Christiane Taubira estime que l’ex candidate FN n’a pas été jugée selon la fantaisie des juges… le détail des attendus du jugement permet d’en douter <!-- --> | Atlantico.fr
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La Garde des Sceaux, Christiane Taubira, a estimé mercredi que le tribunal de Cayenne avait jugé "selon le Code pénal" et non selon la "fantaisie" des magistrats
La Garde des Sceaux, Christiane Taubira, a estimé mercredi que le tribunal de Cayenne avait jugé "selon le Code pénal" et non selon la "fantaisie" des magistrats
©Reuters

Racisme et connerie

La Garde des Sceaux, Christiane Taubira, a estimé mercredi que le tribunal de Cayenne, qui a lourdement condamné une ex-candidate FN qui l'avait comparée à un singe, avait jugé "selon le Code pénal" et non selon la "fantaisie" des magistrats.

Jean-Paul Garraud

Jean-Paul Garraud

Jean-Paul Garraud est un magistrat et homme politique. Actuellement Président de l'Association professionnelle des magistrats, il a été le rapporteur du projet de loi "interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public", dirigé contre le port du voile intégral.

 

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Gérald Pandelon

Avocat à la Cour d'appel de Paris et à la Cour Pénale Internationale de la Haye, Gérald Pandelon est docteur en droit pénal et docteur en sciences politiques, discipline qu'il a enseignée pendant 15 ans. Gérald Pandelon est Président de l'Association française des professionnels de la justice et du droit (AJPD). Diplômé de Sciences-Po, il est également chargé d'enseignement. Il est l'auteur de L'aveu en matière pénale ; publié aux éditions Valensin (2015), La face cachée de la justice (Editions Valensin, 2016), Que sais-je sur le métier d'avocat en France (PUF, 2017) et La France des caïds (Max Milo, 2020). 

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Atlantico : La décision du tribunal de Cayenne concernant Mme Anne Sophie Leclère a étonné par sa sévérité. Christiane Taubira a toutefois affirmé que ce "verdict [rappelait] simplement ce qui est prévu par le Code pénal pour de tels délits." Mais les attendus du jugement publié jeudi 17 juillet par Libération, trahissent un certain relativisme juridique. Le tribunal justifie notamment la sévérité de la condamnation en affirmant que "dans un territoire comme la Guyane [...] marqué par l’esclavage [...] il est évident que ce type d’insinuation [...] ne peut que raviver les souffrances des descendants d’esclaves." En quoi la convocation de l'histoire de la traite négrière peut-elle être pertinente au niveau juridique ?

Jean-Paul Garraud : Alors, selon la formule consacrée, les juges apprécient souverainement les faits qui leurs sont déférés. C'est une appréciation des faits, une appréciation souveraine et donc les motivations du jugement peuvent effectivement trouver leurs sources ailleurs, y compris dans une configuration historique, tout est possible puisqu'il s'agit d'appréciation souveraine et des faits. D'abord il y a une infraction qui est reprochée qui me semble constituée mais ce qui est exceptionnel c'est la sanction prononcée puisque à ma connaissance, Anne-Sophie Leclère n'avait jamais été condamnée et obtenir la prison ferme pour une première infraction c'est quelque chose de très, très, exceptionnel puisqu'on dit bien, et d'ailleurs, la garde des sceaux elle-même le dit, que la peine de prison doit être l'exception.

La décision est certes conforme au droit mais c'est la même garde des sceaux qui a indiqué qu'il n'était pas question d'emprisonner les gens quand ils encourent moins de 5 ans d'emprisonnement. C'est une application du droit oui, mais pas dans le sens des circulaires qu'elle a donné au parquet. Des circulaires qui recommandent de ne pas recourir de peine de prisons pour une première infraction. C'est conforme au droit mais pas aux circulaires de la Garde des Sceaux.

Gérald Pandelon : Je ne crois pas que la perspective historique, en l'occurrence la mémoire de ce que fut la traite négrière, constitue un  fondement suffisamment légitime et solide pour asseoir en juillet 2014 une condamnation juridique. En effet, le droit pénal est d'application stricte, il ne saurait être un droit servant ou inféodé au passé. En d'autres termes, la dimension juridique ne saurait être le simple reflet d'une expérience historique, fut-elle particulièrement douloureuse, si elle veut  être fondée en raison, c'est à dire être le plus objectif et intelligible possible. Autrement dit la convocation de l'histoire de la traite négrière pour juger aujourd'hui un délit de droit commun n'est en rien pertinent sur le plan juridique ; sauf à vouloir faire de cette banale infraction une affaire politique et, à rebours de louables intentions, attiser des conflits entre les communautés. 

