Brétigny ou la fin de l’ère de la France des meilleures infrastructures du monde ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Le rapport sur les causes de l'accident de Bretigny a été récemment remis aux magistrats.
Le rapport sur les causes de l'accident de Bretigny a été récemment remis aux magistrats.
©REUTERS/Gonzalo Fuentes

Nostalgie quand tu nous tiens

Les experts viennent de rendre leur rapport sur les causes de l'accident de Brétigny-sur-Orge, qui a fait 7 morts et 8 blessés graves le 12 juillet 2013. Ils pointent du doigt des carences dans l'entretien du réseau, qui en matière de sécurité vient se classer derrière 8 autres réseaux d’Europe de l’Ouest.

Raymond Woessner

Raymond Woessner

Raymond Woessner est Professeur de Géographie, responsable du Master Transports, Logistique, Territoire, Environnement à la Sorbonne. Il a notamment écrit La France : l’aménagement des territoires, aux éditions A. Colin, 2008, et Mutation des systèmes productifs, chez Atlande en 2013.

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Alain Bonnafous

Alain Bonnafous

Alain Bonnafous est Professeur honoraire à l’Université de Lyon et chercheur au Laboratoire d’Economie des Transports dont il a été le premier directeur. Auteur de nombreuses publications, il a été lauréat du « Jules Dupuit Award » de la World Conference on Transport Research (Lisbonne 2010, décerné tous les trois ans).

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Atlantico : Le rapport sur les causes de l'accident de Bretigny a été récemment remis aux magistrats. Selon les sources qui y ont eu accès, le déraillement du train ferait suite à un "état de délabrement jamais vu ailleurs". Est-ce le symbole de la fin d'une France des meilleures infrastructures ?

Alain Bonnafous : Je n’ai lu moi-même que des extraits du rapport publiés par la presse, mais il semble que ces extraits très sévères aient été inspirés par des observations de terrain avec de multiples points où, semble-t-il, il manquait quelques boulons. L’expertise confirme que c’est précisément ce qui a provoqué l’accident du fait d’une pièce qui n’était plus tenue que par un seul boulon au lieu de quatre.

Concernant l’état des infrastructures, il ne faut pas confondre la qualité générale du réseau et ses caractéristiques techniques qui dépendent des opérations lourdes de rénovation avec son état réel résultant de la maintenance et de l’entretien courant. Si l’on en croit les détails du rapport qui ont été diffusés, c’est cette maintenance qui a été défaillante plus que l’état général.

Raymond Woessner : Le cas du délabrement des voies ferrées est un contre-exemple quand on les compare au reste. N'oublions pas que la France a "le fétichisme des infrastructures", pour reprendre l'expression d'un économiste des transports. Cela constitue une tradition qui remonte à la monarchie absolue, notamment depuis la création de l'École des Ponts et Chaussées. Malgré sa taille et de nombreuses régions peu peuplées, ou encore de montagne, les infrastructures françaises sont plutôt performantes.

La France a souvent été montrée en exemple pour ses infrastructures de qualité. A quand le processus de dlébrement remonte-t-il ? Quelles en sont les causes ?

Alain Bonnafous : Le réseau routier est plutôt en très bon état. Pour le réseau ferroviaire, des retards dans les opérations de rénovation ont été identifiés dans le rapport de l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne il y a 10 ans. Un effort important de rattrapage a été entrepris depuis : l’effort a quasiment doublé pour atteindre 2 milliards par an. Il y a, en revanche, semble-t-il, des carences dans l’entretien courant, qui ne concernent probablement pas tout le réseau mais qui, localement, peuvent entraîner des défaillances graves comme celle de Brétigny.

Raymond Woessner : Dans le monde ferroviaire, la politique du tout-TGV, du reste remise en cause aujourd'hui, a conduit les investissements vers les lignes à grande vitesse. Les régions ont récupéré le fardeau des trains régionaux en 2002. La situation s'est peu à peu dégradée sur le réseau dit Intercités, dont les trains ont été mis sous perfusion par les finances publiques avec le programme des Trains d'Aménagement du Territoire. Quant au fret, il brinquebale à des vitesses réduites sur des tronçons parfois très dégradés. N'oublions pas que la dette de RFF dépasse les 30 milliards d'euros et celle de la SNCF les 10 milliards, et que la situation s'aggrave avec environ 2 milliards supplémentaires par an. Enfin, la SNCF fonctionne sur un mode pyramidal avec des décisions d'état-major qui ne laissent guère d'initiative à ceux qui connaissent le mieux le terrain.

Pourquoi les experts ont-ils appuyé sur le "jamais vu ailleurs" ? Que peuvent-ils sous-entendre par là ? Nos infrastructures ferroviaires sont-elles moins qualitatives que d'autres pays pourtant réputés moins modernes ?

