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Gertrude d'arabie, la mère d'un Irak ingouvernable
©REUTERS/Wissm al-Okili

Avant Lawrence, il y avait Gertrude

Si l'Irak est aujourd'hui devenue ingouvernable, c'est en partie à cause d'une femme, Gertrude Bell, espionne britannique du début du 20ème siècle. Cette femme de poigne a aidé un roi fidèle à la couronne britannique à accéder au trône, a ensuite réorganisé le gouvernement, puis redessiné les frontières.

David Rigoulet-Roze

David Rigoulet-Roze

David Rigoulet-Roze est chercheur associé à l'IRIS et chercheur rattaché à l'Institut français d'analyse stratégique (IFAS) et rédacteur en chef de la revue Orients Stratégiques (L'Harmattan).

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Atlantico : Gertrude Bell, figure britannique hors normes, a joué un rôle considérable dans la création de l'Irak contemporain. Que sait-ond'elle ? Quels ont été les traits de personnalité qui lui ont permis de s'imposer dans le paysage oriental de l'époque ?

David Rigoulet-Roze : Gertrude Margareth Lowthian Bell (1868-1926) est un personnage hors du commun, une femme d'esprit résolument rebelle aux conventions et une sorte d'aventurière excentrique comme seule l'Angleterre victorienne sait en produire. D'extraction artistocratique, elle est la petite fille d'un grand industriel, Isaac Lowthian Bell et manifeste très tôt une personnalité singulière. Elle est l'une des premières femmes formées à Oxford - comme T.E. Lawrence (1888-1935) du reste -  et est rapidement remarquée pour son intelligence remarquable.

Elle devient une orientaliste de renom parlant couramment six langues (le français, l'allemand, l'italien, le persan, le turc et bien évidemment l'arabe). Férue d'archéologie, encore comme Lawrence, elle se retrouve à parcourir l'Orient et impressionne ses interlocuteurs par son assurance et son courage. Lors d'une expédition de reconnaissance dans le désert d'Arabie en janvier 1914, alors que sa caravane se trouvait sur le territoire tribal des redoutables Howeitat dont le chef, Aouda Abou Tayi, rallié par Lawrence deux ans plus tard lors de la « Révolte arabe » n'était pas connu pour son aménité, elle n'hésita pas à se présenter à lui d'égal à égal. Ce n'est donc sans doute pas un hasard si elle devient la première femme des services de renseignements britanniques affectée en novembre 1915 au "Bureau arabe" - équivalent du deuxième bureau français de l'époque - installé au Caire. Elle se trouve alors logiquement en contact avec Lawrence qu'elle avait rencontré pour la première fois en 1910 - en quelque sorte son alter ego masculin dans la région - et qu'elle appellera par la suite "mon petit" en vertu du fait qu'elle avait vingt ans de plus que lui.

Dans un partage des tâches singulier, on peut dire qu'elle eut, en Mésopotamie, un rôle peu ou prou équivalent à celui de Lawrence en Arabie et au Levant. En mars 1916, elle est affectée à Bassorah (Basse Mésopotamie) où elle est invitée à mettre ses compétences reconnues au service de l’officier chargé des affaires politiques sur place, un certain Sir Percy Cox (1864-1937). Elle devient la seule femme officier chargée d'affaires politiques de l'armée avec le titre "d'officier de liaison" correspondant avec le "Bureau arabe" du Caire. Alors que la guerre touche à sa fin et que l'Empire ottoman est sur le point de s'effondrer, elle est chargée de dresser les cartes topologiques pour le compte de l'armée anglaise avançant vers Bagdad dont les Britanniques s'emparent le 10 mars 1917. Elle y est alors envoyée par son supérieur, Sir Percy Cox Haut commissaire britannique en Mésopotamie, avec le titre de "Secrétaire d'Orient".

