La CFDT en guerre contre la grève à la SNCF : le brin d’espoir dont l’univers figé du syndicalisme français a désespérément besoin ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Un employé de la SNCF informant un passager lors de la grève à la gare de Paris Saint-Lazare.
Un employé de la SNCF informant un passager lors de la grève à la gare de Paris Saint-Lazare.
©Reuters

Déverrouillage ?

Didier Aubert, secrétaire-général de la CFDT Cheminots a récemment affirmé qu'il fallait "que [la réforme ferroviaire] passe pour pouvoir ensuite attaquer les choses sérieusement et sereinement", indiquant peu après qu'un abandon du texte "serait pire que tout". Une prise de position rare qui transcende le corporatisme trop souvent rencontré dans les rangs du syndicalisme français.

Stéphane Sirot

Stéphane Sirot

Stéphane Sirot est historien, spécialiste des relations sociales, du syndicalisme et des conflits du travail.

Il enseigne l’histoire politique et sociale du XXe siècle à l’Université de Cergy Pontoise.

Derniers ouvrages parus : « Les syndicats sont-ils conservateurs ? », Paris, Larousse, 2008 ; « Le syndicalisme, la politique et la grève. France et Europe (XIXe-XXIe siècles) », Nancy, Arbre bleu éditions, 2011.
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Dominique Andolfatto

Dominique Andolfatto

 

Dominique Andolfatto est professeur de science politique à l’université de Bourgogne et un chercheur spécialiste du syndicalisme. Ses travaux mettent l'accent sur des dimensions souvent négligées des organisations syndicales : les implantations syndicales (et l'évolution des taux de syndicalisation), la sociologie des adhérents, la sélection des dirigeants, les modes de fonctionnement internes, les ressources, la pratique et la portée de la négociation avec les employeurs et l'Etat.

Il est l'auteur de plusieurs ouvrages dont 

- "Un échec français : la démocratie sociale", Le Débat, Gallimard, sept. 2019 (avec D. Labbé).

- "The French Communist Party Confronted with a World that was Falling Apart", in F. Di Palma, Perestroika and the Party, Berghahn, New York, 2019 : 

https://www.berghahnbooks.com/title/DiPalmaPerestroika

- "Faire cause commune au-delà de la frontière ? Le syndicalisme transjurassien en échec", in M. Kaci et al.,  Deux frontières aux destins croisés, Presses UBFC, Besançon, 2019.


- Chemins de fer et cheminots en tension , EUD / Ferinter, Dijon, 2018 :

https://eud.u-bourgogne.fr/sciences-sociales/623-chemins-de-fer-et-cheminots-en-tension-9782364412927.html?search_query=andolfatto&results=1

- "Organisations syndicales", in Y. Deloye et J. M. De Waele,  Politique comparée / Traités de science politique , Bruylant, Bruxelles, 2018 (avec D. Labbé) :

https://www.larciergroup.com/fr/politique-comparee-2018-9782802760771.html


- La démocratie sociale en tension, Septentrion Presses Universitaires, Lille, 2018 : http://www.septentrion.com/fr/livre/?GCOI=27574100096680

- Syndicats et dialogue social. Les modèles occidentaux à l'épreuve, P. Lang, Bruxelles, 2016 (avec S. Contrepois) : https://www.peterlang.com/view/9783035266177/9783035266177.00001.xml

- Les partis politiques, ateliers de la démocratie, Ed. uni. Bruxelles, 2016 (avec A. Goujon) : http://www.editions-universite-bruxelles.be/fiche/view/2768

 

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Atlantico : La CFDT s'est prononcée contre le mouvement de grève à la SNCF tandis que CGT et SUD réclament à grands cris un report de la loi ferroviaire. Faut-il voir dans l'attitude de la CFDT les prémisses d'une rupture dans la culture syndicale française ?

