Est-il bon pour la démocratie et la liberté d'expression de poursuivre les politiques pour outrage à magistrat ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Sur TF1 et Europe 1, Nicolas Sarkozy a dénoncé "une instrumentalisation politique d'une partie de la justice". Une sortie très critiquée.
Sur TF1 et Europe 1, Nicolas Sarkozy a dénoncé "une instrumentalisation politique d'une partie de la justice". Une sortie très critiquée.
©Reuters

Le clash

Le conflit larvé entre politiques et magistrats est devenu une guerre ouverte depuis que Nicolas Sarkozy, lors de son interview accordée à Europe 1 et TF1, a dénoncé "une instrumentalisation politique d'une partie de la justice". D'aucuns appellent à ce que l'ancien chef de l’État soit poursuivi pour outrage à magistrat.

Jean-Paul Garraud

Jean-Paul Garraud

Jean-Paul Garraud est un magistrat et homme politique. Actuellement Président de l'Association professionnelle des magistrats, il a été le rapporteur du projet de loi "interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public", dirigé contre le port du voile intégral.

 

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Philippe Bilger

Philippe Bilger

Philippe Bilger est président de l'Institut de la parole. Il a exercé pendant plus de vingt ans la fonction d'avocat général à la Cour d'assises de Paris, et est aujourd'hui magistrat honoraire. Il a été amené à requérir dans des grandes affaires qui ont défrayé la chronique judiciaire et politique (Le Pen, Duverger-Pétain, René Bousquet, Bob Denard, le gang des Barbares, Hélène Castel, etc.), mais aussi dans les grands scandales financiers des années 1990 (affaire Carrefour du développement, Pasqua). Il est l'auteur de La France en miettes (éditions Fayard), Ordre et Désordre (éditions Le Passeur, 2015). En 2017, il a publié La parole, rien qu'elle et Moi, Emmanuel Macron, je me dis que..., tous les deux aux Editions Le Cerf.

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Atlantico : Dans son interview du mercredi 2 juillet pour TF1 et Europe 1, Nicolas Sarkozy a dénoncé "une instrumentalisation politique d'une partie de la justice". Certaines voix s'élèvent pour dénoncer des propos passibles de l'outrage à magistrat, comme cela est arivé à Henri Guaino, renvoyé en correctionnelle pour ses déclarations sur le juge Gentil. Quel bénéfice compte-t-on tirer de la poursuite de personnalités pour de tels propos ?

Jean-Paul Garraud : La Justice, en sa qualité de contre-pouvoir indispensable à l’exercice réel de la démocratie, doit être garantie quant à son indépendance, et l’acte de juger doit être débarrassé de toute forme de pression. C’est un principe essentiel et le signe même d’une saine démocratie

L’indépendance des juges a pour corollaire absolu leur impartialité. Chacun d’entre nous a droit à un procès équitable et le juge ne peut être suspecté de partialité. L’équation est simple : indépendance des juges = impartialité = procès équitable. Mais si les juges ne sont pas impartiaux, tout bascule. On ne peut être indépendant et partial. Ce serait pire que tout. Nicolas Sarkozy et Henri Guaino ne veulent pas dire autre chose que cela.

Par exemple, dans l’affaire Bettencourt Nicolas Sarkozy est passé subitement du statut de témoin assisté à celui de mis en examen, pour ensuite ne pas être renvoyé en correctionnelle, et bénéficier d’un non-lieu. Tous les professionnels du Droit vous diront que c’est absurde et incompréhensible. On ne met pas en examen un témoin assisté sans aucun élément nouveau et à quelques jours d’un non-lieu ! Le juge a dû avoir un coup de sang pour des raisons qui lui appartiennent. Henri Guaino aussi, et on le comprend.

