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Bla Bla Bla... : pourquoi les politiques mettent le mot "durable" à toutes les sauces
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Bonnes feuilles

Le système a saturé tout l'espace disponible et est à l'origine de tensions de plus en plus fortes. Pour les masquer ceux qui nous gouvernent pratiquent la politique de l'oxymore. Forgés artificiellement pour paralyser les oppositions potentielles, les oxymores font fusionner deux réalités contradictoires : "développement durable", "marché civilisationnel", "flexisécurité", "moralisation du capitalisme", etc. Ils favorisent la destruction des esprits, deviennent des facteurs de pathologie et des outils de mensonge. Extrait de "La politique de l'oxymore", de Bertand Méheust, publié aux éditions La Découverte (1/2).

Bertand  Méheust

Bertand Méheust

Bertand Méheust est philosophe. Il est spécialiste de l'histoire de la psychologie.

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«DÉVELOPPEMENT DURABLE », « croissance négative », « marché civilisationnel », « financiarisation durable », « flexisécurité », «moralisation du capitalisme », « offre d’emploi raisonnable », « vidéoprotection », « décélération de la décroissance », « mal propre », etc. La montée des oxymores constitue un des faits marquants et révélateurs de la société contemporaine, particulièrement française. Le propre de l’oxymore est de rapprocher, d’associer, d’hybrider et/ou de faire fusionner deux réalités contradictoires, d’où la diversité des formes qu’il peut revêtir et des fonctions qu’il peut assumer.

Le « poisson soluble » de Breton visait à nous déconditionner en court-circuitant nos associations mentales habituelles. Mais le clip publicitaire qui nous montre la chevauchée d’un 4 ✕ 4 dans un espace vierge cherche au contraire à nous conditionner à l’idéologie consumériste : en associant deux réalités contradictoires, l’espace naturel et la machine qui le dévore, il nous suggère perfidement la possibilité de leur conciliation. Et le « 4 ✕ 4 urbain » est la concrétisation de ce fantasme : une coûteuse et absurde machine de plusieurs tonnes, dévoreuse d’espace, de matières premières et d’énergie. Un oxymore de métal et de plastique.

Selon l’utilisation que l’on en fait, l’oxymore peut donc être une force d’équilibration, de libération, ou de formatage, avec tous les dégradés et tous les mélanges entre ces deux positions. Aujourd’hui, son emploi de masse par la propagande politique ou commerciale tend à relever le plus souvent de la seconde catégorie.

Toutes les sociétés sont traversées par des conflits, par de grandes oppositions, qui cherchent leur équilibre, leur synthèse ou leur hybridation dans des figures imaginaires et, de ce fait, l’oxymore, en tant qu’il est le lieu d’expression et/ou de résolution de ces tensions, est au coeur des mécanismes de régulation de la culture. Ainsi, comme on le sait depuis Nietzsche, la Grèce archaïque fut travaillée par l’opposition Apollon/Dionysos : comme l’écrivait superbement Gilbert Durand : « Apollon ne brille que sur la nuit de son frère Dionysos 1. » Une tension analogue traversait le siècle de Louis XIV, qui vit s’opposer et s’équilibrer le culte solaire dont le roi était le centre, et une véritable passion pour la nuit mystique.

Quand elle produit des oxymores, la société libérale semble donc à première vue poursuivre un processus universel. Mais elle innove par sa manière de mettre en oeuvre ces oxymores, par la conscience qu’elle en a, et par l’usage qu’elle en fait. Les cultures du passé produisaient des oxymores plus ou moins à leur insu, et ce n’est que peu à peu que l’on a pris conscience de ces mécanismes d’équilibration qui travaillent la culture et que l’on a su les analyser pour les utiliser.

La question qui reste ouverte est de déterminer à quelle époque on a commencé à prendre conscience de ces mécanismes afin de les mettre au service du pouvoir. Leur mise en oeuvre intuitive est sans doute aussi vieille que l’émergence du pouvoir de l’État et des empires, mais les débuts de leur utilisation délibérée sont plus difficiles à repérer. On peut les faire remonter à la Révolution française, à Louis XIV, peut-être même aux Pères de l’Église ou à l’Empire romain. Il y a là un champ de recherche à développer, mais je ne m’y aventurerai pas ; il me suffira de prendre la tendance depuis l’époque où elle se présente clairement, c’est-à-dire, en gros, la fin du XVIIIe siècle. À mesure que le pouvoir a pris des formes nouvelles, il a su inventer des justifications imaginaires, et l’essor des sciences de l’homme a permis de donner à cette conscience d’abord intuitive une forme analytique de plus en plus facilement utilisable par les maîtres du monde.

Dans les années quatre-vingt, un disciple de Gaston Bachelard, le philosophe Gilbert Durand, avait cherché à théoriser la « cohérence antagoniste » qui travaille selon lui toute culture. À ses yeux, un monde culturel cherche toujours à atteindre un état d’équilibre plus ou moins stable entre des pôles imaginaires opposés ; une telle « cohérence antagoniste » est le signe en même temps que la condition d’une société saine. Mais, quand elle s’effondre et qu’un pôle imaginaire s’impose, on voit s’installer un monde unidimensionnel propice au développement de formes pathologiques individuelles et collectives 2.

Ainsi, la tripartition fonctionnelle et antagoniste qui maintenait la vigueur et l’équilibre de Rome at- elle fini par s’effondrer et être remplacée par une seule fonction, la fonction martienne, ce qui a conduit au déclin puis à l’effondrement de la société romaine. « La tension dynamique, conclut Gilbert Durand, est donc constitutive des sociétés et des cultures. » Les théories de Gilbert Durand ont montré leur fécondité dans bien des domaines. Et pourtant elles permettent difficilement de comprendre et d’anticiper l’utilisation moderne des oxymores, et le danger qu’ils représentent pour la santé mentale des sociétés, car leur prolifération actuelle semble répondre à une situation et à des besoins complètement nouveaux.

Les « cohérences antagonistes » étudiées par le théoricien de l’imaginaire se sont mises en place spontanément à travers les âges, elles expriment une sorte d’écologie spontanée de l’esprit, tandis que, dans les sociétés contemporaines (et principalement, on va le voir, dans l’Allemagne nazie), elles sont de plus en plus souvent forgées artificiellement par des idéologues pour justifier et maintenir un ordre, avec la complicité de certains intellectuels et le relais des moyens contemporains. Loin de favoriser l’équilibre des individus et de la société, les oxymores ainsi utilisés peuvent alors favoriser la déstructuration des esprits, devenir des facteurs de pathologie et des outils de mensonge.

Pour notre temps, l’exemple le plus frappant et le plus dramatique de l’utilisation politique délibérée et fatale des oxymores reste le nazisme. C’est chez les nazis que le rôle de l’oxymore apparaît dans toute sa force comme moyen délibéré de manipulation et de contrôle social, comme l’exprime le nom même de leur mouvement, qui hybride les deux tendances apparemment les plus opposées de la société moderne, le nationalisme identitaire et le socialisme internationaliste 3.

L’utilisation contemporaine des oxymores ouvre donc un nouveau sujet d’interrogation pour les sociologues, que je n’ai fait ici qu’effleurer. Il me semble (pour résumer) qu’aujourd’hui leur fonction naturelle d’équilibration est captée et détournée en injonction paradoxale par les dispositifs du pouvoir comme l’a suggéré le philosophe Jean-Philippe Testefort.

Extrait de "La politique de l'oxymore", de Bertand Méheust, publié aux éditions La Découverte, 2014. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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