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Histoire d'un viol : "le jour de mon enfance où c'est arrivé"
©Reuters

Bonnes feuilles

Petite fille abusée par ce voisin que sa mère trouve si gentil, ado meurtrie, Lilly souffre d’anorexie et s’inflige de terribles scarifications. Extrait de "Toute nue", de Lilly Lindner, publié aux éditions l'Archipel (1/2).

Lilly  Lindner

Lilly Lindner

Lilly Lindner est née en 1985 à Berlin. Depuis l'âge de quinze ans, elle écrit des textes autobiographiques et romanesques. Après la publication de Toute nue, récit autobiographique relatant son enfer, elle a écrit deux romans. Elle s’occupe à présent d’enfants dans une association.
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L’homme qui me dépucelle empeste l’alcool et le tabac froid. Il a les mains calleuses et moites, les cheveux ébouriffés, et son haleine me donne la nausée.

Il me jette sur un vieux canapé à fl eurs, me maintient d’une main et porte l’autre à la boucle de sa ceinture. Je pleure, je murmure quelques mots, des phrases incohérentes, je balbutie, je le supplie, je dis non, non. Non !

Bien que je ne reconnaisse pas ma propre voix, qui semble buter contre mes lèvres desséchées, je m’y raccroche tant bien que mal car elle est mon unique point de repère.

Lorsque l’homme me frappe au visage, je vois mon incisive voler et disparaître sous la table basse.

Ça va, ce n’est qu’une dent de lait, elle repoussera. Mes pensées sont molles, douces, paisibles, comme anesthésiées. Alors que je suis en train de crier.

— Arrête de chialer !

L’homme plaque sa main sur ma bouche ensanglantée.

— Si tu cries encore une fois, je t’éventre !

Donc, je me tais. Mais une vive douleur me transperce tout de même de part en part.

Son sexe s’enfonce en moi. L’homme m’écrase de tout son poids en respirant bruyamment, m’étrangle d’une main et tire mes cheveux de l’autre.

— Cochonne, me chuchote-t-il au creux de l’oreille. Sale petite cochonne.

Je garde les yeux rivés sur le plafond blanc cassé. J’ai les bras engourdis et la tête qui bourdonne. Et alors que j’essaie de me concentrer sur une histoire qui fi nit bien, j’entends une voix de petite fi lle s’adresser à moi en murmurant :

— Suis-moi

C’est la mienne, mais je ne la reconnais pas.

— Suis-moi, je vais t’emmener loin d’ici. Fais-moi confi ance.

Faire confiance à quelqu’un. Une erreur que je ne réitérerai jamais..

La confiance, c’est un manège fréquenté non par des enfants, mais par des cadavres.

Mais, dans un moment comme celui-là, où les décisions que l’on prend ne peuvent plus rien changer, on se raccroche à la moindre branche. Je fais donc confi ance à cette voix.

Sans prononcer un mot, je lui donne la main et la laisse m’emmener loin de ce canapé, loin de cet homme, loin de mon propre corps. Mais, contre toute attente, la fi llette s’arrête dans le coin le plus reculé de la pièce.

— On ne peut pas aller plus loin, chuchote-t-elle.

Je me retourne vers mon corps sans défense, mes yeux vitreux, mes jambes frêles, pâles et bizarrement tordues. Un corps qui ne m’appartient plus et auquel je dois dire au revoir. Cette séparation se fait sans heurts, c’est mieux pour tout le monde.

— Ferme les yeux, chuchote la voix. Tu ne les rouvriras que quand je t’en donnerai l’autorisation.

Je lui obéis sans l’ombre d’une hésitation. Je chasse ce corps, ce morceau de viande. Je le laisse seul, je lui tourne le dos. Je l’abandonne.