Dominique Andolfatto : En fait, en France, il y a toujours eu deux cultures syndicales, l’une qui privilégie le rapport de force, l’autre le dialogue et la négociation. Autrefois, on opposait d’ailleurs syndicalisme révolutionnaire et syndicalisme réformiste. La CFDT, héritière de la CFTC historique, a toujours privilégié le dialogue… même si elle a été tentée aussi, à un moment de son histoire, par la rupture avec le capitalisme. En fait, tel n’est plus le cas. La CFDT a choisi il y a maintenant plus de 30 ans le syndicalisme pratique ou empirique, privilégiant le réalisme et réfutant Jésus (il faut se rappeler que la CFTC ancêtre de la CFDT est proche de l’Eglise) ainsi que Marx (qui a séduit une partie des militants de la CFDT dans les années 1960-1970). Edmond Maire, puis Nicole Notat, ont symbolisé ce qu’on a appelé alors le « recentrage » de la CFDT. Laurent Berger est aujourd'hui l’héritier de cette évolution.

Stéphane Sirot : En ce qui concerne la SNCF et de manière plus générale la CFDT est dans sa ligne réformiste qu'elle assume plus clairement que jamais aujourd'hui. Toutefois le rôle de la CFDT à la SNCF est relativement modeste, en ce qui concerne le camp syndical mi-réformiste, c'est plutôt l'Unsa qui monte en puissance. Tous deux sont sur leurs lignes réformistes assez traditionnelles, donc rien de nouveau. Par contre, sur cette grève de la SNCF il y a un rapport de forces à observer plutôt au sein des syndicats du pôle dit contestataire et particulièrement entre la CGT et Sud. Aux dernières élections professionnelles, la CGT a encore perdu du terrain, en revanche Sud maintient ses positions, autour de 15 à 17%, ce qui en fait une force minoritaire mais qui se renforce au sein de ce pôle contestataire. Le paysage syndical de la SNCF a beaucoup évolué ces dix dernières années et la reconduction de cette grève s'inscrit largement dans les rapports de forces qui existent au sein de ce panorama syndical de la SNCF.

Ce n'est pas la première fois depuis l'arrivée de Laurent Berger que la CFDT assume un positionnement réformiste plus que revendicatif. Quels autres signes plaident en faveur d'un changement vers un syndicalisme de dialogue ?

Dominique Andolfatto : Depuis longtemps, la CFDT, non qu’elle réfute le syndicalisme de revendications sociales, s’oppose en fait à la grève pour la grève, l’action pour l’action. Elle entend d’abord traiter à froid les problèmes auxquels sont confrontées ses équipes. Avant de se lancer dans un mouvement à corps perdu, elle entend discuter, se mettre autour de la table. C’est d’ailleurs ainsi que font les syndicats dans les pays où ils sont fortement implantés, comme en Allemagne ou en Scandinavie. La grève n’est qu’un ultime recours. On commence d’abord par négocier. Mais cela signifie aussi de faire preuve de réalisme, de ne pas privilégier des arguments purement idéologiques. De fait, au contraire d’autres, la CFDT ne dit pas être opposé à l’économie de marché. De fait, si vous êtes contre celle-ci, vous ne pouvez valoriser la négociation qui ne peut être que vue comme contribuant à un système que vous voulez renverser.

Stéphane Sirot : Je dirais qu'il y a des éléments de fond et éléments conjoncturels sur ce conflit. Sur les éléments de fond, c’est-à-dire les relations sociales en France depuis une trentaine d'années, évoluent en profondeur avec un basculement d'une forme de régulation plutôt fondée traditionnellement en France pendant très longtemps sur le conflit social à laquelle peu à peu se substitue plutôt une régulation par la négociation collective par la signature d'accords "donnant-donnant". Même si à l'échelon national on a l'impression que les négociations sont difficiles, il n'en reste pas moins que, quand on observe le nombre d'accords collectifs signés on est à peu près en moyenne à environ un millier d'accords de branches et 40 000 accords d'entreprises.

On a un dynamisme assez fort de négociations collectives qui au cours des deux dernières années a été renforcé par la volonté du gouvernement sur le fameux modèle dit social-démocrate qui cherche à privilégier la négociation à froid pour qu'elle ne s'accompagne pas de conflits sociaux. A l'intérieur même de la CGT, il y a des discussions sur la ligne à adopter avec une partie des responsables, les plus anciennement présents, plus attachés à des formes de relations traditionnelles. Et également une nouvelle génération de jeunes responsables qui montent au sein de la CGT qui elle est davantage inscrite dans des dynamiques de négociations collectives.

La CFDT accuse la CGT et Sud-Rail de "mentir aux cheminots quand ils disent que leur statut est remis en cause". Le mouvement a donc pris le parti de communiquer en pédagogue avisé. Peut-on y voir le signe d'un syndicalisme qui entreprendrait enfin de se mettre au service de l'intérêt concret des salariés ?

