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Le patronat français, meilleur ennemi de l’économie de marché
Le patronat français, meilleur ennemi de l’économie de marché
©Flickr/Victor1558

Allergie

La préférence extrême du patronat pour les institutions de prévoyance lorsqu'il s'agit de proposer une mutuelle à leurs salariés est un exemple parmi d'autres de sa tendance à oublier les règles de l'économie de marché, quand ça l'arrange.

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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La nouvelle est tombée mercredi : l'Union Professionnelle Artisanale (UPA), troisième mouvement patronal représentatif, saisit la Cour Européenne des Droits de l'Homme (CEDH) parce qu'elle estime que le Conseil constitutionnel a méconnu les droits fondamentaux des citoyens français. Cette attaque en règle fait référence à la décision du 13 juin 2013 sur la sécurisation de l'emploi et les clauses de désignation : le Conseil constitutionnel les avait abolies, au grand dam de certains mouvements patronaux qui en tirent une source de financement.

Rappelons les aspects techniques du dossier : les employeurs ont la faculté de proposer une "mutuelle" à leurs salariés. Cette proposition pouvait se faire jusqu'en juin 2013 soit par un contrat négocié dans l'entreprise, soit par un contrat de branche. Le 13 juin, le Conseil a considéré que les contrats de branche étaient contraires à la liberté d'entreprendre, puisqu'ils contraignaient l'employeur à exécuter un contrat que d'autres avaient conclu pour lui. Cette décision s'appuyait en partie sur le constat (connu de tous) que les contrats de branche étaient à plus de 90% confiés aux institutions de prévoyance (gouvernées paritairement) qui représentent moins de 5% des acteurs du marché.

La raison de cette préférence extrême des négociateurs de branche pour les institutions de prévoyance est là aussi un élément constitutif de l'histoire sociale française. Les institutions de prévoyance sont à la base des caisses de prévoyance professionnelle, qui soutiennent les syndicats (salariaux et patronaux) qui les ont constituées. Assez naturellement, les branches utilisent donc les institutions de prévoyance comme un vecteur pour nourrir leur affectio societatis.

Bien entendu, ce réflexe est totalement contraire au droit de la concurrence, puisqu'il consiste à favoriser un acteur au détriment des autres sur des critères qui sont tout sauf économiques. Tant que les marchés concernés par cette préférence conservaient des tailles raisonnables, tout le monde a gentiment accepté cette entorse aux engagements internationaux de la France. En revanche, quand les institutions de prévoyance ont commencé à tirer dangereusement sur la corde, par exemple en obligeant toutes les entreprises d'une branche à rejoindre le contrat qui leur était confié, même quand ces entreprises avaient négocié par le passé un contrat plus favorable que celui de la branche, la situation est devenue conflictuelle.

A l'occasion de la négociation sur la sécurisation de l'emploi, les syndicats ont voulu inscrire dans les textes le principe d'une généralisation de la complémentaire santé par ce système de clauses de désignation par la branche. Il n'en fallait pas plus pour mettre le feu aux poudres, puisque ce projet revenait à réserver un marché d'environ 15 milliards d'euros aux seules institutions de prévoyance. Cette disposition ne pouvait que se heurter à la censure des Sages.

Il est assez fascinant de voir que c'est une fédération patronale représentative nationalement et au niveau interprofessionnel! qui intente une action européenne contre une décision de notre Cour souveraine en matière de droit de la concurrence. Assez curieusement, une partie du patronat qui adore pleurnicher sur les charges et les impôts, adore également recourir à un système administré lorsqu'il s'agit de défendre ses moyens de financement.

On notera au passage que le président de l'UPA n'est autre que Jean-Pierre Crouzet, par ailleurs président de la confédération de la boulangerie qui avait désigné pour tous les boulangers l'institution de prévoyance AG2R. Dont Jean-Pierre Crouzet est un administrateur éminent. Dans ce petit jeu où le conflit d'intérêt est roi, certains boulangers ne se sont pas trompés, puisqu'ils ont intenté une action contentieuse contre ce contrat de branche, en soulignant qu'il était plus coûteux et moins protecteur que le contrat qu'ils avaient eux-mêmes négociés.

Cette affaire pose une fois de plus la question du rapport entre les organisations patronales et le monde paritaire, qui adore empiéter sur le marché au nom de principes de solidarité à la définition très changeante. 

Le maintien d’un régime complémentaire de retraite, financièrement exsangue d’ailleurs, en est un exemple bien connu. Pourquoi l’AGIRC et l’ARRCO délivrent-elles des prestations différentes du régime de la sécurité sociale et sans qu’aucune concurrence ne se mette véritablement en place ? Il est étrange de voir que, depuis des années, les organisations patronales n’ont jamais hésité à fortement augmenter les cotisations à ce régime pour en assurer la survie. Une hausse de charges sur lesquelles elles maintiennent une discrétion gênée : de mauvais esprits pourraient avoir l’impression que le patronat n’applique pas forcément les leçons qu’il donne aux autres.

Mais cet exemple n’est rien si l’on met bout à bout les innombrables institutions que le patronat gère ou pilote en dehors des règles du marché, alors que même que ces institutions relèvent du marché. Ainsi, dans le cas de l’APEC, faut-il rappeler que chaque cadre apporte environ 45 euros de cotisations annuelles obligatoires à un organisme de près de 1.000 salariés qui fait directement concurrence aux entreprises de conseil et de placement ?

Historiquement, ces institutions furent toutes créées pour faciliter le dialogue social, en dehors de l’entreprise jugée trop conflictuelle. Le patronat s’est ainsi consciencieusement doté d’une palette d’organismes aux missions parfois obscures, souvent hostiles au marché, qui sont autant de mandats confiés à des syndicalistes, et souvent autant d’occasions de financer les partenaires sociaux, mouvements patronaux compris.

Face à la liberté d'entreprendre, le patronat français est parfois aussi loin que de la coupe aux lèvres.

Billet publié initialement sur le blog d'Eric Verhaeghe 

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