aaa devenant l’étalon de valeur communément admis de tous). Les notations ont aussi servi d’écran entre les investisseurs et les banques d’investissement. Ce système a connu son apogée avec la « CDO Machine[1] », véritable machine infernale à diffuser du risque au plus grand nombre. Ce faisant, les agences ont vu les revenus provenant de ces opérations quadrupler entre 2000 et 2007 : la notation de produits opaques conçus entre les grandes banques d’investissement  (pas seulement nord-américaines) et les agences de notation est ainsi devenue l’activité la plus lucrative du secteur financier avec des taux de marge souvent supérieurs à 40 % et des taux de distribution de dividendes aux actionnaires[1] des agences dépassant toutes les espérances.

Or, les critiques ne se limitent pas à la notation de titres d’entreprise ou de titres financiers complexes. En effet, avant la crise des dettes souveraines européennes de 2009-2012, les agences de notation avaient été critiquées en 1997 pour leur rôle critique dans les changements de notation (à la baisse) d’un certain nombre d’émetteurs souverains d’Asie (le cas de la Corée était caractéristique).

Plus récemment, elles ont été remises en cause pour leur rôle déterminant dans la crise des dettes souveraines européennes, dont le point de départ aura été la décision des agences de notation d’abaisser brutalement les notations souveraines de la Grèce, du Portugal et de l’Espagne. Ces notations ont déclenché de fortes incertitudes sur les capacités des pays européens à honorer leurs engagements financiers, entraînant la panique sur les marchés obligataires et boursiers européens et mondiaux.

Les notations des dettes souveraines sont devenues le domaine où les agences font face aux critiques les plus virulentes, notamment en Europe. Il leur est ainsi reproché de ne pas avoir décelé les problèmes en amont et d’avoir contribué à les aggraver en dégradant les notes alors que les pays concernés étaient déjà affaiblis. Ainsi, le manque de réactivité (maintien d’une note pour de longues périodes consécutives) et les révisions importantes à la baisse pendant (ou juste avant) la crise aggravent la situation en contribuant au retournement des investissements (on parle alors de pro-cyclicité des notations). De plus, une fois la note d’un débiteur souverain abaissée, son effet est démultiplié par la présence des notes dans la régulation bancaire internationale ou par les règles comptables qui, depuis le début des années 90, ont institutionnalisé l’importance des agences.

La notation souveraine est sans doute le domaine où la subjectivité des évaluations est la plus manifeste. Chaque agence utilise des indicateurs pour déterminer les notations souveraines mais l’un des facteurs essentiels est la capacité d’un État à « vouloir payer » plutôt qu’à « pouvoir payer » (que l’on applique généralement aux entreprises privées). Cet indicateur indique le risque qu’un État puisse décider de ne pas honorer ses engagements s’il considère que les coûts sociaux ou politiques sont trop élevés. Pour évaluer ce risque, les agences de notation analysent la solidité institutionnelle d’un État, la flexibilité fiscale et monétaire et la vitalité économique ou encore l’historique de ses incidents de paiements. Ces indicateurs qualitatifs sont complétés par des indicateurs statistiques tels que le niveau d’endettement, le niveau officiel des réserves de change, la composition de la dette et le niveau des taux d’intérêts.

À cet égard, l’exemple de la dégradation, intervenue le 18 janvier 2011, de la note souveraine de la Tunisie par Moody’s, passant de Baa2 à Baa3 en pleine révolution démocratique, illustre le caractère arbitraire de cette décision. Si le facteur de solidité institutionnelle est la principale explication de la décision de Moody’s, on peut toutefois regretter son caractère court-termiste et son manque d’opportunité. Du point de vue des critères objectifs, il n’y avait pas de raison particulière de dégrader la Tunisie : le pays n’avait alors pas de problème de dette extérieure (47 % du PIB en 2010), ni de problème de réserves de change. On peut aussi regretter que les agences n’aient pas choisi une optique de moyen terme pour apprécier la notation de ce pays. En effet, elles auraient été sans doute mieux inspirées de valoriser l’effet bénéfique lié à la libéralisation politique pour le développement économique, l’amélioration de la gouvernance liée à la construction d’un régime démocratique ouvert et d’une société civile émergente, ainsi que les perspectives d’un développement social plus soutenu.

Au-delà du caractère brutal de toute dégradation d’une note souveraine, la question principale est celle de l’importance des facteurs objectifs par rapport aux facteurs « subjectifs » – l’opinion des analystes de crédit. Des économistes[1] ont ainsi mis en évidence que les révisions des notes souveraines dans l’Union européenne pour la période 2009-2011 étaient surtout expliquées par des facteurs subjectifs. Plus fondamentalement, c’est le caractère subjectif de ces décisions qui, combiné à un processus de prophéties auto-réalisatrices (chacun se dit que la note de ce pays va baisser, et donc elle baisse), explique en grande partie la crise sans précédent des dettes souveraines en Europe.



[1] Manfred Gärtner, Björn Griesbach et Florian Jung, « PIGS or Lambs ? The European Sovereign Debt Crisis and the Role of Rating Agencies », Discussion Paper n° 2011-06, mars 2011.



[1] Leurs actionnaires peuvent être des hedge funds, lesquels, même sans avoir accès aux secrets des délibérations des comités de notation, peuvent tirer parti de leur proximité – supposée ou réelle – avec les agences pour influencer les marchés.



[1] Machine à titrisation de grande échelle, du nom des « Collateralized debt obligations » (CDOs), ou « obligations adossées à des actifs », produit financier le plus emblématique de la crise des subprimes, selon le rapport de la Commission d’enquête sur la crise financière, « The Financial Crisis, Inquiry Report. Final Report on The National Commission on The Causes of the Financial and Economic Crisis in the United States », janvier 2011. Les CDOs ont permis de transformer le marché hypothécaire résidentiel nord-américain en créant une nouvelle source de demande de la part d’investisseurs pour des catégories de risques (des « tranches ») homogènes et très bien rémunérées, mais de moindre qualité (non AAA/Aaa). Ces tranches, combinées avec les tranches les moins risquées (notées AAA/Aaa), permettaient d’apporter aux investisseurs une diversification de leur portefeuille, celle-ci étant néanmoins assurée par l’absence de corrélation entre les titres aux profils de risque différents, de sorte que deux tranches d’un même titre financier, notés différemment, ne devaient théoriquement pas interagir entre elles et garantir une stabilité du titre. Ces hypothèses ont été finalement contredites puisque les tranches les plus exposées au risque d’effondrement du prix de l’immobilier (tendance qui s’est produite à l’été 2007) ont entraîné dans leur chute les tranches les plus sûres (les fameuses tranches AAA/Aaa), mettant en défaut les hypothèses statistiques des grilles de notation financière.

Extrait de "Derrière les grilles - Sortons du tout-évaluation", de Barbara Cassin, publié chez Fayard, 2014. Pour acheter ce livre, cliquez ici

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