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Et pendant ce temps, les chefs d’Etat africains s’octroient l’immunité pour leurs crimes de guerre
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CPI - Crime Presque Imparfait

Le vendredi 27 juin, la plupart des chefs d'Etat africains se sont octroyé l'immunité pour leurs éventuels crimes de guerre devant la Cour pénale africaine, toujours en cours de création. Entre rébellion contre la communauté internationale et affirmation de ce qu'est réellement un chef d'Etat, la Cour pénale internationale n'a pas su remplir son rôle.

Roland Marchal

Roland Marchal

Roland Marchal est chercheur au Centre d'Etudes des Relations Internationales (CERI). Ses recherches portent sur l’économie et les conflits dans l’Afrique sub-saharienne.

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Atlantico : Lors du sommet africain qui a eu lieu vendredi dernier, les chefs d'Etat africains ont voté l'octroi de l'immunité devant la Cour pénale africaine, encore en cours de création, pour les crimes de guerre commis. Comment expliquer cette prise d'initiative allant à l'encontre des fondements de la Cour pénale internationale (CPI) ?

Roland Marchal : Il faut d’abord comprendre cette décision dans plusieurs cadres. Premièrement, les chefs d’Etat, de façon général et bien au-delà du continent africain, ont su cultiver une impunité pendant leur mandat, impunité consacrée par des textes qui les protègent de politiques et de décisions qu’ils auraient eu à mener. George Bush Jr par exemple n’a jamais été incriminé pour les décisions qu’il a prises après les attentats du 11 septembre. Et ce n’est pas faute, pour l’opposition, d’avoir dénoncé le non-respect des conventions internationales, l’emploi de forces massives, la manipulation du renseignement pour justifier des politiques face à ses propres votants, etc., soit des procédures proprement criminelles. Les dirigeants africains se mettent donc à l’aune de la communauté internationale, ce qui traduit sur le continent une certaine continuité désagréable, du moins en termes d'affichage.

De plus, du leader honorable au dictateur, tous les chefs d’Etat africains partagent la même méfiance en ce qui concerne les institutions pénales internationales. Par exemple, quand on pense à la CPI, on pense au Soudan et à Omar el-Béchir. Mais très curieusement, la presse et les hommes politiques du monde entier s’intéressent bien moins à Uhuru Kenyatta (président du Kenya depuis le 9 avril 2013, ndlr) qui est soumis également à des procédures de la CPI. Il y a donc cette idée que la CPI travaille pour les grandes puissances occidentales représentées au Conseil de sécurité, qu’il n’y a donc pas vraiment de neutralité de la CPI et que la plupart des chefs d’Etat incriminés l’ont été dans le cadre d’un dispositif international lors duquel ils sont devenus gênants pour certains pays occidentaux. Il y a également l’idée qui n’est pas fausse - mais n’est pas vraie pour autant - que les instances judiciaires internationales fonctionnent de manière biaisée, c’est-à-dire en fonction de demandes de la part de certains Etats occidentaux. En tant qu’analyste, je ne pas sûr que cela soit l’essentiel de la vérité, mais une chose est certaine : la CPI a toujours été incapable de poursuivre des dirigeants adoubés par l’occident et ce qu’on voit avec le Kenya et Kenyatta est l’exception qui constitue la preuve. La CPI dysfonctionne véritablement, de façon à laisser le temps au dirigeant kenyan de nettoyer une partie des turpitudes commises avant la préparation des élections.

Enfin, on se doit également de mentionner ce sentiment général historique partagé par tous les dirigeants africains qui est la prudence sur l’internationalisation de leurs problèmes. D’autant plus qu’il s’agit généralement de problèmes de politique intérieure. Chacun est maître chez soi et d’une certaine façon, les événements de ces dernières années ont poussé les pays africains à resserrer le rang, notamment parce que l’idée d’une gouvernance globale qui produirait des normes de droit s’est considérablement affaiblie. L’Union européenne par exemple doit faire face à de nombreuses problématiques. Les Etats-Unis, eux, font tout et le contraire de tout. Quant à la Chine, elle ne dépend pas de normes, ou du moins de ce style de normes, et semble évoluer. Quelque part, il y a donc dans ce choix, que l’on peut tout à fait contester sur des bases morales, une inspiration chinoise.