Quelles conséquences une telle vision des choses pourrait-elle avoir si on l'extrapolait ?

Jean-Paul Garraud : A ce moment tout est possible, heureusement ce genre d'infraction n'est pas courant. Le législateur, quel qu'il soit, en fait souvent, Christiane Taubira la première ,d'ailleurs. Indépendamment de cette décision, est-ce qu'on doit toujours confronter l'histoire avec la vision contemporaine ? Est-ce que la justice est la pour cela ? Chacun a son avis la dessus, c'est un sujet délicat. L'infraction commise est avérée, ce qui pose la question c'est l'appréciation faite qui n'est pas conforme aux circulaires de Christiane Taubira et ensuite, c'est la question juridique de l'auteur de l'infraction.

Gérald Pandelon : L'office du juge est de dire le droit, dans la sérénité et l'impartialité que requiert son office. Le risque c'est d'aboutir à une forme "d'ethnicisation du droit", qui viendrait assujettir le droit au fait, c'est à dire aux passions, donc à des revendications multiples qui, en définitive, tranchent avec la réelle dimension juridique. Par conséquent, asservir le droit à l'histoire ou à la passion c'est priver l'office de juge de sa capacité de juger, au sens où l'entendait le philosophe Kant dans sa Critique de la Faculté de juger (1790). 

Finalement Anne-Sophie Leclère a-t-elle été jugée individuellement et strictement sur les faits qui lui ont été reprochés ? En quoi cela pose-t-il problème ? 

Jean-Paul Garraud : Ce qui pose des questions c'est effectivement la question juridique de l'auteur de l'infraction. Est-ce le  FN ? Cette décision sera certainement soumise à l'appel d'une décision juridique. Objectivement il y a une infraction, une sanction très lourde. Il y a aussi une question d'auteur qui pose effectivement la responsabilité ou non du FN avec Madame Leclère qui aurait été son bras armé en quelque sorte, c'est une appréciation juridique, peut-être plus contestable. Je ne nie en aucune façon la gravité des faits reprochés, la justice doit s'appliquer de la même façon sur tout le territoire nationale, là elle est rendue en Guyane, lieu de l'infraction, juridiquement c'est exact mais cette situation est plus complexe là-bas qu'en métropole. Il y a eu un temps en corse ou les affaires de terrorisme qui mettant en cause les corses étaient délocalisées a cause du contexte local particulier.

Gérald Pandelon : La difficulté soulevée par l'affaire pénale opposant Mme Leclère au Ministère Public, c'est précisément la dimension politique attachée aux faits reprochés à la prévenue. Cette politisation découle d'ailleurs du statut même du parquet qui est un organe hiérarchisé. Autrement dit, le représentant du parquet de premier ressort près le tribunal  correctionnel de Cayenne est hiérarchiquement dépendant du parquet général près la cour d appel, prochainement appelée à statuer puisque la mise en cause a interjeté appel et que son appel est suspensif ; de surcroit, le parquet général dépend statutairement du Garde des Sceaux, ministre de la Justice. Il n'est donc pas impossible de penser que des instructions, à tout le moins orales, aient été données par le procureur de la République à son substitut en charge de prendre des réquisitions, même si, en effet, cela parait particulièrement difficile à démontrer. En revanche, si des instructions écrites ont été données, elles devront être versées au dossier pénal ; en toutes hypothèses, Mme Leclère n'aura pas été strictement jugée sur les faits puisque, en raison de la tournure des événements, sa condamnation particulièrement sévère s'agissant d une primo délinquante, aura déjà relevé d'un inédit dans l'histoire pénale française. 

Le tribunal de Cayenne affirme par ailleurs qu'en "ne s’assurant pas des opinions républicaines et en mettant pas en œuvre une formation minimale destinée à éviter de tels dérapages, le Front national a participé au délit commis par Madame Leclère."  En quoi ce raisonnement est-il juridiquement sinon attaquable, du moins contestable ?

