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Et si on faisait confiance aux entrepreneurs ? Le cas des chantiers Bénéteau
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Bonnes feuilles

Les grandes entreprises ont mauvaise presse. La mondialisation est chargée de tous les maux. Le capitalisme voué aux gémonies. Mais le comportement irresponsable de certains acteurs économiques ne doit faire oublier ceux qui - et ils sont nombreux - trouvent un épanouissement personnel authentique dans ce cadre, en nouant autour d'eux de solides relations de confiance. C'est de cette expérience partagée par beaucoup mais souvent passée sous silence que Xavier Fontanet entend nous parler dans son livre "Si on faisait confiance aux entrepreneurs : L'entreprise française et la mondialisation" (1/2)

Xavier  Fontanet

Xavier Fontanet

Xavier Fontanet est un chef d'entreprise français. Il a été successivement professeur à HEC, ancien président d'Essilor, DG de Bénéteau puis directeur de la restauration chez Wagons-lits avant de rejoindre Essilor. En octobre 2010, il publie "Si on faisait confiance aux entrepreneurs - L'entreprise française et la mondialisation" (Les Belles Lettres) , synthèse de son expérience de dirigeant. 

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"Annette, la situation est risquée, mais ne changez pas votre stratégie d’endettement volontaire. Avec un peu de chance, vous passez devant Jeanneau dans cinq ans et vous les rachetez dans dix ans !" La "logique" de la courbe d’expérience donne un clair avantage au leader. Il a en effet les coûts les plus bas et peut croître plus vite que ses concurrents, puisqu’il a plus d’argent. S’il ne fait pas d’erreur, il est donc en théorie intouchable. Cela a quelque chose de désespérant pour les suiveurs. Il n’en reste pas moins que des leaders attentifs à leurs parts de marché ont su tenir leur rang durant des décennies en maintenant leurs concurrents à distance.

Mais tout n’est pas si simple… heureusement ! En la matière, il faut distinguer la théorie de la réalité. La vraie vie est celle que l’on n’apprend pas à l’école et que l’on ne peut qu’éprouver sur le terrain. Elle a son lot d’imprévus, de "loupés" et d’exploits ! La psychologie, la volonté y ont la part belle. En matière de business, rien n’est impossible ! Le plus bel exemple de retournement concurrentiel qu’il m’ait été donné de vivre est sans conteste celui qui a opposé Bénéteau à Jeanneau dans les années 1970-1982. J’ai fait la connaissance d’Annette et de Louis-Claude Roux en 1976. J’ai d’abord travaillé avec eux comme consultant BCG, puis comme DG. C’est une période inoubliable de mon existence. Je suis issu d’une famille de médecins, de notaires, d’officiers de marine, d’hommes politiques et de religieux. Autant dire que je n’étais pas prédestiné au monde des affaires. Le BCG m’a ouvert la porte de la piscine, mais c’est chez Bénéteau que j’ai fait mon premier plongeon dans le grand bain… avec de sacrés maîtres nageurs !

En 1976, Bénéteau était l’un des dix premiers fabricants de bateaux de plaisance. Cette industrie, très jeune, avait pour leader à l’époque la maison Jeanneau. Jeanneau était très nettement en tête avec 80 millions de francs de chiffre d’affaires. Dufour était numéro deux, et Bénéteau arrivait en cinquième position avec 30 millions de francs de chiffre d’affaires. Bénéteau était deux fois et demie plus petit que le leader, sa situation pouvait paraître précaire, et pourtant Bénéteau a été capable de faire basculer tout le système. Voici comment !

Bénéteau a profité d’un marché en croissance très rapide pour croître beaucoup plus vite que tous ses concurrents, y compris Jeanneau. Éric Tabarly avait mis la France sur l’eau, il avait séduit De Gaulle ; le président Pompidou avait encouragé la construction de ports ultra- modernes que toute l’Europe nous enviait. Le marché français de la plaisance croissait à l’époque de 15 % par an. À l’intérieur de ce marché, le passage du bois au plastique faisait croître le créneau du bateau en polyester de 25 % par an ! Dans un environnement atone, il est très difficile pour un suiveur de grandir, car ce qu’il gagne, le leader le perd, ce qui conduit naturellement ce dernier à réagir rapidement avec une force de frappe supérieure. Dans un marché en croissance rapide, il est possible de croître plus vite que le leader, car celui-ci le réalise moins facilement. Il se développe en effet lui-même et a l’illusion, un temps, de conserver sa position et même de l’asseoir.

Les marchés à croissance faible sont "visqueux" en termes de parts de marché, contrairement aux marchés qui croissent et qui sont plus fluides. Dans un marché qui croît de 25 %, les parts de marché sont complètement fluides. Le leader Jeanneau a été contre toute attente gêné par… son actionnaire. Jeanneau était une filiale d’un groupe américain, Bangor Punta, très connu pour ses avions Piper ! Jeanneau bénéficiait théoriquement de la puissance financière d’un grand groupe ce qui, pensait-on, rendait la partie encore plus injouable pour les suiveurs qui n’étaient que des PME dynamiques. En fait, Bangor Punta ne s’est intéressé à l’époque qu’aux avions Piper et a "pompé" Jeanneau en lui demandant en moyenne un dividende de 60 % de ses résultats. 