Si on sort de l’équation citée plus haut, tout change et tout est possible, d’un côté comme de l’autre. Si on juge Henri Guaino pour outrage à magistrat, il faudra savoir pourquoi une décision inexplicable a été prise par ce magistrat…

Philippe Bilger : On ne compte en tirer aucun bénéfice. Le respect de l’état de droit ne doit pas être considéré de cette manière. Il est hors de question d’inciter à la poursuite de toutes les malveillances proférées ou écrites à l’encontre de la magistrature mais il y a des limites à ne pas dépasser surtout quand l’outrance ou l’insulte émanent de personnalités qui devraient plus que toutes autres se garder de cette démesure et de cette offense au corps judiciaire. On pourrait fixer comme ligne de partage ce qui relève encore d’une critique admissible du comportement judiciaire et ce qui scandaleusement dépasse ce champ pour s’en prendre aux personnes ou résulte d’une extrapolation abusive.

A contrario, cette pratique est-elle dénuée de risques ? N'alimente-t-on pas une guerre de tranchées entre justice et politique, en même temps qu'un sentiment de défiance ? Avec quelles conséquences, y compris pour la justice ?

Jean-Paul Garraud : Je ne peux que regretter que le fossé se soit tellement creusé entre la Justice et le Politique. Quand deux piliers majeurs de l’Etat sont dans une telle situation d’opposition, c’est le fonctionnement même de l’Etat qui est en jeu.

J’ai toujours essayé de combler ce fossé car je suis l’un des rares qui connais aussi bien de l’intérieur les deux institutions. Sans langue de bois je peux dire que les torts sont partagés. Des erreurs ont été commises de part et d’autre à base de nombreux préjugés, ce qui est un comble quand on parle de Justice, et d’une ignorance réciproque des uns et des autres. Dans le respect des prérogatives de chacun, on doit mieux se connaître. On en est loin…

Il est certain qu’au-delà des grandes compétences juridiques qu’un magistrat, du siège comme du parquet, doit posséder, il est un domaine qui ne ressort pas forcément de l’étude des textes mais qui est essentiel, celui de l’éthique professionnelle.

Les magistrats sont des femmes et des hommes comme les autres bien qu’on leur demande quelque chose d’un peu surhumain : juger leurs semblables. Il faut un grand équilibre de vie, des qualités personnelles hors du commun pour y parvenir. Faire prédominer cette morale à ses opinions personnelles. Ne jamais perdre de vue cette exigence.

Ce n’est pas facile car le magistrat ne doit pas pour autant se couper du monde et rester dans sa "tour d’ivoire". Être immergé dans le monde tout en étant insensible à toute tentation… Rude tâche qui suppose un recrutement et une formation hors pair. L’appartenance syndicale pose un réel problème, et c’est le Président d’un syndicat de magistrats qui vous le dis !

Pour le syndicat de la magistrature, l’acte de juger est un acte politique, cela a été affirmé à de nombreuses reprises. Ce syndicat, très virulent contre la politique de Nicolas Sarkozy, lui a écrit une lettre ouverte à caractère quasi injurieux juste avant la dernière présidentielle et a appelé à voter François Hollande. Du jamais vu dans l’histoire syndicale de la magistrature. Ce syndicat est l’auteur du tristement célèbre "mur des cons" où Nicolas SARKOZY, de nombreuses personnalités de droite et même des parents, taxés d’être de droite (!), d’enfants assassinés étaient fichés. La Présidente de ce syndicat est d’ailleurs mise en examen pour ces faits.

L’appartenance à ce syndicat laisse pour le moins supposer une certaine partialité, surtout lorsque l’une des leurs, responsable régionale du syndicat, pilote, en tant que juge d’instruction, cette dernière affaire contre le même Nicolas Sarkozy et utilise des moyens complètement disproportionnés par rapport aux infractions supposées. J’espère que l’on mettra les mêmes moyens et la même détermination pour analyser les raisons de ce qui risque de devenir un nouveau fiasco judiciaire.