Jean-Paul Garraud : L'ensemble est beaucoup plus contestable au niveau juridique. Les infractions pénales sont des infractions intentionnelles et là, condamner le FN pour une infraction intentionnelle commise par une autre personne que la personne morale qu'est le FN c'est un sujet qui peut être beaucoup plus discuté au niveau juridique. On est dans un sujet plus discutable, j'ai le souvenir d'autres affaires où des hommes et femmes politiques ont prononcé des paroles diffamatoires , des outrages ou des injures et, de mémoire, le parti politique auxquels ils appartenaient n'a jamais été condamné… Bien-sûr il faudrait compléter, je n'ai pas en mémoire un précédent de cette nature, une co-action commise par le parti lui-même qui n'aurait pas mis en place les moyens suffisants pour "mieux éduquer" ses cadres.

Gérald Pandelon : Il s'agit d un raisonnement par analogie qui, en l'espèce, n'est pas ad favorem, c'est à dire en rien favorable au prévenu, mais essentiellement à charge au motif que la personne poursuivie est membre du FN.      

En d'autres termes, le syllogisme est le suivant : puisque le FN ne véhicule pas, selon le tribunal qui a statué, des opinions républicaines, il faut non seulement alourdir la condamnation de la mise en cause mais également condamner le parti auquel l'intéressée appartient pour ne pas avoir suffisamment tôt nettoyé les écuries d'Augias. Il s'agit d'un raisonnement captieux. Le FN, quelle que  soit l'opinion que chacun peut éprouver à son égard, n'est en rien pénalement responsable des agissements de l'un de ses membres ; il sera relaxé en appel. Le tribunal correctionnel n'est pas une juridiction révolutionnaire s'apparentant à un comité de salut public. 

Peut-on en conséquence affirmer que cette décision s'inscrit authentiquement dans le strict respect du droit ? A travers de tels arguments, n'en vient-on pas plus largement à entretenir la confusion entre les limites de la morale dans la justice ? Comment définir un juste équilibre en la matière ?

Jean-Paul Garraud : C'est délicat car en réalité, il est normal que la justice défende certaines valeurs, elle est rendue au nom du peuple français en vertu des valeurs communes importantes au niveau de la démocratie. Apres est-ce que le jugement par lui-même doit être un jugement moral, c'est beaucoup plus compliqué, d' autant que la justice doit être un garde fou, elle doit remplir ce rôle car elle défend un certain nombre de valeurs communes sur lesquelles les Français se retrouvent. Mme Leclere a dépassé les bornes, cela c'est certain, le jugement ne peut pas être qu'un jugement moral bien entendu, c'est toute la difficulté et la nuance.

La justice a un rôle a remplir au niveau de la société, elle doit s'impliquer par rapport à cela, mais la morale est très variable, c'est tout le problème. Manifestement le juge a vraiment voulu marquer le coup car elle a considéré que l'infraction était grave, en même temps dans un contexte particulier. Je crois savoir que l'auteur de l'infraction et le FN ont assez méprisé, dédaigné la juridiction, Mme Leclère ne s'est pas rendue à l'audience, cela aurait été bien d'avoir un vrai débat. Le fait qu'elle n'est pas été présente a joué aussi. Le juge sait que son jugement serait frappé d'appel et il a voulu marquer le coup parce que c'est sûr, l'infraction est grave et sachant qu'il y a appel, il a peut-être pensé qu'en appel il y  aura un vrai débat et aura surement lieu en appel. 

Gérald Pandelon :La particulière sévérité du jugement entrepris de premier ressort tranche avec un strict respect du droit en pareilles circonstances. Le vrai droit se moque de la morale. Une chose est de réprimer des faits répréhensibles au regard de la loi pénale (Madame Leclère s'est effectivement  rendue coupable d'une infraction), autre chose est d'utiliser, pour des motifs idéologiques donc politiques, l'histoire pour donner force à une décision de justice, et la rendre in fine arbitraire. En effet, 9 mois d'emprisonnement assorti de 50 000 euros d'amende relève d'un jugement d'élimination voire d'exception et non d'une simple sanction pénale infligée par une juridiction de droit commun statuant en matière  correctionnelle. Pourquoi, au tribunal de l'histoire, ne pas avoir condamné collectivement  le Front populaire pour avoir  voté les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain, lequel, en raison des circonstances, allait engager la France dans la voie de la collaboration ? Était-ce parce que ce parti était plutôt marqué politiquement à gauche sur l'échiquier politique ? Je considère qu'un juste équilibre sera trouvé lorsque le parquet deviendra réellement indépendant de la Chancellerie, c'est à dire du Ministère de la Justice. 

On ne peut pas être judiciairement libre et souverain lorsqu'on est hiérarchiquement et statutairement  dépendant. 

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