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L’Europe commémore la reconquête de sa liberté et pendant ce temps-là la Biélorussie prévoit le retour du servage
©REUTERS/Vasily Fedosenko

Sevrage du servage

La Biélorussie serait sur le point de réintroduire le "servage", pratique moyenâgeuse, si l'on en croit la déclaration du 29 mai dernier de son président, Alexandre Loukachenko. Celui qui est également appelé le "dernier dictateur d'Europe" souhaite ainsi mettre un terme à l'exode rural et moderniser l'agriculture.

Laurent  Vinatier

Laurent Vinatier

Laurent Vinatier est chercheur associé à l’institut Thomas More et consultant pour Emerging Actors Consulting. Spécialiste de la Russie et de l’ex-Union soviétique, il enseigne à Moscou, Genève et Dijon. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, notamment sur la guerre en Tchétchénie et les affaires intérieures russes.

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Atlantico : Alexandre Loukachenko a annoncé jeudi 29 mai vouloir signer un décret réintroduisant le "servage", terme qu'il a employé, en Biélorussie. Quelles sont les raisons qui motivent le "dernier dictateur d'Europe" à vouloir réintroduire le servage en Biélorussie ? En quoi consisterait ce décret ? Peut-on réellement parler de servage ?

Laurent Vinatier : Concernant le mot "servage", il n'est pas à prendre au sérieux. De manière générale, il ne faut pas prendre au sérieux tout ce qu'Alexandre Loukachenko dit. Il a l'intention de provoquer les autres pays mais surtout de provoquer son propre peuple. Son objectif est de bouger les Biélorusses, de leur faire peur. Il a d'ailleurs pris des précautions oratoires en précisant que "si on voulait parler fermement", on pourrait employer le mot servage. Mais pour l'instant, tout cela n'est que de l'ordre de la menace. En fait si l'on parle de servage, on rentre dans son jeu. Il veut que l'on parle de servage.

Bien entendu, il s'agit d'une autre histoire concernant ce décret qui ne va pas tellement dans le bon sens d'un quelconque impérialisme économique. Si l'on voulait raisonner de manière un peu objective, ce qu'il faut pour la Biélorussie, c'est de sortir de cette dépendance économique à l'égard de la Russie. L'économie biélorusse est fondée sur des prêts russes et l'achat de produits pétroliers à bas prix qui seront ensuite vendus plus chers en Europe. Or, ce système ne peut assurer la durabilité de l'économie biélorusse. Pour sortir de cette dépendance énergétique, il est logique que la Biélorussie veuille développer sa seule richesse, à savoir la terre, l'agriculture qui représente 40 % de son PIB. Et pour développer cette agriculture, il faut accentuer la productivité des travailleurs et surtout les faire rester chez eux, d'où ce décret, qui n'est certes pas du tout la bonne solution.

Le décret propose entre autres l'affiliation des travailleurs à leur terre sans possibilité de bouger, soit un véritable retour au système communiste. Même la Chine revient actuellement sur cette question et permet désormais à ses travailleurs de se mouvoir comme ils veulent, ce qui relève de la simple liberté de circulation et du simple libéralisme économique. Une meilleure solution serait d'ouvrir les frontières aux investissements européens - étrangers en général d'ailleurs - afin de renouveler le capital et donc de développer les machines-outils ainsi que tout le matériel nécessaire au développement de l'agriculture. Loukachenko a bien identifié le problème mais propose juste la mauvaise solution.

Alexandre Loukachenko souhaite par le biais de cette mesure moderniser l'agriculture et freiner, voire cesser net, l'exode rural. Au-delà du caractère liberticide de cette loi, dans quelle mesure ce décret pourrait-il favoriser la modernisation et stopper l'exode rural ?

Le décret stoppera net l'exode rural étant donné que les gens ne pourront plus partir. Et pour autant, personne ne voit en quoi l'attachement à une terre augmentera la productivité de la main d'œuvre. Si les travailleurs ne sont pas dans de bonnes conditions pour travailler, tout cela ne sert à rien, pas même de les menacer d'être viré. C'est en ce point notamment que ce décret n'est pas économiquement rationnel. Il s'agit de pure provocation politique, autant vis-à-vis des Biélorusses que des Européens.

Dans le cadre de l'Union eurasienne voulue par Poutine, la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan devraient signer un traité renforçant le lien économique des trois pays. L'un des points de ce traité serait la libre-circulation des travailleurs au sein des frontières kazakhs, biélorusses et russes. Si ce décret était amené à entrer en vigueur, cela pourrait-il compromettre la signature du traité ?

Bien entendu que cela pourrait compromettre la signature du traité. Pour autant, personne ne sait exactement vers quoi se dirige l'Union douanière et ce à quoi elle ressemblera. Les lois qu'elle contient restent très floues et extrêmement incertaines. De plus, ce projet vient de la Russie et par conséquent, certes, la Biélorussie et le Kazakhstan n'ont pas leur mot à dire, si ce n'est d'implémenter et de réaliser ce que les Russes disent, mais finalement, les Biélorusses et les Kazakhs peuvent faire ce qu'ils veulent. Rien n'empêchera Alexandre Loukachenko de signer ce traité sur la libre circulation des travailleurs au sein des frontières russes et kazakhs tout en interdisant à ses propres ouvriers de se déplacer. De toute façon, il est très difficile pour la Russie de contrôler l'application de ces traités dans ce type de zone.

Ce décret contredit non seulement le droit du travail biélorusse, le servage ayant été aboli en 1861, mais aussi le droit du travail international, la Biélorussie étant l'un des signataires de la convention internationale de 1957 abolissant le travail forcé. A quelles réactions de la part de la communauté internationale doit-on s'attendre ?

La communauté internationale semble bien occupée ailleurs et tant mieux à vrai dire. Comme dit précédemment, il s'agit d'une pure provocation et par conséquent, il est préférable de ne pas relever la chose. Plus on insiste sur le côté dictatorial d'Alexandre Loukachenko, plus le président biélorusse est satisfait. Plus on rentre dans son jeu, plus on le nourrit. De plus, l'emploi du mot "servage" infirme entièrement le sérieux du décret proposé.

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