Alain Bonnafous : L’expression "jamais vu ailleurs" suggère que les experts ne soient pas allés explorer les réseaux estoniens ou polonais. Il faut plutôt entendre qu’ils n’avaient pas relevé des négligences comparables sur le réseau national ou sur les réseaux voisins. Cela révèle un vrai problème dans l’exercice opérationnel de l’entretien du réseau qui est assuré, pour le compte de RFF, par "SNCF Infra".

Entre les retards de rénovation du réseau et ces faiblesses de maintenance, le réseau national n’est plus parmi les meilleurs. Selon l’agence européenne compétente, l’ERA, le réseau français vient en matière de sécurité derrière 8 autres réseaux d’Europe de l’Ouest et loin derrière le réseau britannique qui a conquis le premier rang (en contradiction flagrante avec quelques poncifs médiatiques ou syndicaux).

Raymond Woessner : Ce "jamais vu ailleurs" laisse entendre que les experts en question voyagent peu. Même en Allemagne, la situation de nombreuses lignes est critique, faute d'investissements. Ne parlons pas de l'Europe centrale et orientale ! Et en Grèce, la situation de certaines lignes est telle que des experts ont pu démontrer qu'il serait moins cher de mettre les voyageurs dans des taxis subventionnés plutôt que de se lancer dans la rénovation des infrastructures. Quant aux États-Unis et au Canada, on a affaire à un musée vivant. Dans le fret, les opérateurs y font des miracles au quotidien, obtiennent de vrais succès économique malgré un matériel vétuste...

Quels autres aménagements du territoire sont affectés par le manque d'investissement ?

Raymond Woessner : Question de point de vue ! Faut-il des infrastructures idéales, quitte à bétonner avec excès, ou seulement acceptables ? Dans le monde de la très haute tension, la Bretagne et la Côte d'Azur sont fragilisées ; la première avait été "punie" après avoir refusé la centrale nucléaire de Plogoff, la deuxième avait subi les foudres de Mme Voynet à l'époque du gouvernement Jospin au nom de la défense des Gorges du Verdon. C'est principalement la voie d'eau à grand gabarit qui pose problème, ce qui nuit par exemple à la compétitivité des exportations de céréales. Dans le monde aérien, la situation est acceptable, encore que nous avons trop d'aéroports de petite taille subventionnés ! De manière générale, on peut souvent mieux faire à infrastructure constante à condition de s'organiser astucieusement et de s'entendre entre parties prenantes. Et les infrastructures ne vivent pas par elle-même, tout dépend de l'urbanisation et de l'aménagement du territoire en général. On a notamment renoncé à la déconcentration de l'Ile-de-France dans les années 1980, et aujourd'hui il faut dépenser des milliards par dizaines pour le Grand Paris Express.

Alain Bonnafous : L’investissement sur nos réseaux de transport est stabilisé autour d’une vingtaine de milliards d’euros. Les difficultés de nos finances publiques ont eu au moins le mérite de disqualifier pour un temps des projets à rentabilité négative comme le canal Seine-Nord. Il s’agit aujourd’hui d’assurer la maintenance des réseaux et de choisir les investissements nouveaux qui créent plus de valeur qu’ils n’en détruisent.

Nos autoroutes arrivent-elles à rester de bonne facture grâce à leur privatisation ? Quel est le prix réel pour les Français d'avoir des autoroutes bien entretenues ?

Alain Bonnafous : Nos autoroutes concédées n’étaient pas moins bien entretenues avant la privatisation et avec des sociétés d’économie mixte concessionnaires. Leur qualité tient plutôt au fait que les péages couvrent largement les coûts complets. Tous les réseaux qui bénéficient de ce principe, comme les réseaux ferrés de RFA ou du Royaume Uni, sont en excellent état.

Raymond Woessner : C'est une question d'abord idéologique. L'autoroute doit-elle pouvoir être empruntée par un maximum d'utilisateurs, qui se tueront en outre moins que sur les autres routes, ou bien est-elle conçue comme une pompe à finances ? La vague de privatisations des années 2000 est entrée dans une logique financière, où les ingénieurs ont été dépossédés du pouvoir. Ensuite, le réseau est là, les ouvrages d'art sont relativement récents. Là encore, quels sont les Français (et les étrangers) qui doivent payer ? L'usure de la chaussée est exponentielle avec le poids des véhicules ; or, on vient de passer à 44 tonnes au lieu de 38...

Ce rapport apporte-t-il des arguments aux partisans ou aux adversaires de la nouvelle loi sur le ferroviaire ?

Alain Bonnafous : Les partisans de la reconstitution d’une "grande SNCF" oublient que tout se passe déjà dans la même maison, le transport et l’entretien du réseau, car la SNCF est gestionnaire délégué de RFF. Dans l’actuel dispositif, comme dans le futur, le problème de la rigueur opérationnelle de la maintenance se pose et se posera.

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