Son influence supposée dans les affaires de l'Irak contemporain la firent surnommer par les Arabes la "Dame de Bagdad"[1]. Son travail qui n'avait rien d'anodin puisqu'il conduisit à faire couronner Fayçal roi d'Irak le 23 août 1921, devait d'ailleurs être récompensé de l'Ordre de l'empire britannique et elle allait passer à la postérité dans la région comme la "Reine sans couronne d'Irak", par analogie avec le titre de "Roi sans couronne d'Arabie" dont s'était vu attribué T.E. Lawrence, plus connu encore comme "Lawrence d'Arabie".

Quel rôle a-t-elle joué exactement dans la création de l'Irak contemporain ?  En quoi l'arrivée de Fayçal sur le trône a-t-elle eu pour conséquence de donner naissance à un Etat par la suite devenu ingouvernable ?

Son rôle a sans aucun doute été très important. Dans le prolongement de la défaite de l'Empire ottoman consacrée par l'armistice du 30 octobre 1918 et de son démantèlement programmé par les accords secrets dits Sykes-Picot - du nom des deux négociateurs français et anglais qui le signèrent au nom de leur pays respectifs le 16 mai 1916 -, un démantèlement consacré en août 1920 par le Traité de Sêvres, Londres la charge de rédiger un rapport circonstancié sur la situation en Mésopotamie et d'examiner les options qui s'offrent pour pérenniser l'influence britannique dans la région. Les conclusions de ce rapport sont assez largement favorables aux Arabes tout juste émancipés du joug ottoman et dirigés par l'Hachémite Fayçal, chef de la fameuse « révolte arabe » fomentée par Lawrence, et auquel Londres avait fait la promesse assez inconsidérée de constitution d'un "grand royaume arabe".

En effet cette promesse était rétroactivement hypothéquée par les attendus des accords Sykes-Picot dont Gertrude Bell ignorait probablement l'existence, tout comme Lawrence du reste. Gertrude Bell présenta en ces termes ses conclusions : "Un Etat arabe en Mésopotamie (…) d’ici un petit nombre d’années est possible, et (…) la reconnaissance ou la création d’un système de gouvernement en accord avec cette ligne, en remplacement de la ligne à laquelle nous travaillons actuellement en Mésopotamie, serait une mesure réaliste et populaire"[2]. Cela n'allait pas dans le sens souhaité par Londres d'un contrôle plus direct de ces territoires.Elle fit néanmoins partie de ce petit groupe d'Orientalistes experts de la région réuni par un certain Winston Churchill pour asseoir les revendications britanniques lors de la Conférence du Caire de mars 1921, laquelle Conférence était destinée à tracer les futures frontières des "mandats" européens censés être établis en Orient. Durant la Conférence, elle soutint passionnément la création d'un royaume d'Irak en faveur de l'Hachémite Fayçal qui, à peine élu roi de "Grande Syrie", avait été déposé par les Français lesquels avaient mis la main sur les "mandats" créés sur la Syrie et le Liban. Elle soutint alors qu’il fallait favoriser les Sunnites aux dépens des Chiites de peur de voir se développer un Etat théocratique.

Dans son rapport sur la Mésopotamie elle avait écrit : "Je ne doute pas un instant que le pouvoir doive revenir aux sunnites, malgré leur infériorité numérique [...] car sinon, vous aurez un Etat théocratique, qui pourra être très dangereux" (pour les intérêts de Londres, CQFD). Elle expliquait ce risque par le fait que les Chiites seraient moins instruits que les Sunnites parce qu'ils n'avaient pas saisi, sous la tutelle ottomane, l'opportunité de bénéficier d'une instruction dans les écoles au motif qu'elles étaient jugées d'obédience sunnite et qu'ils avaient consécutivement fait l'objet de discriminations dans l'accès à la fonction publique. Elle releva également les difficultés de ce que l'on qualifierait aujourd'hui de nation building (l'édification d'un Etat) dans un pays constellé de tribus rivales et de courants religieux qui se disputent l’autorité.