L’homme fi nit par nous laisser partir, mon corps et moi. Sur le seuil de la porte, il nous tend une tablette de chocolat et nous dit :

— Ce sera notre petit secret, tu ne dois en parler à personne. Tu entends ? Jamais ! Si tu tiens à la vie…

Je n’y tiens plus particulièrement, je ne sais même plus vraiment ce que c’est. J’ai oublié.

Une fois la porte refermée, nous nous retrouvons sur le palier, mon corps et moi. Muets, silencieux. Il est trop tard pour prendre la fuite. Nous restons là à attendre. Nous tendons l’oreille, mais rien. Je ressens une douleur sourde qui pourrait aussi bien être la mienne que celle de quelqu’un d’autre.

Ce que j’ai enduré dans cet appartement y restera. Après tout, une porte, c’est fait pour rester fermée, surtout quand on sait que, derrière, guette un homme armé d’un couteau.

Je recule d’un pas, je m’éloigne de cette fameuse porte. Un secret, c’est fait pour être gardé. J’ai en moi une fêlure que personne ne doit jamais connaître.

C’est un jeu. Un jeu de cache-cache.

Qui a peur du grand méchant loup ? Personne.

Et s’il approche ? Eh bien, qu’il vienne.

Et s’il est déjà là ? Et s’il est en moi ?

Quant à mon corps, il s’en fi che, il reste planté là, immobile. Je lui en veux d’être aussi faible. Comment pourrait-il m’appartenir ? Je ne suis pas comme ça, moi. Mon esprit recule encore et mon corps lui emboîte le pas.

Reste là, lui dis-je.

J’ai six ans et je vais bientôt entrer à l’école primaire. Mieux vaut positiver, voilà ce que j’ai appris en maternelle. En effet, les parents veulent que leurs enfants soient heureux, qu’ils rient. Quand on sourit, qu’on a des fossettes qui se creusent et les yeux qui pétillent, quand on a un visage de poupée et de longs cheveux qui fl ottent au vent, on est plus facilement apprécié. La perfection, c’est la sécurité. La perfection, c’est le pouvoir. Et comme mes parents exigent de moi que je sois parfaite, je n’ai pas le droit à l’erreur. Aussi, je passe des heures dans la salle de bains à me frictionner l’entrejambe jusqu’à en avoir la peau rouge et boursoufl ée. Je contemple l’eau mêlée de sang avec indifférence. Après tout, je n’ai qu’à ôter le bouchon de la baignoire pour qu’elle disparaisse dans les égouts.

Il ne restera rien.

Après le bain, je m’enveloppe dans la plus grande serviette que je trouve, déçue qu’elle ne soit pas blanche. Parce que le blanc, c’est rassurant, c’est propre, c’est pur.

J’ai les jambes en coton, à la fois brûlantes et glacées. Elles menacent de se dérober sous moi dès que je mets un pied devant l’autre. Or, je n’ai pas le droit de tomber, pas aujourd’hui ; il faut que je parcoure les dix-neuf pas qui me séparent de ma chambre.

Je les compte un par un.

Une fois dans ma chambre, j’enfouis mon visage sous la serviette de bain en me demandant s’il suffi - rait de le vouloir pour devenir invisible. Je l’espère de toutes mes forces.

Sans succès.

Voyant que cela ne fonctionne pas, j’engloutis la tablette de chocolat. Puis, plongée dans une sorte de transe, je regagne la salle de bains avec une démarche de marionnette désarticulée, je me penche au-dessus des toilettes et je vomis tout, jusqu’à la dernière miette. Pour fi nir, je me lave les mains et le visage à l’eau glacée et je les regarde devenir bleus, puis violacés. La douleur m’apaise, je sens mes doigts s’engourdir lentement, trembler, frémir.

Mais toujours rien.

Je ferme le robinet à grand-peine et lève les yeux. Mon refl et recule d’un pas. Puis encore un. Et encore un.

Et là, je comprends : je n’existe plus.

Extrait de "Toute nue", de Lilly Lindner, publié aux éditions l'Archipel, 2014. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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