Dominique Andolfatto : C’est vrai que le projet de réforme de la SNCF devrait d’abord être expliqué. Il faudrait qu’il puisse être aussi compris. Ici on ne peut en fait que reprocher au gouvernement de jouer quelque peu les pyromanes. Car ce projet n’est pas clair… et qui peut croire que trois établissements en remplaçant deux ça va mieux fonctionner qu’avec ces deux derniers établissements. Le gouvernement et la direction de la SNCF ont concocté un projet sans doute très critiquable sur le fond et largement incompris et mal justifié. On ne se donne sans doute pas l’ambition d’une vraie réforme d’un secteur ferroviaire en grandes difficultés. C’est la méthode Hollande : faire semblant de changer et, en fait, brouiller les cartes et ne rien régler sur le fond.

C'est là que cette méthode montre toutes ses limites car finalement elle ne convient à personne (sauf à ses auteurs) et donne lieu à toutes sortes de spéculations. Dès lors, on peut très bien prétendre qu’elle va remettre en cause le statut des cheminots. Cela dit, il faut sans arrêter de penser que ce statut est une vache sacrée. Et s’il doit être remis en cause, il faut dire pourquoi, en quoi, comment ? Or, au lieu de s’attaquer à ce fameux statut des cheminots et aux éventuels problèmes qu'il pourrait poser, le gouvernement tergiverse et cherche à contourner l’obstacle. Mais pour certaines organisations, c’est finalement une aubaine pour dénoncer l’action de ce gouvernement qui, plus globalement, est la cible de plus en plus de critiques de la part de partis, mouvements sociaux, syndicats… dont d’ailleurs de plus en plus de socialistes, militants ou sympathisants, qui, au passage, sont devenus relativement nombreux au sein de la CGT.

Stéphane Sirot : Le rôle des syndicats c'est d'être au service des salariés. Mais le problème auquel ils font face aujourd'hui est celui du taux de syndicalisation, un des plus faibles qu'on n'ait jamais connu dans notre pays depuis 100 ans (autour de 8%). Les organisations syndicales sont tenues de faire la preuve de leur efficacité : ils sont en permanence interrogés par les salariés sur ce qu'ils ont pu obtenir dans les processus de négociations. Les syndicats ont toujours des comptes à rendre à ceux qu'ils représentent, d'autant plus dès lors que les taux de syndicalisations sont faibles avec un travail de conviction plus compliqué. Aujourd'hui ils sont dans une recherche d'efficacité et sont devenus très pragmatiques.

CGT, FO et Sud pourront-ils encore longtemps continuer de pratiquer le syndicalisme qu'ils pratiquent actuellement ? Au sein de ces organisations, certains portent-ils d'ailleurs des visions un peu moins chloroformées ?

Dominique Andolfatto : Chaque année apporte son lot de mouvements sociaux plus ou moins durs… et cela ne va s’arrêter demain. Cela dit, ça ne concerne chaque année que quelques entreprises car la réalité, en France, c’est la grande faiblesse des organisations syndicales, quelles qu’elles soient. On a un taux de syndicalisation moyen (soit la proportion d’adhérents qui adhèrent à un syndicat) de 6-7 %. Et si on ne regarde que le privé c’est 3 ou 4 %. Lors des dernières élections dans les petites entreprises concernant la représentativité des syndicats, seuls 10 % des salariés sont allés voter. Or, on a l’impression que les syndicats font comme si toutes ces données cruelles pour eux n’existaient pas et pensent qu’ils peuvent continuer comme avant alors que leurs effectifs ou leur image dans l’opinion n’a jamais été aussi faible. Cela dit, dans certaines entreprises, se développe un syndicalisme de services, un syndicalisme réellement à l’écoute, un syndicalisme de négociation qui peut être efficace.

Stéphane Sirot : La France n'est pas un pays social-démocrate dans son fonctionnement, la recherche du consensus n'est pas ce qui domine, on est plutôt dans un pays qui est habitué à interpeller les pouvoirs publics. Dans ce contexte, auquel s'ajoute la conjoncture économique, à côté d'un mouvement syndical plus porté à la réforme comme c'est le cas de la CFDT, on a un mouvement syndical plus porté à la critique au travers de la CGT, Sud et Force Ouvrière. Ce qui pourrait atténuer ce type de fonctionnement serait un changement de société beaucoup plus global et un changement de mentalité de la part de tous les acteurs sociaux.