Suite à l'immunité que viennent de s’octroyer les chefs d'Etat africains, l'existence d'une cour pénale de justice africaine présente-t-elle encore un intérêt ?

Oui car il y a malheureusement bien plus de monde à juger que des dirigeants d'Etat. Il y a tous les militaires qui ont pris part activement aux crimes, à savoir des chefs de faction armée, des officiers supérieurs, etc. Ces hommes ont tous répondu aux ordres du dirigeant, me direz-vous, mais le problème est qu'il faut en apporter la preuve, apporter la preuve que ces officiers qui ont brûlé des villages entiers et massacré des populations entières ont bien reçu des ordres explicites du chef de l'Etat. Or, dans de très nombreux conflits, la chaine de commandement est beaucoup moins fonctionnelle que pour une armée occidentale, ne fut-ce que parce qu'il n'y a pas de radio par exemple. On s'était déjà notamment posé la question avec la Yougoslavie, l'est du Congo, ou encore le Soudan où des centaines de milliers de villages ont brûlé et où l'on sait que les plus hautes autorités ont donné leur feu vert pour ces massacres. Il faut bien se rendre compte cependant que l'on n'a pas toujours de preuves pour incriminer le chef de l'Etat. Il y a en effet une dynamique de la guerre et on sait que les armées y prenant part sont rarement les institutions qu'elles devraient être.

C'est l'enquête judiciaire qui doit permettre de trouver les preuves. Je suis personnellement perplexe, non pas parce que les chefs de l'Etat bénéficient d'un laisser-faire, mais parce que selon moi, ce par quoi la justice devient justice est parce qu'elle devient légitime. Or, je trouve que la communauté internationale, et notoirement les Etats occidentaux, a beaucoup plus desservi la cause d'un droit judiciaire international qu'elle ne l'a aidé, d'un côté en incriminant Omar el-Béchir avec de nombreuses très bonnes raisons  et de l'autre côté, en fermant les yeux sur le comportement de leurs amis en Afrique ou ailleurs, tout en évitant de répondre aux interrogations de l'opinion publique, notamment sur les drones. D'ailleurs, pour expliquer l'usage de drones et la mort de civils, on explique souvent que les civils se trouvant aux alentours du drone, et donc du terroriste visé, sont des complices dudit terroriste. Mais sur ce type de sujet, la communauté internationale reste très silencieuse.

Finalement, tant que la communauté internationale n'aura pas incriminé un de leurs amis, la CPI n'aura aucune légitimité judiciaire sur le plan international.

En se protégeant contre toute poursuite pour crimes de guerre, crimes contre l'humanité et génocide, quels sont les chefs d'Etat africains qui pourraient en bénéficier ?

Ce n’est pas tant une manière de se protéger des instances internationales qu’une volonté de rappeler ce qu’un chef d’Etat doit être, c’est-à-dire rappeler l’impunité d’un chef d’Etat dans la prise de décision politique. Ce vote est une imitation maladroite et un peu brute de décoffrage d’une situation qui existe dans beaucoup de pays occidentaux, où un chef d’Etat peut faire beaucoup de choses sans être le moins du monde inquiété par la suite.

De plus, la presse américaine, qui est une presse très démocratique, s’était interrogée à un moment donné sur les agissements de ses présidents, sur le statut des drones, sur les dommages collatéraux qu’ils provoquaient et sur les nouvelles formes de guerre en général, qui appelleraient peut-être à une judiciarisation plus forte et à la poursuite de ceux qui en sont à l’origine. Les chefs d’Etat en l’occurrence réagissent avec enthousiasme et se protègent même si l’usage des drones n’est pas encore d’actualité sur le continent africain.