Philippe Bilger : Après un quinquennat calamiteux pour l’état de droit, la présidence de François Hollande, malgré une garde des Sceaux médiocre, a favorisé plus de liberté et d’indépendance dans la conduite des affaires sensibles – celles qui intéressent le pouvoir – et permis une courtoisie républicaine à l’égard des magistrats : ils sont passés du statut de petits pois à celui de personne morale. Notre classe politique à quelques exceptions près éprouve à la fois peur et mépris pour une magistrature que son ignorance judiciaire lui rend grandement étrangère. Les magistrats aujourd’hui sont sous le feu d’un double populisme dévastateur : celui basique du peuple, celui de l’élite prétendue éclairée, l’un et l’autre étant amplifiés par une représentation médiatique peu fiable, manquant de savoir et pleine de préjugés. Il est évident qu’une certaine magistrature a aussi une part énorme de responsabilité : le Mur des cons est une catastrophe et ses effets dévastateurs continuent à se faire sentir. La majorité des magistrats est assimilée à ces énergumènes excités, ce qui a entraîné les citoyens et les politiques à rendre encore plus critique leur vision de la Justice. Alors qu’à la considérer lucidement, elle progresse avec un état de droit efficient et un pouvoir moins occupé à intervenir.

Le caractère de ces propos justifie-t-il vraiment de courir ces risques ?

Jean-Paul Garraud : Oui, parce qu’entre les responsables politiques et les magistrats, il y a le même dénominateur commun : le peuple. Les premiers tirent leur légitimité de l’élection, donc du peuple ; les seconds jugent "au nom du peuple français". Un responsable politique détient un droit de critique plus important qu’un simple citoyen, cela a été jugé à plusieurs reprises par la Cour européenne des droits de l’homme.  

Ce droit de critique se comprend d’autant mieux que le politique est plus exposé que quiconque de part son caractère de personnalité publique. Museler le politique n’est jamais un bon signe de démocratie… Mais cela ne veut pas dire que toute la Justice est en faute et que l’on doit jeter aux orties tout un système. Une grande majorité des magistrats et des fonctionnaires de Justice accomplissent avec un grand dévouement leurs tâches dans des conditions extrêmement difficiles.

Sans supprimer purement et simplement les syndicats, il faut leur ôter toute connotation politique. Les syndicats doivent rester strictement professionnels.

Philippe Bilger : Il ne s’agit pas de courir des risques. Si les propos des politiques sont insultants et inadmissibles, il faut les poursuivre. Pour une telle démarche, il faut évidemment que la magistrature soit elle-même irréprochable et que les autorités de poursuite ne manquent ni de courage intellectuel ni de pertinence juridique. Si l’impunité devient la règle, à force de se laisser traîner dans la boue par ceux qui devraient au contraire la respecter – déclarations en ce sens de Jean-Lous Debré et Alain Juppé – la magistrature finira en même temps déshonorée et impuissante.

Comment les rapports entre justice et politique sont-ils en train d'évoluer ?

Jean-Paul Garraud : Malheureusement, mal. Chacun s’accuse mutuellement de suspicion légitime et chacun a de bonnes raisons. Il y a là un grand chantier à entreprendre, dans lequel toute idéologie et tout préjugé doivent être bannis.

Mais, tout d’abord, l’obligation de réserve des magistrats doit être renforcée et la prise de position politique d’un syndicat, interdite. Le justiciable a droit à un juge impartial. Nicolas Sarkozy est certainement un citoyen comme les autres mais je suis persuadé qu’en l’espèce, "les autres" n’auraient pas été traités comme lui…

Philippe Bilger : Après une République très imparfaite, il me semble que lentement, douloureusement les Français commencent à percevoir les bienfaits de l’état de droit, de l’égalité entre les justiciables, en même temps que le discours lassant et répétitif sur la politisation de certains juges. Les sept dossiers dans lesquels Nicolas Sarkozy est impliqué créent paradoxalement une aspiration à la morale civique, le désir d’une justice exemplaire et le besoin de magistrats au service d’une seule cause qui ne doit pas être politique mais démocratique et humaine. Dans le sombre, pointe déjà l’aurore.

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