A l'image du syndicalisme patronal qui s'est construit sur le rapport de force avec le syndicalisme de salariés et ce qu'on appelle dans les pays social-démocrates la reconnaissance mutuelle : c’est-à-dire considérer que certes la négociation est un rapport de forces, mais l'adversaire doit devenir aussi et en priorité un partenaire. C'est quelque chose qui a du mal à s'installer dans les profondeurs des relations sociales françaises. En raison parfois de la pratique de l'Etat, du syndicalisme patronal et de la pratique du syndicalisme de salariés.

Si les autres organisations syndicales n'évoluent pas, faut-il craindre une fragmentation profonde et une polarisation du paysage syndical français qui finiraient par paralyser toute négociation ?

Dominique Andolfatto : La France a déjà le paysage syndical le plus balkanisé d’Europe, peut-être du monde. Les français pèsent d’ailleurs assez peu dans certains cénacles syndicaux internationaux. Que peuvent peser en effet les 500 000 adhérents de la CGT face aux 6 millions d’adhérents du DGB allemand ?

Stéphane Sirot : On est justement en présence d'un syndicalisme déjà fragmenté, j'imagine mal qu'il puisse l'être encore plus. Au contraire, dans un certain nombre d'entreprises la loi de 2008 qui a réformé la représentativité des syndicats a eu globalement plutôt tendance à simplifier le paysage syndical représentatif, en tout cas au plan des entreprises. Par ailleurs, dans la mesure où les processus de négociation dans les entreprises sont de plus en plus dynamiques, même si elles sont fragmentées elles sont souvent dans l'obligation de trouver entre elles des terrains d'entente. Au plan national, on voit un retour à une certaine crispation et à une certaine reconstitution de ce qu'on a pu appeler à un moment donné le pôle réformiste et le pôle contestataire. Ils s'étaient rapprochés dans les années 2010, mais depuis les deux dernières années se sont distanciés.

En quoi les attentes des salariés à l'égard des syndicats ont-elles changé ? La CFDT répond-elle davantage à cette attente ? Sur quelles bases le syndicalisme français pourrait-il se réinventer ?

Dominique Andolfatto : J’aurai tendance à dire que les salariés n’attendent rien des syndicats et ne leur demandent rien car dans la plupart des entreprises ceux-ci sont devenus invisibles, soit qu’ils n’y soient pas (ou plus) implantés, soit qu’ils n’entretiennent pas une relation très suivie avec des salariés dont ils sont censés être pourtant les représentants. Cela dit, il ne faut pas non plus globaliser. Là où les syndicats sont implantés, les salariés attendent d’abord des informations précises, de l’écoute, des actions personnalisées, de la proximité… Ils récusent les organisations qui ne font que reprendre des mots d’ordre définis ailleurs et ne tiennent pas compte des réalités locales.

Stéphane Sirot : Les attentes ont changé en fonction du panorama de la société et des relations sociales en France et aussi le salariat lui-même. Depuis une bonne trentaine d'années, le salariat lui-même dispose de plus en plus de conditions de travail individualisées. Donc les attentes sont évidemment différentes de celles qui existaient au moment où les statuts dominaient, où une certaine unité de la condition salariale était présente par exemple pendant les Trente glorieuses. Aujourd'hui les attentes sont plus compliquées à analyser par les syndicats sont face à un salariat de plus en plus confronté à des situations personnelles et individuelles qui rendent les négociations collectives de plus en plus compliquées.

Le syndicalisme se réinvente perpétuellement, c'est un fait social très "plastique" au sens où il est obligé justement de s'adapter aux transformations de la société et du salariat lui-même. Les changements sont de plus en plus rapides alors que l'appareil syndical ne se transforme pas aussi rapidement que le système économique. Chaque mouvement syndical en France ou ailleurs est fondé sur un certain nombre de traditions, il est donc d'autant plus difficiles d'opérer des mutations. Dans ce contexte il est toujours difficile d'opérer des mutations, raisons pour lesquelles aujourd'hui on a toujours une part de la négociation collective qui s'est orienté vers la négociation et une autre qui reste plus largement attachée au conflit social.

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