Il faut se rendre compte que le climat international est très différent de celui qui prévalait au début des années 1990, lorsqu’il y avait à la fois une exigence de démocratisation extrêmement forte et une exigence de construction normative d’un espace juridique continental et international, ce qui a donné la CPI. La différence également est qu’à l’époque, on vivait un véritable moment d’espoir et on pensait que cette cour allait faire la différence. Or, il s’est trouvé que la justice était finalement tout autant polarisée politiquement ou qu’elle dysfonctionnait. De plus, elle laissait – et laisse toujours – le continent africain dans une position d’infériorité, ce qui l’a beaucoup marqué. Les personnes poursuivies par la CPI sont principalement africaines, et encore une fois il y a beaucoup de crimes qui ont été commis ailleurs et pourtant de ce point de vue-là, elle reste d’une très grande discrétion. On vit donc un changement d’époque, qui selon moi est très négatif, et qui s’explique par le fait que les pays occidentaux ont usé et abusé d’espoirs sans fournir eux-mêmes la preuve qu’ils voulaient une application rigoureuse du droit. Par conséquent, la CPI n’est pas du tout ce que l’on voulait au départ et est aujourd’hui totalement délégitimée.

L'octroi de cette immunité a-t-elle une légitimité au regard de la CPI ? Quelles peuvent être les conséquences d'une telle décision ?

Cette décision de la part des chefs d’Etat africains est un pas dans la constitution d’un droit judiciaire continental avec au bout de cette idée cette fameuse cour de justice panafricaine ainsi que des contrefeux pour éviter que les sommets de l'Etat ne soient incriminés. Mais une fois de plus, les chefs d'Etat africains sont ce qu'ils sont et regardent à l'extérieur du continent, soit des pays où les règles ne sont finalement pas si différentes.

Certains dirigeants dénoncent le tropisme africain de la CPI. Peut-on effectivement juger que la CPI se focalise particulièrement sur l’Afrique relativement à d'autres régions du monde ? N'est-ce pas justifié ? 

Je pense que la CPI est un instrument qui correspond très certainement à une période qui s'est achevée peu après le 11 septembre, voire avant, et dont on n'a pas la doctrine. De plus, elle a été utilisée à des niveaux tactiques qui ont profondément desservi la construction d'une légitimité internationale. Prenez Omar el-Béchir : les poursuites à son encontre ont été saluées par tous et regardez où en est le Darfour aujourd'hui. D'une part, on a échoué dans son incrimination. El-Béchir n'est en fait pas aussi isolé internationalement que ce qu'ont pu prétendre ceux qui voulaient sa condamnation. Et d'autre part, la condamnation d'Omar el-Béchir n'a rien fait, en tout cas de positif, pour la résolution du conflit au Darfour. Le problème est qu'il suffit de ne plus parler de la crise au Darfour pour que l'occident l'oublie totalement, alors que la situation sur place continue à se dégrader. Concernant Jean-Pierre Bemba, c'est tout de même assez extraordinaire qu'il soit poursuivi en 2006, juste après les élections congolaises où il s'affirme en principal opposant d'un leader soutenu par les pays occidentaux, pour des faits qui datent de 2002. On peut également prendre l'exemple du Kenya, où des événements très violents ont eu lieu, à savoir des meurtres et des déplacements massifs de population, alors qu'aujourd'hui, la communauté internationale préfère faire un deal avec l'actuel président et vice-président, plutôt que d'aller à un jugement.

Finalement, chaque cas est différent et peut avoir ses propres justifications. Il faut savoir prendre du recul et être réaliste. Bien sûr, ce qu'ont fait la plupart des dirigeants africains est terrible, mais il faut bien observer le reste des chefs d'Etat également. Par ailleurs, ce qui est retenu en Afrique aujourd'hui, ce n'est pas l'ensemble de ce débat qui peut parfois être compliqué d'un point de vue légal, mais bien que la CPI est un instrument qui ne s'intéresse qu'à un seul continent, à savoir l'Afrique. Si l'on regarde par exemple du côté du Proche Orient – et pas uniquement la Syrie ou l'Irak – je ne suis pas sûr que le droit international y soit toujours respecté rigoureusement. Sur ces dossiers, la CPI ne s'est jamais mise au travail.

Propos recueillis par Clémence de Ligny

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