Jeanneau était le leader par excellence, il n’avait aucune dette, il montrait sa force en versant un très gros dividende, mais cela l’empêchait de profiter pleinement du dynamisme du marché. À l’époque, Bénéteau faisait l’inverse, Bénéteau ne payait aucun dividende, réinvestissait tout son bénéfice et se réendettait de 1 franc pour chaque franc réinvesti ! Je me rappelle parfaitement la première conversation que j’ai eue avec Annette Roux. Elle vivait mal la solidité apparente de son concurrent Jeanneau. Je lui ai tout de suite expliqué qu’en raison de la très forte croissance du marché la "force" de Jeanneau était en fait une faiblesse stratégique et que la prétendue fragilité de Bénéteau était un atout déterminant à condition de bien jouer sur le terrain. La volonté et l’audace d’Annette Roux ont fait le reste.

Au vu des forces en présence, je lui ai dit : "La situation est risquée, mais ne changez pas votre stratégie d’endettement volontaire. Avec un peu de chance, vous leur passez devant dans cinq ans et vous les rachetez dans dix ans !" Elle m’avait répondu : "Chiche !" Quelque temps après, d’ailleurs, je rejoignais les chantiers Bénéteau.Il est très utile d’entrer dans le détail, car cette histoire est un exemple magistral d’endettement stratégique réussi. Nous sommes très loin de l’endettement fou qui cherche à déplacer la richesse entre actionnaires au détriment de l’entreprise et qui a conduit aux drames récents.

Le financement de la croissance

Le tableau joint donne les éléments financiers simplifiés expliquant de façon synthétique la différence des politiques financières, en retenant l’année 1976 pour donner un exemple. Le rapport de force était en gros le suivant : 80 millions pour Jeanneau et 30 millions pour Bénéteau. Les résultats de Jeanneau, 12,2 millions de francs, étaient réduits par les impôts de 4,3 millions et, après la distribution d’un dividende de 4,7 millions (60 % de 7,9), il ne restait que 3,2 millions à investir pour un actif de 41 millions, ce qui donnait une croissance théorique de 8 % (3,2/41).

Bénéteau avait un résultat après déduction des frais financiers de 5,5 millions et payait 1,9 million d’impôt, il restait donc 3,6 millions. Le chantier ne payait, comme on l’a dit, aucun dividende et s’endettait au ratio de 1 pour 1, c’est-à-dire ajoutait 3,6 millions au bénéfice net. Bénéteau investissait donc 7,2 millions, soit plus du double de Jeanneau, alors qu’il était deux fois et demi plus petit ! Il en résultait une croissance théorique de 50 % (7,2/14).

Dans les faits, les chiffres d’affaires respectifs des deux entreprises se sont croisés entre 1981 et 1982 à 170 millions de francs. Jeanneau avait crû de 12 % et Bénéteau de 40 % l’an. Jeanneau, qui croissait, n’avait pas vu Bénéteau fondre sur lui. Le stratagème a été encore plus beau en fait, car il s’est doublé d’un coup tactique très astucieux. À l’époque, Jeanneau faisait des bateaux à voiles et des bateaux à moteur alors que Bénéteau était spécialisé dans les bateaux à voiles. Mon arrivée a été présentée comme un signe fort en faveur du développement des bateaux à moteur. C’était un leurre ! Jeanneau, pour contrer Bénéteau, investit à l’époque dans les moteurs, ce qui était inutile et permit à Bénéteau de le doubler dans les bateaux à voiles !

Au début des années 1970, Bénéteau avait pourtant des coûts plus élevés que Jeanneau en raison de l’effet d’expérience et des frais financiers liés à son endettement ; cela ne l’a pas empêché de descendre la courbe d’expérience beaucoup plus vite ! Les courbes de rentabilités se sont croisées. Inutile de dire qu’à partir de 1981 Bénéteau eut des coûts plus bas que Jeanneau.

Quand cette étape cruciale fut passée, la dette n’était plus nécessaire et faisait courir un risque en cas de crise passagère du marché. Annette Roux décida de mettre une partie du capital de Bénéteau en bourse et d’utiliser les fonds recueillis pour rembourser sa dette, ce qui est peu fréquent dans les mises en bourse. Bénéteau était alors en position de laminer Jeanneau. Mais Jeanneau échappa au couperet, car Bénéteau rencontra alors un problème d’osmose dans les coques de certains bateaux. Cela freina le chantier pendant cinq ans. Heureusement, à l’époque, le groupe n’avait plus de dette, sans quoi les conséquences auraient certainement été terribles.

C’est alors que les cadres de Jeanneau, poussés par des fonds de private equity (ils étaient déjà là !), décidèrent alors de reprendre leur groupe dans un LMBO. Malheureusement pour eux, le levier de la dette fut beaucoup trop important pour que l’opération réussisse. Ils furent financièrement pris à la gorge, alors que Bénéteau réglait son souci technique. L’affaire fut vite entendue : Jeanneau capota, Bénéteau le racheta. De là naquit un leader mondial. Cette histoire, avec ses rebondissements, ses changements de rythme, illustre à merveille la valeur de l’endettement stratégique, mais aussi le mystérieux mélange d’audace, de ténacité, de prudence et de sens du timing qu’exige le métier de PDG.

Extraits de "Si on faisait confiance aux entrepreneurs : L'entreprise française et la mondialisation" de Xavier Fontanet aux éditions Manitoba/Les Belles Lettres

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