L'influence de Gertrude Bell qui conduisit à la création d'un "mandat" regroupant les trois vilayets ottomans [division administrative ottomane équivalent d'une préfecture, NDA], celui de Mossoul au nord, de Bagdad au centre et de Bassorah au sud, devait être déterminante pour la suite des événements car il s'agit d'un pays à majorité chiite au sud et à minorités sunnite et kurde au centre et au nord, mais dont l'ensemble, majoritairement chiite, se trouve gouverné par la minorité sunnite d'emblée privilégiée par le pouvoir britannique, comme elle l'avait été auparavant par le pouvoir ottoman. Par ailleurs, les Britanniques refusèrent un Etat séparé aux Kurdes pour conserver le contrôle des champs de pétrole qui se trouvent sur leurs territoires (notamment avec Kirkouk, considérée par les Kurdes comme leur capitale historique mais qui verra sa démographie "arabisée" par le pouvoir central, de la période du "mandat" à nos jours). Toujours est-il que lorsque Fayçal est élu roi, c’est Gertrude Bell, désormais surnommée "la reine sans couronne d’Irak" qui conseille le nouveau roi sur l’Histoire et les tribus qui composent son nouveau royaume et qu'il connaît mal. Recevant chez elle un aréopage des personnalités qui comptent dans la région, autant pour demeurer informée que pour rester en mesure de prodiguer des conseils avisés, elle jouit d’une immense réputation d'experte des questions orientales. L’Irak contemporain tel qu’elle l’a façonné est celui dont il est encore question aujourd'hui.

Comment le Moyen-Orient aurait-il évolué sans la configuration de l'Irak hérité de Gertrude d'Arabie et Fayçal ?

Il est très difficile de répondre à cette question de "géopolitique-fiction" car on ne refait pas l'Histoire. Mais il est très probable qu'elle eût été très différente compte tenu de l'option sunnite qui a prévalu alors et qui a d'une manière été soldée en 2003. En envahissant l'Irak et en renversant le président Saddam Hussein, les Etats-Unis ont en effet radicalement modifié l'équilibre ethno-confessionnel régional, de manière intentionnelle ou non. De fait, il s'agissait de faire tomber un dictateur, Saddam Hussein, idéologiquement "baathiste", c'est-à-dire nationaliste arabe, mais également issu de la minorité sunnite qui avait toujours monopolisé le pouvoir à Bagdad dans la période contemporaine, pour favoriser ensuite l'accession au pouvoir de la majorité démographique chiite par les grâces d'une démocratie électorale arithmétique. Ce résultat a été atteint puisqu'il y a aujourd'hui un gouvernement à majorité chiite à Bagdad qui fait précédent. Les radiations de ce que l'on pourrait qualifier de "bombe atomique géopolitique" lancée par l'Administration de George W. Bush avec le prolongement du renversement de Saddam Hussein 2003 - premières véritables élections libres dans le monde arabe quoiqu'on en dise (législatives de janvier 2005, de décembre 2005, de mars 2010 et d'avril 2014, et premier pays arabe avec un pouvoir chiite depuis des siècles de domination sunnite - continuent de se faire sentir. En outre, cette dynamique de recomposition géopolitique des équilibres régionaux portait sans doute en germe la remise en cause implicite, à défaut d'avoir été explicite, des frontières héritées des accords Sykes-Picot présentés d'ailleurs - ironie de l'Histoire - comme caduques par l'EIIL lorsque le groupe djihadiste sunnite a aboli physiquement au bulldozer le mur de sable qui servait de frontière syro-irakienne entre la djézireh syrienne et les provinces sunnites de l'ouest de l'Irak.

Propos recueillis par Clémence de Ligny



[1]              Cf. Marie-José Simpson, La Dame de Bagdad : Gertrude Bell (1868-1926), Paris, Presses de la Renaissance, 1992.

[2]              Cf. Wallach Janet, La reine du désert, Paris Bayard Editions, 1996, p. 313.

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